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– Trouvé ? Comment ça ?
D'un coup, Aegeus sembla curieusement jovial. Il plongea le regard dans son gobelet plein d'alcool.
– Ah, c'est toute une histoire. Ça commence à dater...
Il posa sa grande main sur la tête brune du garçon, qui ne réagit pas.
– J’étais de sortie dans les vingt-quatre heures. Pas à Lyon. C’était à… merde, comment s’appelle cette ville, déjà ? Celle qui fait la fierté des Français et dont les trottoirs puent l’urine, là.
Un mince sourire apparut sur le visage cerné d’Aaron.
– Paris, chef.
– Voilà ! Paris.
Quand il devint clair qu'il allait raconter cette fameuse histoire, tout le monde se tourna vers lui pour l'écouter. À défaut de l'enivrer, l'alcool semblait le rendre loquace.
– Je passais dans un quartier de merde qui puait encore plus que les autres, je venais de vendre une nivée à un faune – un bel escroc, celui-là, mais passons – quand soudain…
– Paris ? répéta Gaspard. T’étais un touriste toi aussi, Aaron ? T’es pas un gitan de naissance ?
Le garçon secoua la tête.
– Non, je viens des vingt-quatre heures. Comme elles.
Les sœurs se redressèrent, curieuses d’entendre la suite.
– Je disais donc, reprit Aegeus avec un regard menaçant vers Gaspard, je passais dans la rue… quand j’ai vu un gamin courir comme un fou. Il m’a croisé sur le trottoir et il m’a heurté au passage, sans ralentir, ni s’excuser. Là, je me retourne pour lui coller une baffe, histoire de lui apprendre la politesse, et je vois que trois autres gosses l’attendent au tournant. Je me retourne de nouveau et derrière, la deuxième moitié de la bande arrive. En fait, ils l’avaient pris en tenaille, et lui il essayait de leur échapper.
Blanche se pencha en avant :
– Et alors ? C’était Aaron, le gamin ?
– À ton avis ? se moqua Aegeus. Il était aussi épais qu’une brindille et il avait déjà une ou deux cicatrices sur la gueule. Là, j’étais curieux. Je me suis arrêté et je les ai observés. C’était un sacré règlement de comptes, ça m’a étonné parce que le plus vieux devait pas avoir plus de quinze ans, et notre homme ici présent en faisait neuf, à vue de nez.
– J’avais onze ans, marmonna Aaron en vidant sa bière d’une traite.
– Ils ont commencé à s’insulter… Aaron n'avait aucune échappatoire, il était coincé au milieu de la bande. (Aegeus se mit à rire.) Mais il lâchait pas le morceau, le gamin ! Ça m’a bizarrement remué, de voir une force pareille chez une petite bestiole qui m’arrivait au ventre.
– Oui, bon, grommela l’adolescent, exagère pas quand même…
– Au ventre ! répéta Aegeus d’un ton moqueur, histoire de bien enfoncer le clou. Remarque, c’est pas comme si t’avais beaucoup grandi depuis.
– Il est gêné, souffla Blanche à sa grande sœur. Regarde, il rougit !
Cornélia haussa les sourcils. C'était la vérité.
– Et après ? réclama un homme.
Les boyards s’étaient rapprochés, l’air de rien, et le cercle s’était resserré autour d’Aegeus.
– Après, poursuivit celui-ci, ça a dérapé. J’en reviens pas de la rapidité des primates pour s’étriper, vous êtes complètement imprévisibles. L’instant d’avant, ils se poussaient comme des coqs de basse-cour en se menaçant ; l’instant d’après, le plus grand avait sorti un couteau. Un couteau contre un gosse de neuf ans.
– Onze, grogna Aaron.
– Onze, neuf, c’est pareil, vous avez la longévité d’une mouche, de toute manière.
– Et là, tu es intervenu ? s’enquit Blanche, les yeux brillants.
– Quoi ? s’étonna l’homme aux écailles. Non, je voulais voir la suite.
La blondinette le dévisagea.
– Tu es dingue ou quoi ? Il aurait pu se faire tuer !
– Ouais, bah... justement, commenta l’adolescent.
– L'autre gosse l’a planté avec le couteau, fit Aegeus. En plein dans le ventre.
– Attends, quoi ? s’exclama Blanche.
– Et c’est à ce moment-là que j’ai compris qu’Aaron n’était pas humain. Vous voulez savoir pourquoi ?
Le garçon se crispa. Aegeus lui jeta un regard de côté.
– Arrête d'avoir honte, putain.
Le changelin se leva sans répondre.
– Je vais me pieuter. J'suis crevé.
Tout le monde le regarda marcher vers la benne du Berliet, en équilibre instable sur sa jambe blessée.
– C'est ça ! Va pioncer puisque t'assumes pas, lui jeta Aegeus. Merde, Aaron !
Son second ne répliqua rien, ne se retourna pas. Muettes, Blanche et Cornélia le fixèrent alors qu'il montait malaisément l'échelle du camion. Comme Mitaine, il souleva la bâche et pénétra à l'intérieur de la benne. Après qu'il eut disparu, plusieurs secondes passèrent en silence.
– Et du coup ? osa enfin demander un des boyards. Comment t'as su qu'il était pas humain ?
Aegeus cracha dans l'eau, puis sourit.
– Parce qu’au lieu de pleurer ou de s’enfuir, il a attaqué l'autre gosse. Il a contre-attaqué sans aucune méthode, juste avec sa rage, comme un putain de carcajou.
Cornélia se pencha en avant sans s’en rendre compte.
– Il a même pas retiré le couteau. Il s’est jeté sur l'autre, comme ça, en hurlant de colère, et il s’est empalé sur la lame en cherchant à le mordre au cou. Et d’ailleurs, il a réussi à l’avoir. Oh, madre de puta, quand les flics sont arrivés, ça devait pas être triste. Un gamin en train de se vider de son sang, la gorge déchiquetée, et les autres autour en train de se pisser dessus !
Il éclata de rire comme si la scène était irrésistiblement drôle. La vision qu’en avait Cornélia ressemblait plutôt à un film d’horreur.
– Aaron n’était déjà plus là, bien sûr. Je l’avais embarqué avec moi. Je l’ai chopé par la peau du cou, le crocotta, et hop, direction la Vingt-Cinquième heure. Il était pas question que je le laisse là. Un gosse humain, ça chiale et ça meurt vite ; ça s’empale pas sur une arme comme un sanglier pour essayer d’emporter l’autre dans la tombe. Sans compter sa gueule... J'ai bien vu ses putains de dents quand il l'a chopé. Des dents pas humaines. C'était pas juste une demi-portion... il avait un truc sanguinaire à l'intérieur. Mais pas un loup-garou, non. Un loup aurait fui. Lui, c’était une bête beaucoup plus retorse.
Aegeus termina son whisky dans une large rasade ; quand il émergea de son verre, il avait l’air grave.
– Moi j’avais deviné, mais bien sûr, lui ne le savait pas encore.
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