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Cornélia grelottait de frayeur ; la glace cristallisait tout l’habitacle et de petits nuages blancs se formaient devant sa bouche à chaque expiration.
– Marche arrière, coassa-t-elle à mi-voix. Fais marche arrière, vite !
Un bruit de portière la fit sursauter. Blanche venait de sortir du camion. Elle se tenait bien droite devant les trois créatures, chétive, ses bras nus serrés autour de son corps gelé. Un sourire presque imperceptible se devina sur les traits de l’homme, et comme pour témoigner de son amusement, le blizzard vint gifler la jeune fille et la couvrir de neige.
– Non, murmura Cornélia, livide. Reviens… reviens !
Un bruit sourd, répétitif, se fit entendre. La vieille femme s’approchait de sa sœur. Elle ne marchait pas, mais sautillait dans un gigantesque mortier en bois massif. D’énormes yeux jaunes encadraient son gigantesque nez crochu, digne d’un rapace en chasse.
C’est la baba Yaga, songea Cornélia, paralysée. C’est la sorcière des contes que nous lisait Papa, celle qui mange les humains et règne sur le royaume des Morts…
– Tu es bien maigre, mon enfant, susurra la vieille en se penchant vers Blanche. (Elle lui pinça la joue.) Bien maigre, comme une brindille morte en hiver ! Que fais-tu ici, perdue dans cette sinistre ville ?
Une très longue langue brune, celle d’un serpent ou d’un ignoble animal visqueux venu du fond d’une grotte, sortit de sa bouche et vint lécher l’épaule de Blanche. La terreur submergea Cornélia.
– Elle n’est pas russe, intervint la voix glaciale de l’homme derrière la sorcière.
– Que m’importe qu’elle soit russe ou non ! éclata la vieillarde. Ai-je fait le serment de ne dévorer que des Russes ? Toi, le Gel, mêle-toi donc de tes affaires !
Elle ricana en se tournant vers Blanche.
– Petite isba, petite isba, chuchota la blondinette entre ses lèvres gercées. Tourne le dos à la forêt, le devant de mon côté…
Cornélia sursauta. Avec cette phrase, une foule de souvenirs lui revint brutalement. La sorcière sursauta aussi, pencha son visage difforme vers la cadette.
– Que dis-tu, brindille ?
Un grincement sonore s’échappa de la tourmente, derrière eux. Puis une silhouette imposante apparut. C’était un chalet entièrement fait de rondins massifs, au lourd toit de chaume… et qui marchait sur deux pattes de poule. Les yeux ronds, les deux sœurs regardèrent venir à elles l’isba de la baba Yaga. La maison caqueta joyeusement en émergeant du blizzard. Puis elle s’ébroua, projetant du chaume, de la neige et quelques plumes sur la sorcière et ses congénères.
– Maudite baraque ! grogna le troisième personnage.
C’était un odieux vieillard, vêtu d’un manteau si imbibé de sang qu’il en était rouge. Il secoua l’ourlet pour en chasser la neige. Une couronne d’or martelé et une ceinture d’os humains complétaient sa parure.
– Cette gosse connaît la formule de l’isba, sourit l’homme plus jeune. Elle te défie, Yaga.
Bien sûr qu’elle connaît la formule, pensa Cornélia. Je la connais aussi. Merci Papa…
Le folklore russe, le seul qu'elle connaissait vraiment. Elle avait grandi dans ces histoires de gel, de steppes glacées et de forêts enchantées. Si elle avait su qu'un jour, tout cela prendrait vie sous ses yeux...
L'esprit comme engourdi, elle sortit du camion à son tour. Il était trop tard pour fuir. Elles étaient tombées sur pire qu'Aegeus et, à présent, il fallait trouver le moyen d'y survivre. Blanche couina quand la sorcière lui attrapa l’oreille entre ses longs doigts griffus. Un sourire plein de dents, démesuré comme celui d’un requin, apparut sous son énorme nez.
– Alors comme ça, tu appelles mon isba ? Tu te prends pour un héros, petite fille ? Pour Ivan Tsarévitch, peut-être ? Eh bien, comme à lui je vais te demander : vaillante fille, l'épreuve, tu la cherches ou tu la fuis ?
Son haleine sentait la charogne. Sa langue noire serpenta autour du cou de Blanche, qui perdit son aplomb et balbutia des mots sans queue ni tête. Cornélia ferma les yeux très fort.
