Fuite encéphalienne
Après avoir regardé des dizaines de fois les vidéos de mes nuits passées, je dus me résoudre à l’évidence. Moi qui étais assez cartésienne dans l’âme, j'avais de quoi tout remettre en question car même mon imagination la plus folle n’aurait jamais pu deviner cela. Ni spectre, ni psychopathe, ni crise de somnambulisme n’étaient la cause de mes déboires.
Chaque nuit où les objets se déplaçaient un peu partout dans ma chambre l’on pouvait voir émerger de mes deux oreilles une espèce de petit nuage de fumée. Diffus tout d’abord, il s’épaississait et prenait de la masse jusqu’à avoir une consistance que je pourrais qualifier de "mou-solide". Ensuite, il se déplaçait à un endroit de la pièce, sur mon oreiller, au bout de mon lit, au sol, sur mon bureau ou ma bibliothèque, dans le panier à peluches, etc. Une fois son lieu trouvé, la masse blanchâtre s’immobilisait et prenait une forme toute particulière, spécifique à une nuit. Elle pouvait même se scinder en plusieurs morceaux.
La première nuit, le nuage mou-solide se transforma au pied du lit en espèce de mignonne petite créature marron aux grandes oreilles d’elfe et à la queue parsemée de poils raides. Elle était vêtue d’une simple robe jaune et avait une couette, tenue par un chouchou orné de deux grosses perles rouges, qui tenait une poignée de cheveux tout aussi rigides que ceux de son appendice. Un peu perdue au début, elle entreprit de grimper sur le bureau en saisissant les boutons de tiroir pour se hisser. Jouant un temps avec le cliquetis d’un stylo dont elle était à peine deux fois plus grande, elle le reposa à sa place. Enfin, elle saisit l’un de mes cahiers de dessins soigneusement rangé sur le bord du meuble avant de s’asseoir, les pieds pendouillant dans le vide, et de le parcourir. La bestiole semblait subjuguée par ce qu’elle découvrait-là et resta dans cet état de contemplation jusqu’à ce que mon réveil sonne. À cet instant, elle sursauta, un "plop" retentit et la créature avait disparut - laissant au passage tomber au sol le carnet de croquis - transformée de nouveau en cet espèce de nuage opaque. Et alors que j’émergeais, la masse blanchâtre, redevenue fumée translucide, regagna mes oreilles comme si de rien n’était.
La deuxième soirée, ce furent non pas un mais deux personnages qui naquirent de cette étrange brume au bout de mon lit. L’un était une voiture décapotable aux phares lumineux en forme d’yeux et l’autre un chauffeur qui n’était autre qu’un rat jaune se tenant sur ses deux pattes arrières et portant une casquette de taxi anglais. Le conducteur s’empressa de monter dans son véhicule décapotable qui, d’un coup d’accélérateur parvint à sauter sur le bord du panier à peluches. Là, le rongeur, aidé par l’éclairage de son comparse, choisit soigneusement mon vieux doudou en forme d’âne vert et l’installa à l’arrière de l’automobile. D’un nouveau bond, ils finirent au sol et entreprirent une course folle, zigzagant entre les pieds du lit. Cela dura jusqu’à mon réveil et le phénomène de disparition se reproduisit, identique à celui de la nuit précédente. Il ne restait plus que mon petit âne vert qui gisait au sol, sous le sommier, à côté d’un mouton de poussière.
Du jeudi au vendredi, ce fut une balle vert pomme qui prit forme et se mit à rebondir dans tous les sens, de plus en plus vite. Au bout d'un moment, elle se scinda en plusieurs petites boules multicolores. Leur bruit mat ne me réveilla pas, il fallait croire que mon sommeil était de plomb. Malgré les ricochets nombreux et incessants, un seul objet finit par tomber - comme pour laisser volontairement une trace du passage de cette myriade de sphères - la souris sans fil de mon ordinateur portable qui, à force de vibrations contre le bureau, s’était peu à peu avancée jusqu’à tomber presque silencieusement sur le tapis. Au bout d'un long moment, le réveil sonna et les balles disparurent comme elles étaient venues.
Durant le week-end, une espèce de toupie géante se mit à tournoyer longtemps, se cognant elle aussi un peu partout. Elle réussit à faire pivoter un peu ma chaise à roulettes et à ouvrir la porte de mon placard avant de se volatiliser. Le fait de ne pas avoir de réveil ne changeait en rien le phénomène de disparition du nuage animé. Il semblait savoir quand est-ce que j’allais me réveiller et revenait toujours dans ma tête juste avant que je n’ouvre un œil.
La dernière nuit d’enregistrée, je reconnus un singulier personnage. C’était un robot-chat qui apparut, sur une étagère de la bibliothèque. Je me souvenais parfaitement de lui car petite, il m’arrivait souvent d’en rêver. À l’origine, c’était un jouet offert par mes parents mais je l’avais malheureusement perdu alors que nous étions partis en vacances. Dès lors, il était régulièrement apparu dans mes songes tant cet évènement m’avait frustrée et tant j’avais aimé m’amuser avec.
Voilà donc ce qu’il en était de l’étrange phénomène qui sévissait dans ma chambre…
Une fois que les films étaient bien ancrés dans ma mémoire - je les avais tellement regardées que mon thé était bien trop infusé pour être buvable désormais -, je réfléchis un moment et je crus enfin avoir compris. La fumée blanchâtre n’était autre que l’apparition de mes songes. Ceux-ci s’échappaient de ma tête et prenaient vie dans ma chambre. À chaque fois qu’ils se matérialisaient en dehors de mon cerveau, je ne m’en souvenais pas. Par contre, s’ils daignaient rester à leur place, j’étais capable de les raconter au réveil. C’était le cas de la nuit du mercredi au jeudi où j’avais justement rêvé que je retrouvais une amie pour aller à la piscine. Ça, je me le remémorais très bien.
Face à ce constat, je ne savais pas si je devais être rassurée ou plus inquiète que prévu. Qui voudrait bien me croire ? Même en diffusant les vidéos, le monde entier penserait qu’il s’agirait-là d’un montage sophistiqué. Allais-je devenir une expérience de laboratoire si jamais quelqu'un se rendait compte que je ne mentais pas ? Étais-je la seule dans ce cas ? Et si un cauchemar se matérialisait, ma vie serait-elle en danger ? Enfin, que se passerait-il si mes rêves s’échappaient alors que je ne dormais pas chez moi ? Une inquiétude résolue cédait la place à des dizaines d’autres. Je ne savais plus que faire ni que penser et j’espérais que tout ceci n’était qu’un mauvais songe…
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