CHAPITRE IV
De ce que fit Guatavita en sa retraite, des gens qu'il rassembla, et de comment il demanda son aide au Ramiriquí de Tunja.
Le cacique Guatavita, quelque peu soulagé de se voir hors d'atteinte du danger duquel le menaçait son lieutenant Bogotá, commença à envisager de satisfaire son désir de vengeance; il procéda donc diligemment à des enrôlements, et en un peu plus de quatre mois il réunit une puissante armée, ce qui ne lui fut pas difficile puisqu'en ces temps-là ces vallées étaient fort peuplées; et jusqu'à la dernière cordillère, celle des Chíos, qui surplombe les grandes plaines et qui est à plus de trois jours de marche, tous, et les Chíos eux-mêmes, obéissaient au Guatavita. Jusqu'aujourd'hui ils reconnaissent pour seigneur celui qui est cacique légitime de Guatavita.
Ladite nation des Chíos lui fournit un important contingent, recrutant massivement parmi ses nations amies et confédérées des grandes plaines. Le Guatavita envoya également ses messagers au Ramiriquí de Tunja, lui demandant son aide pour lutter contre l'usurpateur; le Ramiriquí la lui accorda de bonne grâce, pour se venger du Bogotá avec qui il avait également quelques anciens comptes à régler, lui reprochant la mise à sac de ses terres par le passé, tandis qu'il guerroyait contre Panches et Tolimas, ainsi que d'autres Indiens caraïbes qui occupaient les fiefs fortifiés secondaires confinant au grand río de la Magdalena. Aujourd'hui certaines de ces nations existent toujours, tels les Verequíes et les Carares, qui infestent les rivages dudit Río et attaquent ceux qui y naviguent, raison pour laquelle il fait l'objet d'une vigilance armée instaurée par l'Audience Royale pour assurer le passage des navires.
Le Ramiriquí de Tunja réunit de nombreux hommes et s'en fut vers les terres de Guatavita pour l'aider dans sa guerre contre Bogotá.
De ces mouvements qui avaient lieu pendant l'année 1538, le Bogotá n'ignorait rien, car par les troupes qu'il avait laissées sur le plateau de Siecha et par ses arrières et coureurs il était régulièrement informé, et ne relâchant pas sa vigilance, il avait constitué préventivement une puissante et habile armée commandée par de valeureux capitaines.
La même année on l'informa que Guatavita sortait de la vallée de Gachetá à la tête d'une puissante armée, et que le Ramiriquí de Tunja avançait sur lui; s'il ne s'en alarma pas outre mesure, il ne laissa pas d'être prévoyant, et partit avec ses troupes rejoindre ses capitaines qu'il avait laissés à la frontière, située comme je l'ai dit dans les plaines du plateau de Siecha, d'où il recevait de temps à autre des nouvelles de l'ennemi et de ses positions. Enfin vint le jour où les deux camps se firent face; le Guatavita sur le plateau de Guasca, qui appartient aujourd'hui à la couronne d'Espagne, et devant lequel courait en ce temps-là un petit ruisseau qu'ils avaient élu pour frontière ; le Bogotá sur le plateau de Siecha, avec tous ses hommes, était positionné derrière un autre petit ruisseau marquant également la limite de son camp; et entre ces deux ruisseaux s'étendait une plaine fort spacieuse et commode pour livrer bataille.
Les deux camps s'affrontèrent, mais bientôt apparurent des signes que la bataille allait s'interrompre: la nuit antérieure leurs prêtres, cheiks et mohâns, s'étaient réunis, et ils entretinrent les principaux caciques de la nécessité pour leurs hommes de sacrifier à leurs dieux, en leur offrant or et encens, et en particulier ils devaient courir la terre, pour effectuer des pèlerinages aux lacs qu'ils tenaient pour sanctuaires, et se livrer à d'autres rites et cérémonies; et pour une meilleure compréhension du lecteur, je précise qu'ils les persuadèrent qu'était arrivée l'année du jubilé, et qu'il serait très juste qu'ils accomplissent leurs devoirs religieux avant de livrer la bataille, et que pour cela il eût été bon de s'accorder une trêve de vingt jours ou plus. Cette offre faite, ladite trêve ne fut difficile à obtenir avec aucun des deux camps.
Ils exécutèrent la première cérémonie dans la plaine même où ils venaient de se battre; de chaque camp sortaient de très grandes rondes d'hommes et de femmes, dansant ou jouant d'instruments de musique comme s'il n'y eût entre eux nulle rancoeur et qu'ils ne fussent point en guerre; avec grand entrain et jubilation ils se conviaient les uns et les autres à manger et à boire, unis dans les grandes beuveries qu'ils affectionnaient tant, qui duraient jour et nuit, et où celui qui commettait le plus d'incestes et de fornications était considéré comme le plus saint (vice qu'ils conservent aujourd'hui).
