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En contrebas, la tarasque restait debout, son aisselle déchirée vomissant du sang, immobile comme si son corps était dépourvu de nerfs. Quand elle gagna la grille à son tour, un des centaures d’Actéon vint l’ausculter, équipé d’un nécessaire de premiers soins ; pendant ce temps, un deuxième leva un bidon d’eau à hauteur de sa gueule, que la bête lapa avec nonchalance.

– Quoi ? s’exclama Blanche. Lui, il a le droit au docteur, et pas Aaron ?

– Chaque monstre a droit à des soins, répliqua Gaspard. Normalement, tous les combattants ont une équipe derrière eux. Mais… le combat était pas prévu et de ce que j’ai compris, notre gars n’est pas un habitué des arènes. Le chef a rien organisé pour lui… pas d’équipe, pas de véto.

Cornélia chercha Aegeus du regard sur les balcons, mais peine perdue, les boyards et les nivées se pressaient les uns contre les autres comme dans un panier de crabes. Elle distingua Actéon, par contre. L’immortel souriait de contentement, une main posée sur la tête d’un de ses chiens.

– Mais il pourrait au moins descendre lui parler, l’encourager ! fulmina Blanche. Pas l’abandonner comme ça !

À ce moment-là, Pouet émit un couinement de protestation, sa grosse tête passée entre deux balustres pour observer l’arène. Il s’agita un peu et les sœurs, suivant son regard, découvrirent Aegeus.

L’homme se tenait derrière les grilles ; un rai de lumière tombait d’un vitrail sur sa chevelure blonde, lui donnant des éclats irisés. Il avait les mains posées sur les barreaux et semblait parler à la grande bête noire et blanche, étalée sur le flanc, dont la patte blessée soubresautait.

– Qu’est-ce que tu disais, déjà ? se moqua Gaspard. Mauvaise langue, va !

– Ok, consentit Blanche avec brusquerie, mais s’il lui parle comme à un chien, comme tout à l’heure, je vous jure que je vais le taper !

D’habitude, la blondinette réservait ce furieux instinct de protection à leurs bestioles. C’était comme si, en découvrant Aaron sous sa forme animale, celui-ci était entré dans le clan de ses petits favoris.

Puis le gong marqua le début du troisième round et cette fois, ce fut la tarasque qui se jeta en avant avec une vélocité inattendue.

Elle feinta une première fois, puis une deuxième, épuisant encore et encore le crocotta dont les gestes devenaient de plus en plus désordonnés. Hors d'atteinte, intouchable, elle semblait prévoir tous ses mouvements et se contenter de danser autour de lui.

– Putain, alors c'est tout ? grinça un boyard derrière les sœurs. Foutu crocotta ! 'Sont pas censés tout bouffer en arène ?

– La bête d'en face est modifiée, rétorqua Gaspard qui suivait chaque coup des yeux. Facile de tout prévoir quand t'as trois caméras sur toi et un cerveau modé pour tout analyser... Elle a bien cerné ses schémas d'attaque, elle s'fera plus avoir. Il a foutu ses chances en l'air, il aurait dû la déchiqueter dès le premier round ! Maintenant, c'est fichu...

Alors qu'Aaron reprenait ses appuis, la tarasque le heurta d’un coup d’épaule qui l’envoya bouler contre le sol. Il cogna la pierre dans un bruit sourd et y resta prostré une seconde, comme une poupée de chiffons.

Puis deux secondes…

Des huées et des cris d’effroi se déversèrent des balcons ; l’arbitre tapa sur la grille d’un coup de sabot pour réclamer le silence, avant de rugir :

– Cinq secondes avant le K.O. ! Quatre ! Trois !

Le vacarme s’accentua. Les nivées s’agitèrent, les hydres se mirent à mugir, faisant dégringoler des filets de poussière du plafond.

– Deux !

Quelque part au milieu de tout ce chaos, on entendit vaguement un « Relève-toi, Aaron ! Relève-toi et fais-lui bouffer le sol ! ». C’était la voix d’Aegeus.

– Un…

Et le crocotta se releva.

– Ouaiiiis ! hurla Blanche en secouant le bras de Cornélia.

Vacillant sur ses pattes, tête baissée, il fixa son adversaire comme pour le mettre au défi de venir l’achever.

