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– Mais la métamorphose ? Aaron peut reprendre sa vraie forme.
– Ils le peuvent, au prix de souffrances difficilement imaginables pour nous, mais cela n’est jamais que temporaire. La magie des fées vit en eux. Elle ne leur permet pas de retrouver leur vraie nature ; leur peau humaine finit toujours par reprendre le dessus.
Parfaitement immobile, Homère fixait Blanche. Elle ressentit un peu de gêne à l’idée qu’elle lui arrachait la vie privée d’Aaron. Un peu de gêne mais beaucoup d’excitation. Homère dut le voir, car il conclut d’une voix plus sèche :
– C’est une tragédie pour eux de n’avoir leur place ni parmi les humains, ni au sein de leur peuple d’origine.
– Que devient le bébé ? Le bébé humain, volé à ses parents.
– Ta curiosité n’a donc aucune limite…
– Aucune, avoua-t-elle sans honte.
– Les fées se lassent très vite. Quand elles en ont assez de jouer à la poupée, elles l’abandonnent.
– Donc il… meurt ?
– Bien sûr, à moins qu’une âme charitable ne le trouve avant…
Blanche fixa les jetons de poker, sagement rangés par piles égales.
– Merci de m’avoir expliqué tout ça. Je n’ai pas encore vu de fée, mais grâce à vous, je saurai quoi faire si j’en rencontre une.
– Ah oui ?
– Oui. (Des tréfonds de son sac, elle tira une tapette à mouches.) De la bouillie.
Homère marqua une pause pensive.
– Intéressant. Sans parler des fées, cet objet risque fort de t’être utile ici : les moustiques sont une véritable plaie.
Il fit signe au croupier de battre les cartes, à quoi elle répondit par un léger sourire.
– Il me reste une dernière question. J’ai gagné quatre de vos jetons, souvenez-vous.
Homère se redressa sur sa chaise. Elle eut l’impression qu’il se préparait au pire. Mais quand elle ouvrit la bouche, ce fut la voix de Cornélia qui retentit dans la pièce.
– Dites-nous qui est réellement Aegeus. Dites-nous ce qu’est une vouivre. Si vous savez vraiment tout, vous devez savoir ça aussi, non ?
La mâchoire de Blanche se décrocha. Homère se figea. Même les démons russes, qui jouaient plus loin, firent silence. Quand la cadette se retourna, elle découvrit sa sœur campée au milieu du casino, les poings serrés. Plusieurs mètres derrière elle, une dryade très mal à l’aise essayait de se fondre dans le décor.
– C’est pas moi, dit Mitaine très vite. J’suis obligée d’la suivre, vous savez. On te cherchait, Blanche !
Elle semblait encore plus verte ici, comme une émeraude posée sur toute cette moquette rouge.
– Depuis combien de temps t’es là ? lança la blondinette à sa sœur.
Cornélia attrapa une chaise et vint s’asseoir près d’elle.
– Assez longtemps pour savoir ce qu’est un changelin.
Homère ne bougeait pas, semblable à une statue. Cornélia le défia du regard, sans se laisser déstabiliser par la croix rouge qui luisait sur sa face de métal.
– Répondez à sa question, s’il vous plaît, finit par dire Blanche. Pour le quatrième jeton.
Homère se leva dans le chuintement de ses amortisseurs.
– Venez, dit le casino à sa place. Pour vous apporter une réponse correcte, il me faut mes archives.
***
Toute l’histoire de la Strate.
Voilà ce qui se trouvait derrière cette porte discrète, perdue dans l’hôtel, qui ne payait vraiment pas de mine. Homère l’avait déverrouillée avec une petite clé numérique cachée dans son index de métal. Il avait renvoyé Mitaine dans le couloir et fait entrer Blanche et Cornélia. Dans la pièce mystérieuse, une odeur de poussière les avait fait tousser. Vu de l’extérieur, elles s’attendaient à un placard à balai, ou un petit cabinet de travail rempli de classeurs étiquetés.
En réalité, la salle était immense.
Du sol au plafond s’empilaient des étagères innombrables qui disparaissaient dans les ténèbres, dans toutes les directions, comme si des miroirs les reflétaient indéfiniment. Elles étaient tapissées de boîtes parfaitement rangées. Et dans ces boîtes…
– L’année 1836, marmonna Homère, ou plutôt le plafond équipé de haut-parleurs. Elle ne devrait pas être loin.