Ces fêtes et beuveries durèrent trois jours, et le quatrième les cheiks et mohâns se réunirent et s'accordèrent pour commencer dès le lendemain à courir la terre, ce qui constituait la cérémonie majeure et le plus grand sacrifice en l'honneur de leurs dieux. Que ne s'impatiente pas le lecteur, car plus avant je clarifierai ce terme de « courir la terre », et j'ai également bien l'intention d'achever la narration de cette guerre.
Cette nuit-là chaque faction regagna son camp pour s'activer aux préparatifs en prévision de la marche du lendemain.
Quand le Bogotá s'enquit de ce dessein, il songea à l'importante dépense de force que cela représentait pour ses hommes, qui devaient courir plus de quatorze lieues à pied, tel que je le détaillerai plus avant; et comme la mauvaise conscience ne connaît le repos puisqu'elle doit constamment veiller sur ses péchés, inquiet et soupçonneux, il convoqua cette même nuit ses capitaines et leur dit : "Demain vous courrez la terre, et la force que vous dépenserez bénéficiera à vos différents ennemis en différents lieux; et connaissons-nous les desseins de Guatavita ou ce qu'il ordonnera aux siens ? Il me semble que vous devriez emporter vos armes à couvert pour que s'ils vous attaquent vous puissiez vous défendre; et si vous les voyez en faiblesse, attaquez-les, ainsi nous vaincrons à moindre coût, car une fois cette fête terminée, il est certain que nous devrons combattre".
Les capitaines approuvèrent leur seigneur et louèrent sa sagesse, et la même nuit ils transmirent à leurs soldats l'ordre secret; qu'un tel secret pût être gardé par autant de milliers d'hommes tint évidemment du miracle; mais lorsque cela lui convient le Démon sait être muet; d'autant plus que l'y aida le vacarme de hurlements et de trompettes, gaïtas et fotutos qui retentit à l'aube sur les hautes cordillères, et qui signalait également que le camp de Guatavita était le premier à être parti pour le pèlerinage. Et dans le camp de Bogotá ils ne demeurèrent pas non plus en reste, puisqu'ils gagnèrent avec promptitude les postes où les répartissaient les cheiks et mohâns.
Les monts et vallées étaient noirs de monde, tous courant comme s'ils voulaient gagner le Palio¹; les gens des deux camps s'étaient mêlés et, l'après-midi, les Bourguignons² constatèrent que ceux de Guatavita n'avaient pas pris soin de prévenir une quelconque trahison, et se trouvaient donc désarmés et sans défense, en plus de ne pas avoir remarqué les armes dissimulées par les leurs, et conformément aux ordres reçus, ils lancèrent le signal de l'attaque. La charge fut menée avec tant d'ardeur, qu'en un bref instant il y eut de nombreux morts, et le camp de Guatavita réalisa la grande trahison dont il avait été victime, et commença à entreprendre la fuite, que favorisa la tombée de la nuit. Les pertes, selon la légende, s'élevaient à plus de dix mille Indiens, principalement parmi les étrangers venus prêter main forte au cacique Guatavita; en effet le Bogotá avait demandé à ses capitaines d'épargner les naturels, car il savait combien ils étaient forcés de suivre le Guatavita.
1: Le Palio: concours entre quartiers d'une même cité ou entre entités territoriales voisines, populaire principalement dans l'Italie médiévale. 2: Les Bourguignons: allusion à l'histoire de France et plus précisément à la guerre entre Armagnacs et Bourguignons (1407-1435), ces derniers étant réputés pour leur grande traitrise.
Généreuse moisson que celle que fit le Démon en cette occasion, pourvu que j'en fasse une aussi abondante de blé en cette année 1636 ainsi que la prochaine!
La triste et lamentable nouvelle arriva aux oreilles du cacique Guatavita et de ses capitaines, qui, lorsqu'ils apprirent les immenses pertes qu'ils accusaient, furent gagnés par la peur et dans la panique décidèrent de fuir pour se replier de nouveau dans la vallée de Gachetá, ce en quoi ils furent aidés par l'obscurité de la nuit et la fatigue du camp adverse. Le Guatavita à l'arrière-garde, demeura constamment entouré du maximum de soldats qu'il pût, laissant le champ de bataille et les espaces à son adversaire. La nuit donc permit cette retraite et sauva toutes ces vies. Quant à moi, veuillez m'excuser si j'en ai fini pour aujourd'hui, mais puisque tous les animaux se reposent, j'en ferai autant.
