Prologue 1.2

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Elles avaient tout prévu pour éviter ça. Elles s’étaient organisées en conséquence. Chaque fois que Blanche finissait une heure plus tôt que sa grande sœur, chaque fois qu’elle risquait de se retrouver seule face à cette bande de hyènes, elle restait en salle de permanence. Elle s’y ennuyait à mourir, mais au moins, elle pouvait y attendre tranquillement Cornélia.

Alors pourquoi… ?

Il n’y avait qu’une réponse possible. Ses tourmenteurs étaient passés à la vitesse supérieure. Ils l’avaient attendue dehors pendant une heure ou, pire encore, étaient restés avec elle en salle de permanence… et Blanche avait passé tout ce temps les mâchoires serrées, sachant que lorsqu’elle sortirait, elle se retrouverait coincée avec eux. Pendant dix minutes, très exactement. La permanence sortait toujours en avance par rapport aux autres classes.

Dix minutes…

Il pouvait se passer beaucoup trop de choses en dix minutes.

Cornélia serra son stylo à en briser le plastique et regarda la bande d’adolescents se refermer autour de sa sœur. Il fallait qu’elle sorte. Il fallait qu’elle fonce dehors, tout de suite.

La pendule indiquait seize heures cinquante-trois. La sonnerie aurait lieu à dix-sept heures pile. Désespérée, Cornélia contempla M. Couderc et ses listes d’exercices à faire pour la prochaine fois. Jamais il ne les ferait sortir avant. Ce n’était pas ce genre de prof.

Quand elle vit l’un des garçons attraper le bras de Blanche, elle eut l’impression qu’un verrou sautait dans sa tête.

Elle fit claquer son agenda – elle n’avait rien noté dedans –, fourra toutes ses affaires en vrac dans son sac et se leva d’un bond. Tout le monde se tourna vers elle. Elle devina que M. Couderc s’était arrêté de parler. Elle sentit son propre corps, trop grand, trop maigre et mal fagoté, ployer sous le poids de trente-cinq regards. Le prof dit quelque chose, mais elle ne l’entendit pas. Son cœur battait trop fort, son pouls submergeait tout le reste. Les yeux verrouillés droit devant elle, elle traversa la salle, se cogna la hanche à une table – une insulte venimeuse fusa de la part de l’élève – et posa la main sur la poignée de porte.

– Mademoiselle Echo ! claqua la voix du prof.

Il avait parlé si fort qu’elle avait réussi à l’entendre.

– Monsieur, je suis désolée, balbutia-t-elle. (Sa voix lui parut très assourdie.) Je dois y aller, ma sœur… Ma sœur a besoin de moi.

Il fronça les sourcils, perplexe.

– Rasseyez-vous. Une heure de retenue si vous vous obstinez. Chez moi, on sort au moment de la sonnerie, pas avant.

– Je suis désolée, répéta-t-elle. J'irai en colle si vous voulez. Et je vous… (Elle osa le regarder dans les yeux une demi-seconde, elle qui détestait croiser le regard des autres.) Je vous remercie pour ce que vous avez fait tout à l’heure. Merci beaucoup.

Elle ouvrit la porte et fonça.

Elle courut dans le hall pour ne pas être stoppée par les pions – ils rôdaient dans les couloirs tels des Cerbères mal rasés – puis déboucha dans l’air froid de l’automne, hors d’haleine. Elle repéra immédiatement la bande. Quand elle vit l’un des garçons pincer les fesses de sa petite sœur, une vague de rage et d'adrénaline la fit trembler.

Cornélia détestait certaines choses plus que tout : regarder les gens dans les yeux, hausser la voix, se faire remarquer devant des inconnus, et devoir mettre des mots sur des émotions trop fortes pour elle.

Là, elle allait devoir faire les quatre.

Elle souffla comme un rhinocéros et fonça dans le tas.

Au fil des années, c’était toujours le même plan pourri : attirer leur attention sur elle le temps que Blanche se carapate.

– Qu’est-ce que vous faites, bande de crétins ? s’égosilla-t-elle en dérapant à moitié devant eux. (Sa voix avait craqué dans les aigus à cause de l’angoisse, et elle comprit qu’elle venait de perdre toute crédibilité.) Lâchez-la !

Une avalanche de rires lui répondit. Ces enflures n’étaient même pas surpris, ni sur la défensive. Juste amusés. L'un d'eux mima deux énormes sourcils en posant ses index au-dessus de ses yeux. La honte paralysa Cornélia d'un coup, avant de la libérer. Son physique disgracieux était une cible facile.

– Quoi, tu veux ma photo, abruti ?

D’expérience, elle savait que les plus affreux connards n’étaient même pas ceux qui faisaient sciemment le mal. Non, la palme revenait à ceux qui voulaient s’amuser. Il n’y avait rien de pire qu’un enfant qui en brisait un autre pour rire un peu.

– Voilà le squelette numéro deux, railla le chef de la bande. Qu’est-ce que t’as, mocheté, tu viens chercher ta petite sœur ? C’est mignon.

Celui-là, elle le connaissait juste de vue, mais Blanche lui en avait dit assez – même si elle ne parlait jamais beaucoup de ces sujets-là. Il était très beau. Il n’avait que quatorze ans, mais il en paraissait deux de plus ; et s’il était loin de la taille de Cornélia, il rattrapait ça en assurance et en charisme dont elle était complètement dépourvue. Il vint se placer devant elle, soutenant son regard avec un sourire en coin. Le reste de la bande l'imita et elle eut soudain si peur que son champ de vision rétrécit. Ne pas laisser voir ça. Ne jamais laisser voir la peur.

– Si tu la touches encore, grinça-t-elle, je te jure que je te tue. Vous avez que ça à faire ? Elle vous a jamais rien fait !

Il éclata franchement de rire.

– Ça va, on fait rien de mal. On rigole juste, on a jamais été méchants avec elle. Faut que tu te détendes !

L’un des garçons posa une main lourde sur la tête de Blanche, comme il l’aurait fait avec un petit chien, et ébouriffa ses cheveux blonds. L’adolescente ne bougeait pas, blafarde comme une statue de marbre. Elle semblait minuscule à côté d'eux.

– 'Paraît qu’elle est aussi maigre derrière que devant, reprit le chef, mais elle porte toujours des vêtements super larges, alors… (Il haussa les épaules.) On voulait toucher pour vérifier.

– Cette meuf a plus d’os que quelqu’un de normal, c’est pas possible, renchérit un deuxième. On dirait même pas une fille. C’est dégueu, j’ai jamais vu quelqu’un d’aussi maigre. (Il lorgna l’aînée d’un regard torve.) Sauf toi. On peut toucher chez toi aussi ?

Cornélia vit rouge. Littéralement. Elle avait toujours cru que ce n’était qu’une expression stupide, mais à ce moment-là, sa haine devint telle que son champ de vision s’obscurcit d’un coup.

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