70 - Le pouvoir des bakus
D’un coup, ce fut comme si un filtre se superposait à sa vision, déformant les couleurs autour d’elle. Une migraine pointa sous son crâne. Quand elle ferma les yeux, les pensées de la coulobre prirent toute la place dans sa tête. Le sol disparut sous ses pieds ; des odeurs répugnantes lui emplirent les narines.
Des cages. Des cages, des cages, des cages. Tout ce qu’elle voyait était fractionné par des dizaines de barreaux, et elle n’avait jamais rien vu d’autre. Les cages, la lumière crue des néons. La douleur de ne pas pouvoir bouger, jamais. Sa peau flasque qui traînait par terre, dans les restes de ses excréments. Les ulcères. L’ennui. La douleur, l’ennui. La douleur. Le regard des autres coulobres. Elles aussi fractionnées par les barreaux. Leur douleur à elles, qu’elle sent comme si c’était la sienne – car celles de sa race partagent toutes leurs émotions, comme une seule entité pourvue de multiples têtes. De multiples têtes qui souffrent. Et qui hurlent. Les coulobres ne savent pas crier ; elles hurlent en silence. Alors toute l’usine hurle en silence. C’est comme un bruit de fond. Un bruit de l’esprit qui ne s’arrête jamais.
Sous ses pattes, une grille de métal. Sous la grille, une fosse à purin. C’est un immonde magma boueux, qui exhale ses souffles puants sans discontinuer. Là-dedans, parmi les excréments et l’urine, flottent des petits corps noirs. Ce sont ses filles. Quand elle a mis bas, deux d’entre elles sont passées à travers la grille trop large. Elles sont tombées dans la fosse et se sont noyées sans bruit. Personne n’est allé les repêcher. Personne même ne s’en est soucié ; elles ne sont qu’une note insignifiante dans ce hurlement permanent. Leurs yeux morts la fixent en permanence. Il y a bien d’autres nouveau-nés, là-dessous. Ceux des années précédentes, qui se décomposent lentement. Personne ne pense à eux, personne ne sait qu’ils sont là. C’est comme s’ils n’existaient pas vraiment. Elle-même, leur mère, n’existe pas vraiment. Elle est un corps dans une boîte, comme toutes les autres autour. Pas de vie. Pas de nom.
Elle a envie de se cogner le crâne contre les barreaux.
Combien de temps à vivre encore ?
Cornélia réalisa d’un coup qu’elle n’était pas dans cette cage, qu’elle n’était pas cette coulobre. Dans un autre plan de l’existence, elle sentit la trompe du baku quitter sa paume. Elle aspira de grandes goulées d’air, sentit son cœur – son vrai cœur – battre à tout rompre. Dans les derniers instants de la vision, elle distingua des cris, le son strident du métal qui coulissait, des barreaux qui s’ouvraient. Puis un garçon humain accroupi devant elle. Il brûlait d’empathie, chaud comme le soleil, les yeux d’une couleur indéfinissable qui était celle de l’espoir ; sans avoir jamais vu ni empathie, ni soleil, ni espoir, elle les reconnut aussitôt.
Quand elle rouvrit les yeux, elle suffoqua presque en retrouvant sa vision réelle. Les coulobres ne percevaient pas le monde comme les humains. Elles ne voyaient pas les couleurs – en tout cas, pas les mêmes. Pour elles, les barreaux des cages n’étaient pas gris acier, mais d’une sorte de teinte indescriptible qui était celle du froid et de la dureté, qui sentait la violence. Les coulobres prisonnières, au lieu d’être jaunes et noires, ressemblaient à des spectres pâles. Quant à la fosse à purin, elle grouillait d’ignobles couleurs, que Cornélia aurait été bien en peine de se représenter à présent qu’elle retrouvait sa vision véritable.
Et Iroël…
En se tournant vers lui, elle le redécouvrit avec son regard simpliste d’humaine – les yeux noirs, les cheveux hirsutes, les anneaux d’or à son oreille. Mais la coulobre le voyait tout à fait différemment. Pour elle, il irradiait la bonté, clair comme un ciel d’été, lumineux tel un astre. Il était toutes les couleurs de l’arc-en-ciel à la fois. Elle l’aimait profondément et avait accepté pour cela de lui laisser ses petits – puisque pour elle, tous les humains désiraient des nouveau-nés dragons.
Le jeune homme passa une main tremblante dans ses cheveux, y laissant une traînée de poudre scintillante. Cornélia le dévisageait, bouche bée. En forçant un peu, elle parvenait à le voir encore à la façon d’une coulobre ; elle se gorgeait de cette splendeur. Était-ce cela de voir l’âme des gens ?
– Iroël, coassa-t-elle.
Il croisa son regard, l’air secoué lui aussi par ce qu’il venait de vivre.
– Pardon de t’avoir traité de caillou.
Gêné, il se frotta la nuque avec un sourire en coin.
– Bah…
Fidèle à son éloquence habituelle, il en resta là.
– Ils sont trop petits pour voir ça, dit-il. Les bakus. J’aurais pas dû…
Cornélia observa les deux jeunes se serrer contre leur parent. Toute leur poudre d’or s’était écoulée dans ses paumes et celles d’Iroël, en laissant simplement quelques rayures sur la peau noire des bakus. La jeune femme fit couler ce sable étrange entre ses doigts. Si ces créatures prenaient les rêves des dormeurs, avaient-elles inspiré le mythe du marchand de sable ?
– Regarde, dit-elle soudain au petit chou. Tu n’as pas mal fait…
Il releva la tête et, comme elle, fixa la maman coulobre qui émergeait de l’ombre. Les nivées s’écartèrent pour la laisser passer. Lentement, presque timidement, elle s’approcha de ses petits ; ils se précipitèrent contre son ventre chaud. Elle regarda Iroël de ses grands yeux sombres, comme pour s’assurer qu’elle avait le droit d’être là. Le jeune homme hocha la tête avec douceur. Alors des larmes de joie inondèrent les joues de la créature. Ses semblables vinrent former un cercle avec elle ; Cornélia se rendit compte qu’elles pleuraient toutes.
Front contre front, elles pleuraient en silence, comme elles avaient hurlé en silence pendant si longtemps.
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