4 -

4 minutes de lecture

– Notre destination est Manaos, en Amazonie. Dans la Strate, cette ville appartient à Tezcatlipoca et Quetzalcóatl. (Certains boyards frémirent un peu.) Si nous arrivons jusque-là, nous devrons trouver le moyen de passer sur leur territoire, et ça n’aura rien d’une partie de plaisir.

Aegeus fit une pause pour laisser ses mots décanter dans leur esprit.

– Avant ça, nous avons près de mille kilomètres à parcourir. Ce sera une marche longue et difficile. Nous devrons faire des détours temporels, traiter avec des immortels qui voudront nous abattre ou nous dévorer. Vous savez tous pourquoi vous êtes là, mais je vous le redis quand même : des centaines, peut-être même des milliers de nivées vont nous rejoindre afin de sortir de la Strate. Vous devez les protéger coûte que coûte. Le convoi dépasse les simples individus, et il va demander des sacrifices. (Son regard se fit plus insistant sur chacun de ses hommes.) Vous n’arriverez pas tous au bout du voyage, c’est impossible. Tous les blessés incapables de marcher seront abattus.

Personne ne réagit dans l’assemblée. Cornélia se mordit les joues.

Faites qu’Iroël nous aide à nous enfuir… Faites qu’on y arrive avant que l’une de nous se retrouve blessée... ou morte.

Je vais vous parler honnêtement : un troupeau de chèvres et un troupeau de porcs feront partie du convoi, mais ça ne sera pas assez. (À vingt mètres de là, Oupyre cessa d'explorer la rue et leva une oreille intéressée.) Nous aurons beaucoup de nivées carnivores parmi nous. Les humains se nourriront de rations militaires et laisseront la viande à ceux qui en ont réellement besoin. Mais selon le nombre de nivées dans le convoi, les troupeaux ne dureront peut-être qu’une ou deux semaines.

Cornélia sentit venir la suite avec un pressentiment hideux. Elle espéra qu’il n’allait pas dire ce qu’elle devinait déjà.

– Tous les blessés graves, sauf exceptions, seront abattus, démembrés et dévorés. Voilà le genre de sacrifices que j’attends de mes boyards.

Blanche écarquilla les yeux. Cornélia s’attendit à des murmures apeurés, comme lorsque Aegeus avait mentionné les deux dieux aztèques, mais il n’en fut rien. Personne ne semblait choqué.

– Vous allez pouvoir récupérer vos armes, reprit Aegeus. Juste une dernière chose, avant que les premières nivées arrivent…

Déjà en train de s’avancer vers Aaron, la petite foule s’immobilisa docilement.

– Je suppose que vous avez tous entendu parler de ce jour où j’ai perdu mes boyards et mes monstres… quand Actéon m’a radié de mon propre secteur, avant de se l’approprier.

Tout le monde observa un silence prudent. Le chef du convoi inclina légèrement la tête de côté, le regard posé loin sur l’horizon, et son expression glaça le sang de Cornélia. On aurait dit un serpent. Un être froid, complètement inhumain.

– D’ici moins de cinq heures, nous entrerons sur le territoire d’Actéon. Je ne me contenterai pas de le traverser. Lorsque nous en ressortirons, il devra n’en rester que des cendres.

***

Une grande agitation succéda au discours d’Aegeus. Cornélia, un peu hébétée par ce chaos, l’aurait qualifié de désordre organisé. Tout le monde semblait savoir quoi faire, sauf les deux sœurs. Les boyards s'équipaient des armes avec des gestes efficaces, se lançaient des piques et vérifiaient leurs paquetages. Lorsqu’ils furent tous armés jusqu’aux dents, deux fourgons militaires arrivèrent d’une avenue au loin, suivis d’un troisième, puis d'un quatrième. Leurs roues chassaient l’eau en vagues diamantines. Les sœurs les fixèrent lorsqu’ils vinrent se garer près d’elles : massifs et carrés, grêlés d’impacts de balle, ils leur évoquaient des films de guerre. Aux volants se trouvaient d’autres boyards aux ordres d’Aegeus. Ils amenaient des cargaisons de munitions, d’eau potable et de rations militaires.

Cornélia ne comprit pas si tout cela avait été importé de leur monde par une autre entrée – une autre auberge ? – ou si ces stocks venaient de la Strate. Elle croyait se souvenir d’Aegeus en train de leur expliquer que rien n’était produit dans la Vingt-Cinquième heure. Devaient-ils tout importer, chaque miche de pain, chaque litre d’eau ? La jeune femme avait beau scruter cette ville fantôme, rongée par la végétation et la pesanteur déclinante, elle ne voyait aucune maison habitée, aucun signe de vie. Les fenêtres brisées lui renvoyaient son regard inquisiteur. Et par-dessus tout cela, cette aube très rouge, presque sanglante, qui déversait sa lumière sur chaque feuille, chaque façade de béton…

Ce monde aurait pu être beau, ou poétique, se dit-elle avec un frisson. Mais c’était plus fort qu’elle, il la mettait mal à l’aise.

Plantées en plein milieu comme deux arbustes, les sœurs ne cessaient d’être bousculées. Elles récoltaient des regards agacés sans savoir où se mettre ; de toute sa vie, Cornélia ne s'était jamais sentie si gauche. Elles dansèrent d’un pied sur l’autre, puis s’extirpèrent de la foule avec difficulté. Personne ne se faisait prier pour les invectiver.

– Poussez-vous !

– Encore au milieu, vous deux ?

– Allez enfermer votre fichu wolpertinger !

– Pas d’armes ? Aegeus a embauché deux touristes ?

Les pieds en bouillie d'avoir été piétinés plusieurs fois, Cornélia traîna sa soeur à l'écart. Elle avait perdu Oupyre des yeux et cela la terrifiait. Un boyard les reluqua de haut en bas ; il finit par cracher dans l’eau.

– Sales Françaises…

Il était jeune et dégingangé. Cornélia le dévisagea, choquée. Il semblait tout aussi français qu’elles, la peau claire semée de taches de rousseur, qui en d’autres circonstances l’auraient charmée. Hérissée par son mépris, elle osa lui lancer, d’une voix plus revêche que ce qu’elle avait prévu :

– T’es pas Français, toi ?

Il lui lança un coup d’œil mauvais et posa une main sur la mitraillette qui pendait à son côté gauche. Cornélia comprit qu’elle l’avait offensé. Elle pâlit.

– La ramène pas trop, espèce de touriste, gronda-t-il avant de tourner les talons.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0