Chaque boîte portait une étiquette, et à l’intérieur, des dizaines de disquettes minuscules étaient soigneusement classées par année. Plusieurs étagères entières étaient dédiées au dix-neuvième siècle. Les yeux écarquillés dans la pénombre – Homère, lui, n’avait pas besoin de lampe pour y voir – Blanche suivit du regard les étagères voisines. Les siècles défilèrent sous ses yeux, jusqu’au vingt-et-unième. Puis au vingt-troisième… Saisie d’une crainte presque superstitieuse, elle n’osa pas regarder les étiquettes suivantes. Elle n’était pas certaine que cette salle avait une fin. Peut-être, comme l’auberge de la Vingt-Cinquième heure, s’étirait-elle à l’infini…
Elle s’approcha des boîtes du vingt-et-unième siècle. 2010. Effleura les étiquettes soigneusement calligraphiées. 2022. Se demanda si des fragments de sa vie se trouvaient quelque part dans ces circuits électroniques... 2040. Si, un peu plus loin dans la Strate, un peu plus loin dans le futur, Homère avait été témoin de sa mort ou de celle de sa sœur. Avec un coup au cœur, elle sourcilla en essayant de déterminer si la Vingt-Cinquième heure rendait cela possible. Si cet étrange immortel de métal pouvait se déplacer à sa guise sur la ligne du temps…
Oppressée par cet avenir qui reposait en tranches bien nettes devant elle, inerte et muet, elle sursauta quand la voix d’Homère retentit.
– J’ai trouvé.
Elle se rapprocha de lui, suivie de sa sœur. Un petit déclic perça la pénombre : la tempe d’Homère venait de s’ouvrir. Il y inséra une disquette minuscule. Les sœurs l’observaient en silence.
– À cette époque, Aegeus n’avait pas de nom. Pour moi, il n’était que l’un de ces innombrables monstres de combat, et c’est la raison pour laquelle je n’ai pas tenté d’en apprendre plus à son sujet.
Homère marqua une pause. Un bourdonnement se mit en route, au rythme des minuscules mécanismes qui s’éveillaient dans son corps. Il ouvrit la main, bien à plat, et un œil de lumière s’ouvrit dans le creux de son poignet, comme un objectif minuscule de caméra.
– Je ne savais pas qu’il sortirait de l’arène un jour, qu’il deviendrait autre chose. La plupart des créatures y meurent.
Dans sa paume métallique, une petite silhouette de lumière apparut dans le vide, en apesanteur entre les cinq doigts articulés. Aussi délicate qu’une plume, elle resta figée un instant. Puis la projection vidéo lui donna vie. Cornélia et Blanche se penchèrent jusqu’à-ce que leurs têtes se touchent, mêlant leurs cheveux si différents. Elles suivirent du regard la créature qui voletait dans le ronronnement du vidéoprojecteur. L’image était trop petite pour qu’elle puissent distinguer tous les détails – et Cornélia, dont les lunettes étaient restées dans leur monde, dut reculer un peu pour aider ses pauvres yeux à accommoder.
C’était une étrange créature, pourvue d’immenses ailes de chauve-souris. Elle sinuait dans l’air comme un serpent ; mais ce serpent-là portait des plumes mêlées à ses écailles, ainsi qu’une énorme perle sur le front.
Le mini-projecteur grésilla. L'image s'agrandit d'un coup, faisant sursauter les deux sœurs, et passa en couleur. Un décor entier, comme un monde miniature, apparut au-dessus de la paume d’Homère et se déploya dans la pièce. Une invraisemblable cacophonie éclata dans le silence – des applaudissements, des huées, des cris, des injures, toute une tempête sonore qui se déversa dans la pièce aux archives.
– Bute-le ! Bute-le, j’te dis !
– Te laisse pas faire ! Chope-le au cou ! Au cou, putain ! Bats-toi un peu !
Sous leurs yeux se déroulait un combat de monstres, comme celui auquel elles avaient assisté chez Actéon. Mais loin d’une cathédrale aux projecteurs puissants, ce combat-là se déroulait dans une fosse de terre, pauvrement grillagée, autour de laquelle hurlaient une bande d’hommes et de femmes survoltés par la scène cruelle qui s’y déroulait. Blanche plaqua une main sur sa bouche. Contrairement à Aaron et à sa tarasque – des combattants hors pair – ces bêtes-là se traînaient dans la terre, misérables et épuisées, agrippées l’une à l’autre. Elles tentaient avec désespoir de tuer l’autre avant de succomber. Les sœurs mirent du temps à reconnaître le serpent ailé. Son plumage couleur d'opale, plein de sang et de boue, se confondait avec le pelage crasseux de son adversaire.
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