La nuit fut fort agitée pour le cacique de Bogotá, qui avait pris de grands risques, et dans la bouche de qui se mêlaient les saveurs douce et amère. Et pour cause, l'après-midi même de l'attaque, ses messagers l'avisèrent que les Panches, profitant de l'absence des soldats, avaient pillé les villages de la cordillère voisine de leurs terres, ravissant femmes, enfants et biens, et tuant ceux qui avaient tenté de résister.
Cette affaire troubla profondément le Bogotá, et plus encore les nouvelles de ses coureurs et escadrons volants qu'il avait disposés sur le chemin de Tunja, et qui l'avisèrent de la proche venue du Ramiriquí à la tête de puissantes troupes pour prêter main forte au Guatavita. Ces nouvelles et le fait de ne pas savoir ce qu'il était advenu des siens avec les gens de Guatavita l'angoissaient et l'affligeaient à tel point qu'il ne savait plus quelle décision prendre; et ce qui le tourmentait le plus était qu'il ne disposait que d'une petite escorte pour sa sécurité personnelle, constituée du certes fort et bien armé, mais seul escadron qu'il n'avait pas envoyé au lac de Siecha, qui faisait partie des sanctuaires à visiter en pèlerinage. À la nuit tombée, arriva la nouvelle de comment les siens avaient commis une grande tuerie parmi les gens de Guatavita, ce qui augmenta encore sa crainte, du fait qu'il faisait nuit, qu'il était peu protégé, et qu'il redoutait une contre-attaque du Guatavita. C'étaient donc là d'immenses terreurs qui rongeaient le Bogotá.
Avec le peu d'hommes qui l'entouraient il partit à la recherche de l'escadron qu'il avait envoyé en attente au bord du lac; quand il y parvint et le trouva, il fut quelque peu soulagé ; il apprit alors la fuite de son rival Guatavita suite au massacre de ses hommes. Le Bogotá, qui avait passé toute la nuit armé et sur le qui-vive, avec cette nouvelle et la levée du jour, perdit toutes ses craintes. Avec ses troupes rassemblées ils entrèrent dans le village de Guatavita, et il passa par l'habitation de son ennemi où il pilla ce qu'il put. Son dessein était maintenant d'aller à la rencontre du Ramiriquí de Tunja.
Ils trouvèrent le village de Guatavita désert, ses habitants ayant tous fui, même les femmes, enfants, vieillards et autres inutiles; là arrivèrent les coureurs de son escadron volant avec deux messagers du Ramiriquí, qu'ils avaient capturés tandis qu'ils allaient porter un message au Guatavita; en effet le cacique de Tunja voulait informer son allié le Guatavita qu'il avait lui-même reçu un message l'avisant que sur les terres de la province de Vélez étaient entrés des gens jamais vus auparavant, qui avaient beaucoup de poils sur le visage, et que certains d'entre eux venaient sur de très grands animaux qui savaient parler et avaient de grosses voix, mais on ne comprenait pas ce qu'ils disaient; par conséquent le Ramiriquí serait particulièrement attentif et précautionneux sur ses terres, et il recommandait au Guatavita d'en faire autant sur les siennes.
Cette nouvelle de la retraite du Ramiriquí ainsi que sa confirmation par ses guetteurs qui l'avaient vu faire demi-tour, terminèrent d'apaiser le Bogotá; et pour en savoir plus sur ces nouvelles gens, il envoya ses coureurs à la province de Vélez où ils avaient été signalés; puis il fit diffuser un message de pardon général à travers tout le pays, invitant les habitants à regagner leurs villages, car lui les protégerait et défendrait.
Suite à quoi après seulement trois jours de repos dans le village de Guatavita, il en partit à la tête d'une troupe de plus de cinquante mille Indiens de combat, en ayant envoyé quelques cinq mille autres avec leurs capitaines à la grande savane et à ses villages, pour y rétablir la sécurité et réparer les dégâts causés par les Panches; cette dernière mesure n'eut sur le moment aucun effet, bien qu'ils se vengèrent plus tard avec l'aide des Espagnols, comme il sera vu en son temps.
Le camp de Bogotá entra dans les plaines de Nemocón, où on l'informa que les gens nouveaux avaient bifurqué et qu'ils étaient entrés sur ses terres. C'est là que nous le laisserons pour le moment, ainsi que les capitaines espagnols qui m'attendent également; mais que prennent du repos les uns et les autres, puisqu'ils en ont grand besoin, pendant que je traite des rites et cérémonies de ce peuple, et de qui il avait pour dieu. Ce qui sera vu dans le chapitre suivant.
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