7 -
Cornélia et Blanche remarquèrent aussitôt les cicatrices qui lui traversaient les pectoraux, et le coup-de-poing américain qu'il portait à la main droite. L’arme était faite d'un métal argenté qui avait noirci au fil du temps, peut-être au contact de la sueur de l’adolescent. Elle était marquée de vieilles traces suspectes qui témoignaient de son utilisation. Ce truc n’était pas là pour frimer. Ou en tout cas, pas juste pour frimer. Les sœurs n’avaient jamais vu ce genre d’armes ailleurs qu'à la télévision ; leur vision d’Aaron en prit un certain coup. Sans compter que malgré sa petite carrure, ce garçon restait plus musclé qu'elles ne le seraient jamais.
– Toi, la naine, aboya-t-il vers Blanche.
Elle souffla d’un air bravache.
– Quoi encore ?
Elle écarquilla les yeux quand il lui tendit la crosse d’une arme.
– C’est un automatique, lui apprit-il. Prends-le. Il tire par rafales de trois coups.
Blanche le dévisagea, avant de pâlir quand elle réalisa qu’il était sérieux.
– Tu vas vraiment me donner une arme ?
Aaron la toisa du haut des quelques centimètres qu’il lui prenait, avant de lever les yeux au ciel.
– Ouais, t’as raison, ta sœur est plus digne de confiance.
Et il tendit l’objet à Cornélia. Par réflexe, elle l’attrapa gauchement. Le rafaleur pesait lourd dans sa main ; il était laid et fonctionnel, tout en métal froid et en angles acérés. Elle le tint entre trois doigts, effrayée de toucher une chose pareille.
– Non mais t’es complètement fou ? éclata-t-elle. Je risque de tuer quelqu’un avec ça !
– C’est le but, figure-toi. Dingue, non ?
Son ton tranquille lui donna envie de l’attraper par les épaules et de le secouer comme un prunier.
– Aegeus vient de nous pondre tout un laïus parce qu’il craint qu’on le trahisse, et il nous équipe d’une arme ? Il a une araignée au plafond ? releva Blanche.
Aaron montra les dents. C’était la première fois qu’il leur adressait ce genre de réactions animales ; soudain, Cornélia se remémora la grande bête pleine de dents, avec ses petits yeux cruels. Il n’aimait pas qu’on insulte son maître.
– Il a juste peur que vous vous fassiez la belle, mais il sait que vous vous retournerez jamais contre lui. Il a plus confiance en vous que dans tous ses nouveaux boyards. Vous êtes trop faibles pour prendre parti pour quelqu’un d’autre, ou pour tuer pour de l’argent.
Cornélia se demanda si c’était un compliment ou une insulte. Elle penchait pour l’insulte.
– Je ne sais pas m’en servir, marmonna-t-elle avec réticence.
Le garçon haussa les épaules, couvertes de petites griffures blanchâtres.
– Tu apprendras.
Et il s’en alla en les plantant là. Elles le regardèrent s’éloigner, bouche bée.
– Je vous surveille, lança-t-il par-dessus son épaule. Si vous n’êtes pas revenues aux fourgons dans cinq minutes, c’est moi qui viens vous chercher, et là, vous allez le sentir passer.
– Génial, ronchonna Blanche tout bas. Fais-nous plaisir, tombe dans un trou ou fais-toi écraser par un camion.
Cornélia ne réagit pas. Elle resta immobile sans savoir quoi faire, paralysée par l’arme qui lui plombait la main. Comment cet imbécile pouvait-il lui donner ce truc et s’en aller comme si de rien n’était ? La cadette se tourna vers elle, sourcils froncés.
– Jette ça, non ?
Sa phrase commençait comme un ordre et se terminait sur un ton indécis. À cet instant, un bruit d’éclaboussures détourna leur attention et elles virent surgir Iroël d'une rue adjacente. Une telle vague de soulagement déferla en Cornélia qu'elle s'en voulut presque. Le garçon basané avait l’air mécontent. Pouet galopait à l’aveugle dans son sillage, une grosse algue plaquée sur les yeux, l’air follement heureux malgré sa cécité. Iroël tentait de la lui enlever en jurant dans sa langue.