« Le prince Ivan entra et que vit-il ? Sur le poêle, sur la neuvième brique, était couchée la baba Yaga : ses énormes dents acérées traînaient jusqu'au plancher, son nez crochu et démesuré montait jusqu'au plafond. »
Elle imagina qu’elle était le prince Ivan. Déterminé, inflexible, autant qu’une lame d’acier.
– Eh, la vieille ! hurla-t-elle d’un coup. Donne-nous à boire, nourris-nous, prépare-nous un bain, et ensuite tu nous questionneras !
Un fracas d’orage la fit sursauter. C’était le Gel qui riait à en perdre haleine, et ce son tonnait comme une avalanche qui broie une forêt de pins. La sorcière se redressa d’un coup, escamota sa langue et ses dents démesurées. Elle suffoqua de rage en toisant Cornélia.
– Misérable ver de terre ! Comment oses-tu exiger mon hospitalité ?
Cornélia serra les poings, espérant qu'elle ne venait pas de les condamner à mort. Le vieillard vêtu de rouge se curait les dents avec un osselet.
– Dire que la vieille baba se fait avoir comme au temps jadis. Les siècles passent, mais rien ne change…
La sorcière rougit de fureur.
– Ces fillettes sont malignes, dit le Gel. Te voilà obligée d’honorer tes devoirs.
Il façonnait nonchalamment un oiseau de neige entre ses mains. Quand il écarta les paumes, sa création s’envola dans une gerbe de plumes gelées.
– Nous aurons du retard chez Homère. Mon rossignol le préviendra.
– Homère ? répéta Blanche d’un air hagard. Vous connaissez Homère ?
Le Gel inclina la tête sur le côté. Il posa sur elle ses prunelles de glace.
– Qui ne le connaît pas, petite ? Nous sommes sur ses terres !
Elles se trouvaient donc encore à Las Vegas. Que faisaient ces trois démons ici, entourés de leur blizzard et leur forêt ambulante ? D'un coup, la porte de la chaumière s’ouvrit en claquant. Un nuage de fumée brûlante se dispersa dans la tempête.
– Entrez, grommela la vieille Yaga. Je vous invite à boire, manger et prendre un bon bain chaud dans mon isba, comme vous avez eu l’outrecuidance de le demander !
Le Gel rit de nouveau.
– Ne vous donnez pas cette peine, intervint précipitamment Cornélia. (Elle s’inclina bien bas et donna un coup de coude à Blanche pour qu’elle fasse de même.) Nous sommes désolées de vous avoir importunée. Nous allons simplement reprendre notre route… et…
Le visage du Gel changea. Les sœurs reculèrent, terrorisées quand la baba Yaga devint successivement très pâle, puis rouge. Puis violette de rage. Ses yeux de hibou s’exorbitèrent.
– Vous exigez mon hospitalité, puis vous osez la fouler aux pieds ?
Ses dents réapparurent. Cornélia se prépara à fuir. Mais elles n’avaient aucune chance de distancer une chasseresse cannibale qui lévitait dans un mortier magique. Quelle stupide idée d'avoir fui le convoi !
– Gamines ingrates ! tonna la sorcière. C’est dans mon four que vous allez dormir. Et dans mon estomac que vous allez finir !
– Allons, allons, susurra une quatrième voix. Quel que soit ce vacarme qui m’a réveillé de ma sieste, nous allons certainement trouver une solution amiable.
Une énorme forme, que les sœurs n’avaient pas vue jusqu’à présent, s’étira sur le toit de chaume de l’isba. La petite maison caqueta nerveusement.
– Ne te mêle donc pas de ça, Kot Baioun ! renâcla la sorcière. Tu compliques toujours tout avec ta langue de vipère !
– Voyons, ma baba, ronronna la bête d’une voix de velours. Je défais plus de nœuds que je n’en crée. En général, du moins.
Quand la créature bondit au sol et s’ébroua pour chasser la neige de son imposante fourrure, Blanche écarquilla les yeux.
– G… Greg ?
Le gigantesque chat, dont la masse évoquait davantage celle d’un ours, s’assit devant elle en faisant trembler le sol. Il la dépassait de trois têtes, et il n’avait pas d’yeux. Du tout. Son pelage touffu, d’un soyeux tigré, rappelait celui de Greg.
– Très chère petite chose non-Russe, j’ignore qui désigne ce nom étrange, mais ce n’est pas le mien.
Il se lécha les babines, et des braises rougeoyèrent au fond de ses orbites creuses.
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