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– Beyaz ! aboya Aaron. Viens là.
Les deux filles sursautèrent en l’entendant si près d’elles. Avec son pas léger, elles ne l’avaient pas vu arriver. L’un des boyards, musculeux et tout bonnement gigantesque – il devait avoisiner la taille d’Aegeus – se tourna vers lui. Il avait les cheveux noir charbon, les yeux gris fer... et la moitié du visage salement défigurée. Cornélia tenta de ne pas fixer ses cicatrices. On aurait dit que quelqu'un l'avait mutilé à coups de grille de barbecue.
– Charge-toi du chien, ordonna Aaron. Le chef prendra le relais quand tu pourras plus tenir. Tu as une lame sur toi ?
Blanche lança un regard affolé vers Cornélia. Quelle atrocité voulaient-ils faire subir à la pauvre bête ?
Le trentenaire secoua la tête en signe de dénégation ; Aaron sortit un couteau à cran d’arrêt de sa botte, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Beyaz inclina la tête avec respect.
Le boyard se dirigea vers les fourgons militaires, vers le molosse toujours enchaîné. La bête avait dû dormir debout et sa chaîne avait commencé à lui scier la chair autour du cou, formant une vilaine plaie qui suintait. L’homme l’attrapa par le cou, le détacha puis le souleva à bras-le-corps. Il le posa en travers de ses épaules, comme s’il s’agissait d’un chiot et non d’un énorme chien de combat de cinquante kilos. La bête se débattit, mais elle était bien trop faible. Beyaz lui fit une clé au niveau du cou pour la coincer contre son énorme épaule, et de son autre main il posa la lame du couteau juste sous sa gorge. Cornélia sentit Blanche se tendre à côté d’elle.
Ça n’a pas de sens, essaya-t-elle de se rassurer. Il ne va pas le tuer là, maintenant, alors qu’on n’est même pas entrés chez Actéon…
Elle avait vu juste. Le boyard ne fit plus un geste ; il resta ainsi, le visage fermé, avec le couteau à quelques centimètres de la jugulaire de l’animal.
– On y va ! tonna Aegeus qui avait surveillé la scène. (Il leva la tête vers la cabine de pilotage du Liebherr, le plus grand des camions.) Défonce-moi cette putain de frontière !
Le conducteur fit mugir les moteurs et tout le monde s’écarta de plusieurs pas. Puis, dans un élan dévastateur, la bête de métal se jeta contre le portail.
Le fracas fut tel qu’il sembla crever le ciel et submerger toute la Strate. Des dizaines d’oiseaux s’envolèrent en nuées terrorisées ; les arbres frissonnèrent tandis que les sœurs se bouchaient les oreilles. Sous la monstrueuse poussée du Liebherr, le fer se tordait, gémissait, le grillage hurlait en tentant d’empêcher cette invasion. Les barbelés crissèrent sur la carrosserie du camion comme des ongles sur un tableau noir, hérissant les poils de Cornélia…
Puis la frontière rendit les armes.
D’un seul coup, tous les gonds lâchèrent en même temps, avec un bruit d’os qui casse. Le portail valdingua plusieurs mètres plus loin dans des gerbes d’eau. Emporté par son élan, le Liebherr fonça droit devant lui, couronné de barbelés, arrachant tout le grillage à sa suite.
Debout sur le capot de l’autre camion, Aegeus eut un sourire de requin.
– En avant ! On va apprendre à ce cabrón ce qu’il en coûte de me voler mon secteur.
Et le convoi s’engagea dans la brèche de fer, lent et discipliné comme une machine parfaitement huilée.
Cornélia repensa aux mots d’Iroël. « Demain sera un jour noir. »
Idiot ! pensa-t-elle avec désespoir. Il fallait qu’on s’enfuie avant ! Avant d’entrer là !
Elle serra fort la petite clé d’or confiée par Aegeus, puis enfouit son visage dans le pelage miteux de Greg. Celui-ci ronronna une demi-seconde, juste histoire de lui faire comprendre qu’il la soutenait, mais pas trop quand même.
– Bon, murmura-t-elle. C’est parti.
Elle emboîta le pas à Blanche et toutes les deux pénétrèrent dans le territoire d’Actéon.
***
Très vite, Cornélia fut convaincue qu’elle vivait le pire jour de sa vie. Pour autant qu’on puisse parler de jour dans un monde pourvu de deux soleils éternels.
Quand elle avait été enfermée à l’auberge, ligotée sur ce satané lit de luxe à subir des métamorphoses aussi angoissantes que désagréables, elle avait cru qu’il était impossible de trouver pire, mais elle avait eu tort.
Depuis combien de temps étaient-ils entrés chez Actéon ? Elle l’ignorait. Une heure ? Deux ? Il lui semblait que cela faisait une éternité.
Un éternité que le convoi se trouvait encerclé par la meute.
L’immortel avait dû les voir venir de loin ; après tout, Aegeus n’avait jamais cherché à se cacher. La meute les avait attendus de l’autre côté de la frontière. Cachée, patiente. Sitôt que la dernière chèvre du troupeau avait passé la brèche, les mille chiens s’étaient déversés autour d’eux comme un fleuve noir et silencieux.
Ils avaient surgi des immeubles, des bouches de métro encombrées de lianes, des figuiers et des glycines qui cernaient les trottoirs. On aurait dit une marée de spectres, les crocs dénudés comme des sourires sur leur face sombre. Les boyards qui maintenaient le cercle protecteur autour des nivées avaient fait des bonds de frayeur. Le cliquetis des armes avait résonné dans le silence, mais la voix d’Aegeus avait stoppé net toute réaction violente :
– Ne tirez pas ! Ne tirez pas, nom de Dieu ! Celui qui tue un de ces chiens le paiera de sa main droite !
Crispés à l’extrême, ses soldats avaient resserré leurs rangs autour du convoi, armes toujours à l’épaule.
– Aaron !
L’adolescent, qui marchait à côté de Beyaz, tenait son propre pistolet braqué sur le molosse blessé.
– C’est bon ! avait-il beuglé. Je l’ai en joue !
La meute fixait la scène de ses centaines d’yeux luminescents. Les chiens n’attaquaient pas. Ils semblaient attendre.
– À la moindre attaque, ton clebs se vide de son sang ! avait rugi Aegeus dans le vide. Laisse-nous traverser en paix et je te le rends. Il est vivant. Je le libère à la seconde où on sera sortis de l’autre côté, chez Homère.
Un silence s’était ensuivi. Les chiens n’avaient pas fait un geste, n’avaient même pas frémi. Personne ne s’était montré. Alors Aegeus avait fait signe d’avancer et tout le monde s’était remis en marche.
Depuis, la meute encadrait le convoi, glissant dans les feuillages, entre les murs, passant au-dessus des épaves de voitures. Un silence mortel régnait dans les rues. Ici, aucune petite créature sauvage ne se faufilait dans les recoins. Elles s’étaient arrêtées à la frontière et les avaient regardé s’éloigner. On n’entendait rien d’autre que le clapotement de l’eau au rythme de la marche, et les bêlements terrorisés des chèvres. Les nivées elles-mêmes restaient silencieuses. Les troupeaux n’avançaient plus que par à-coups et ralentissaient tout le convoi. Seule la peur des chiens les poussait en avant.
Et cette hideuse situation durait depuis si longtemps que Cornélia, n’y tenant plus, finit par rattraper Mitaine en quelques pas craintifs.
– Quand est-ce qu’on arrive à la frontière d’en face ? Dis-moi que c’est bientôt…
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