– Faut le surveiller, leur dit-il d’un ton courroucé quand il parvint à leur hauteur. Il fait n’importe…
– Hého ! explosa Cornélia. Je rêve ou t’es juste venu nous faire la morale, là ? Dis-moi, c’est ta bestiole ou la nôtre ? Toi, tu étais censé le reprendre au départ du convoi et nous laisser enfin tranquilles ! (Il eut un mouvement de recul et elle continua, un ton plus haut.) Et à la place, on se retrouve ici, coincées avec toi et tous ces tarés pour un foutu voyage sans retour ! Et en plus de tout ça, on me refourgue un pistolet ! À moi !
Il lui attrapa la main et lui enleva l’arme avant que ses tremblements ne provoquent un malheur irréversible.
– Bon. Regarde, fit-il d’un ton radouci.
La jeune femme resserra les bras autour de son corps, au bord de la crise de nerf, et le regarda faire une démonstration. Il lui montra le bouton de déverrouillage du chargeur, puis comment le tenir à deux mains. Plutôt que l’arme, elle l'observa surtout lui, ses gestes sûrs et habitués, dépourvus de tension. Il tenait ce pistolet-mitrailleur comme elle maniait une fourchette ou un couteau de cuisine : avec la fluidité un peu fatiguée du quotidien. Bouche bée, elle le fixa lorsqu’il lui tendit l'objet. Quand il comprit qu’elle ne le prendrait pas, le garçon soupira.
– Qui t’a donné ça ?
– Aaron, répondit Blanche à sa place.
Elle aussi regardait Iroël plutôt que l’arme, mais c’était pour une toute autre raison. Le garçon ne s’était pas mis torse nu, comme les autres – pour une raison que Cornélia ignorait –, mais sa chemise grande ouverte semblait suffire au bonheur de Blanche. Cette constatation fit curieusement du bien à l’aînée. Que ce fût ici ou dans leur monde, certaines choses ne changeaient décidément pas. Grâce à ça, elle retrouva enfin sa voix.
– Garde-le, dit-elle d’un ton un peu enroué. J’en veux pas. J’en ferai rien, de toute manière.
– Il fallait pas qu’il te donne lui, marmonna Iroël en le glissant à sa ceinture. Lui, il est pas pour les débutants.
Cornélia n’en revenait toujours pas de voir le petit chou manier une arme avec tant de facilité. Décidément, elles étaient bien entourées.
– Et sinon, maugréa-t-elle, quand est-ce que tu…
… nous aide à nous enfuir ? Elle tint sa langue juste à temps, car Aaron revenait déjà vers eux. Blanche se tendit. Le garçon s'immobilisa à quelques mètres ; il avisa les mains vides de Cornélia, avant de trouver le pistolet automatique à la ceinture d'Iroël.
– Qu'est-ce que tu fais là, fils de pute ?
Le jeune homme lui rendit son regard, guère effrayé.
– Je fais partie du convoi autant qu'elles. Autant que toi.
Les yeux froids d'Aaron passèrent sur les sœurs.
– Elles ? Elles font pas partie du convoi. C'est juste deux boulets qu'on doit traîner derrière nous. Et toi... t'es en sursis. Dès qu'on aura passé le secteur d'Epona, on te tuera. Retiens bien ça.
Iroël voulut répliquer quelque chose, mais le garçon le coupa.
– Tu nous mets tous en danger à cause de ce putain d'orbe ! Aegeus peut pas tenir tête aux immortels sans lui. Et tu le sais. Si t'avais pas Epona et la moitié des immortels dans ton camp...
Ses mains frémirent ; les sœurs reculèrent d'un coup tant elles furent certaines qu'il allait saisir son fusil et tuer Iroël. Mais l'instant passa. L'adolescent se détourna, une sale expression sur le visage.
– Alors comme ça, vous voulez pas de flingue ? leur dit-il d'une voix traînante de mépris. Très bien. Si vous voulez pas vous prendre en main, démerdez-vous. Mais un jour où l'autre, vous finirez en chair à pâtée. Moi et mes gars, on a pas que ça à faire de surveiller les moutons. Si vous vous faites buter, ce sera votre problème.
– C'est ça, c'est ça, va faire joujou avec ton arsenal et laisse les gens normaux discuter entre eux, rouspéta Blanche sur un ton assez bas pour qu’il ne l’entende pas.
– Maintenant, venez.
Il leur lança un regard grave.
– Les premières nivées arrivent. Tout le monde doit être là... même vous.
Annotations
Versions