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D’un coup, les sœurs reprirent contact avec la réalité. Elles s’écartèrent en balbutiant et observèrent les derniers boyards déboucher à leur tour, occupés à bougonner et se bousculer les uns les autres, mélangés aux monstres d’Aegeus. Ces derniers ne semblaient pas plus perturbés que ça par leur changement de monde.

Après tout, ils sortaient juste d’une porte de lumière pure.

C’était un rectangle aveuglant, comme une fenêtre immatérielle aux contours si nets qu’ils avaient l’air tracés au scalpel. Il n'y avait rien derrière, pas d'auberge ; cette porte s’ouvrait sur un mur vierge, au milieu des fissures et des plantes grimpantes. Soudain, elle crépita avant de disparaître. Sa lumière s’éteignit, soufflée d'un coup comme la flamme d’une bougie.

– Pouet ! s’exclama Blanche. Oupyre !

Le bébé tarasque zigzagua vers elles, totalement désorienté. Il buta dans les sabots d’Algarade, le qilin, qui se contenta de le repousser d’un air grognon. Blanche s'accroupit et lui ouvrit ses bras, où il fila se blottir. Oupyre ne se trouvait pas loin. Elle se tenait figée, les yeux ronds comme des assiettes, aussi choquée que les filles par tout ce qui l’entourait : l’eau, les déchets, les poissons et les immeubles flottants… et peut-être même le double crépuscule. Ses oreilles démesurées frémissaient dans la brise.

– Oupyre, dit doucement Cornélia.

Le petit cœur de la hase battait très vite. La jeune femme eut envie d'imiter Blanche, de lui ouvrir les bras pour la rassurer, mais c'était une pulsion stupide. On n'enlaçait pas un wolpertinger.

– Putain de merde ! vociféra soudain une voix d'homme. Qui a amené cette créature ?

Les boyards se turent d'un coup. Toutes les têtes se tournèrent vers Oupyre. La hase bondit comme un ressort et fusa vers Cornélia, qui malgré elle eut un mouvement de recul. Des exclamations terrifiées jaillirent du groupe de boyards. Un cliquetis retentit et les deux sœurs, qui n'avaient jamais entendu ce son, comprirent aussitôt qu'il s'agissait du chien d'une arme à feu. Le cœur de Cornélia s'arrêta un instant.

– Tire, tire ! cria quelqu'un d'autre. Bute cette saloperie !

– Arrêtez ! claqua la voix d'Iroël. Laissez-la !

Blanche ouvrit la bouche, mais avant qu'elle n'ait pu hurler, une balle fendit l'eau juste à sa gauche, frôlant l'oreille d'Oupyre qui détala brusquement. La détonation claqua, assourdissante, et parut faire trembler toute la rue. Des nuages d'oiseaux s'enfuirent dans le ciel mi-nuit mi-aube. Terrorisée, Oupyre fonça partout dans des éclaboussures, semant le chaos autour d’elle. Une vague de panique se diffusa parmi les monstres et les boyards, qui se mirent à pousser des cris, des jurons et à se marcher les uns sur les autres pour fuir la hase.

– Arrêtez ! s'exclama Iroël avec des gestes d'apaisement. Calmez-vous !

– Butez ce monstre ! hurla quelqu'un. Butez-le ou il va tous nous bouffer ! Tire, Beyaz ! Tire ! Nom de Dieu !

Non, pensa Cornélia, tétanisée, qui se sentait enfermée à l'intérieur d'elle-même. Non !

– Arrêtez ! hurla Blanche qui serrait Pouet très fort contre elle. Elle est inoffensive ! Aegeus ! Aegeus, dis-leur !

Deux hommes tenaient Oupyre en joue. Un troisième sortit un couteau de sa botte. Ils se rapprochèrent lentement de la hase, les traits froids comme la mort. Il y eut une nouvelle détonation fracassante ; une vitrine explosa dans des jets de verre brisé à l'autre bout de la rue. Oupyre avait esquivé la balle de justesse. Plus vive qu'une comète, elle fonça droit sur le tireur. Il recula, paniqué, le visage rendu cireux par la terreur. Quand elle bondit vers sa gorge, les dents en avant, Cornélia le vit pointer le canon de son arme droit sur le front de l'animal.