Alors la tarasque attaqua une nouvelle fois, sans trahir d'hésitation. Au moment de le heurter, elle se projeta de côté et ce furent les pointes terribles de sa carapace qui se précipitèrent sur le crocotta.

– Aaron ! s'égosilla Blanche parmi les cris des boyards.

Nulle pointe ne parvint à le toucher.

D’un bond, il avait escaladé l'enclos avec l’agilité d’un carcajou, évitant la carapace mortelle. Son adversaire s’écrasa contre les barreaux dans un choc métallique et les stalagmites acérées se coincèrent dans la grille. La tarasque essaya de se redresser, mais elle était piégée. Aaron se laissa tomber sur sa nuque massive.

De tout son poids, il lui écrasa la tête contre le sol, avant de planter ses crocs à la bordure du casque. Il fit levier entre le métal et la chair, cherchant à le retirer.

Il parut presque hébété lorsqu’il réalisa – et tous les spectateurs avec lui – qu’il faudrait l’arracher s’il voulait l’enlever. Le casque avait été greffé sur le crâne de la tarasque, peut-être directement sur l’os.

Blanche et Pouet émirent le même glapissement d’horreur.

Restait-il encore un visage là-dessous ?

Un instant, le crocotta sembla hésiter, toujours cramponné à la grosse tête de la tarasque, alors que celle-ci se débattait violemment. Le silence se noua entre les murs. Son adversaire était à sa merci.

Puis la voix d’Aegeus retentit :

– Achève-le, madre de puta ! Actéon déclarera jamais forfait, tu le sais ! Tue-le ou c’est lui qui te tue !

Le crocotta leva les yeux vers le balcon de l’immortel ; tout le monde l'imita. Là-haut, la petite fille blonde ne souriait plus. Elle fixait la scène d’un air sinistre qui la vieillissait, l’enlaidissait. Sa voix claqua dans la silence.

– À quoi tu joues ? Tue-le !

La tarasque se débattit avec la force d’un taureau furieux ; les grilles gémirent et crissèrent, certains piquants se libérèrent des barreaux, mais elle resta coincée. Le crocotta lui écrasait toujours la tête sur les dalles.

– Incapable ! glapit la petite fille d’une voix stridente. J’aurais mieux fait de te donner aux porcs. Tu m’aurais été plus utile en morceaux !

Le crocotta la fixait toujours, attendant un signe, un geste. Actéon le remarqua.

– Et toi, qu’est-ce que tu attends, imbécile ? Tue-le donc, puisque tu as gagné ! Débarrasse-moi de cette bête idiote !

La tarasque eut un soubresaut de volonté. Sa queue de scorpion claqua dans l’air, droit vers Aaron…

Alors celui-ci, esquivant ses attaques désordonnées, se mit à réduire sa proie en charpie.

Quand le combat prit fin, quand les sœurs osèrent rouvrir les paupières, la cathédrale résonnait d'acclamations et de huées. Les boyards hurlaient, criaient de joie, lâchaient des chapelets de jurons ; les nivées hululaient et trépignaient sur les balcons de pierre.

Cornélia et Blanche furent les seules à ne pas exprimer la moindre joie ; elles furent aussi les premières à descendre.

Les premières à poser le pied sur les dalles en bordure de l’arène, qui recueillaient le sang de la tarasque dans des rigoles sombres.

Les premières à toucher les barreaux et croiser le regard d’Aaron.

Le garçon avait repris forme humaine. Il gisait là, nu et chétif, cramponné à l’énorme cadavre de son adversaire ; des soubresauts nerveux agitaient encore la tarasque, qui n’avait plus de tête – ou rien qui y ressemblait vraiment. Aaron sanglotait, sa peau bistre rendue noire par le sang. Quand ses yeux croisèrent ceux des deux filles, une flopée de mots frénétiques s’échappa de ses lèvres.

– Je savais qu’il allait faire ça. Je le savais… C’est moi qui lui ait appris… le coup de la carapace… Enzo disait que c’était une mauvaise idée… parce que quand il y avait une grille, il s’empêtrait dedans, ça loupait jamais.

Il enfouit son visage dans le pelage doré.

– Ça loupait jamais… Putain, j’en étais sûr que t’allais te faire avoir… espèce de lourdaud… J’en étais sûr… J’en étais sûr.

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