Il n'eut pas le temps de tirer.

Tronçonné en trois morceaux distincts, son revolver chuta dans l'eau et perdit toutes ses munitions. Si l'homme n'avait pas fait un bond en arrière, sa gorge aurait fini de la même manière. Furieuse d'avoir raté sa cible, Oupyre atterrit dans un friselis de plumes et gronda violemment. Elle recracha un fragment de métal noir, issu de l'arme, comme s'il n'était qu'une brindille entre ses dents. Tombé par terre, le boyard se traîna sur les coudes pour essayer de lui échapper. Blanche se rua vers eux en criant le nom de la hase. Iroël fonça à son tour. Cornélia moulina des bras en essayant de les retenir.

Un éclat de rire tonitruant mit fin à la scène.

Oupyre s'immobilisa, incertaine, et chercha qui riait ainsi. C'était Aegeus. Il surplombait tous les boyards d'une tête et, très calme, posa une main sur l'épaule du deuxième homme armé.

– Range ça. La bête est sous contrôle.

Son regard clair comme le diamant transperça celui de Cornélia. Elle eut l'impression d'entendre sa voix. « S’il mord quelqu’un… Il servira de viande pour les autres. »

– Elle est apprivoisée ! rugit Blanche d’une voix qui parut très forte pour un corps aussi petit que le sien. Elle ne va manger personne !

Elle haletait d'angoisse. Une main sur la poitrine, Cornélia essayait de calmer son propre cœur.

– Ça s'apprivoise pas, ces bêtes-là ! gronda une femme d'une cinquantaine d'année. Tu vas finir avec une main en moins, gamine !

– Elle a déjà une oreille en moins, fit Aegeus. Elle n'est plus à ça près.

Un bruit incrédule échappa aux boyards. Il conclut d'une voix indolente :

– Si le wolpertinger mange quelqu'un, tirez à vue. C'est lui qui finira dans l'assiette. Sinon, laissez les deux gamines s'en occuper.

Le boyard qui avait vu son arme tronçonnée en morceaux se releva précipitamment. Il cracha dans l'eau sans oser s'approcher d'Oupyre.

– C'est de la folie. Ce monstre va tous nous bouffer les uns après les autres.

En s'éloignant, il heurta de l'épaule Iroël qui le dévisageait.

– Souvenez-vous bien de ce que je dis.

Oupyre parut hésiter. Elle s’approcha de Cornélia en secouant les oreilles, dans de petites cabrioles qui faisaient gicler l’eau en gerbes constellées de lumière. Cornélia se baissa à son niveau. Elle sentait les regards des boyards peser sur elles deux. La hase aurait pu lui arracher le nez sur une simple saute d’humeur – c’était clairement ce qu’ils pensaient tous – mais la jeune femme n'avait plus peur d'elle depuis longtemps.

– C'est bien, Oupyre, dit-elle doucement. C'est bien.

« Ne tue personne, je t'en prie », pensa-t-elle très fort. « Ne tue personne... »

La hase remua les babines, pensive. Cornélia se sentit aussi impuissante et effrayée qu'une petite fille chargée de garder un tigre. Elle ne pourrait rien faire, rien du tout – hormis le regarder faire ce qu'il voulait.

Pouet rejoignit sa camarade. Tous les boyards le suivirent des yeux, en silence. Les petites créatures se reniflèrent, puis se poussèrent du nez avec affection ; et comme les deux plateaux d’une balance, chacune d’elles parut s’équilibrer au contact de l’autre. Cornélia vit le tarascon se camper sur ses six pattes, laissant sa peur derrière lui, et Oupyre s’assagir à ses côtés. Elle se lécha une patte d'un air affecté.

Les boyards se détendirent. Ils délaissèrent la scène les uns après les autres, en gardant un éclat méfiant dans les yeux. Cornélia ressentit une immense vague d’affection pour leurs deux petits monstres.

Elle fit un bond paniqué quand Blanche hurla d'un coup, avec la puissance sonore d'une alarme incendie.

– CORNÉLIA ! Où est Greg ? Je ne vois pas Greg !

À ces mots, sa grande sœur oublia d’un coup les deux soleils, les buildings en suspension et toute la bizarrerie de ce monde.

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