80 - Coiffure made in Strate
Au fil des kilomètres qui défilaient lentement, les barbiches des faunes s’allongeaient et les chevelures n’étaient pas en reste. Aaron finit par nouer un bout de tissu autour de son front pour ne pas avoir de mèches dans les yeux ; plusieurs hommes l’imitèrent. Les dryades voyaient leurs feuilles et leurs fleurs se faner avant de reprendre de plus belle ; des vrilles vertes pleines de vie dégringolèrent jusqu’à leurs hanches, puis s’aventurèrent vers leurs genoux. Bientôt, Cornélia n’y vit plus rien avec sa frange, qui semblait déterminée à pousser jusqu’à son menton. Son chignon se mit à tomber tout seul, alourdi par plusieurs centimètres supplémentaires. Elle noua cette encombrante masse bouclée dans le bas de son dos, en espérant qu’elle s’y tienne tranquille.
Au final, elle avait volé un t-shirt pour ses petits problèmes. L’un de ceux de Blanche, qui devait s’amuser follement en raijū puisqu’elle n’avait pas réapparu depuis un certain temps.
Bien fait pour elle, marmonna Cornélia en son for intérieur. Ça lui apprendra à faire bande à part.
Rester en raijū lui évitait certainement ce genre de mésaventures utérines, mais sa grande sœur ne lui pardonnait pas son absence.
– Pause ciseaux, lança Aegeus à l’avant du convoi. Tout le monde s’arrête !
– Pause… quoi ? répéta Cornélia.
– Ouf, jeta Gaspard. J’en peux vraiment plus de ces cheveux !
Des deux mains, il tenta de discipliner sa crinière châtain. Une barbe épaisse lui mangeait la moitié du visage.
– Tu ressembles à un ours, commenta la jeune femme.
Il lui jeta un regard en coin.
– Moque-toi !
Un ours avec des yeux de loup, songea-t-elle. Un rapide tour d’horizon lui apprit que le convoi s’était changé en un troupeau d’ours. Combien de « mois » avaient passé ?
Les soldats se mirent par deux et des paires de ciseaux circulèrent. Les barbes raccourcirent, les mèches de cheveux tombèrent dans l’eau ; certains en profitèrent pour tester des coiffures quelque peu originales sur leur binôme – qui ne pouvait pas se rendre compte du désastre.
– Plus court sur les tempes, j’ai dit ! râlait Gaspard sous les mains expertes de Mitaine. Coupe-moi tout ça, là !
– C’est bien ce que je fais ! ricanait la dryade en produisant une magnifique coupe mulet.
En arrière-plan, Cornélia vit Iroël apparaître sur le toit d’un immeuble. Il n’avait cessé d’aller et venir, de fureter aux alentours sans prendre la peine de marcher avec les autres. Elle le regarda sauter d’un balcon, se rattraper souplement à une passerelle qui reliait les deux côtés de la rue, puis se laisser tomber par terre comme s’il faisait ce genre d’acrobaties tous les jours. Des oiseaux le suivirent pour se percher sur ses épaules, l’ayant visiblement adopté. Cornélia, qui nattait ses cheveux, le regarda venir vers elle. On ne voyait plus les yeux du garçon, ni même son visage, avalés par sa tignasse noire. Cette espèce de caniche hirsute se planta devant elle, lui attrapa la main et la posa sur ses épis ébouriffés.
– Aide-moi.
Elle haussa un sourcil et se moqua gentiment.
– Tu veux que je te fasse une tresse aussi ? Je pourrais même y mettre des fleurs, ça te donnerait un style.
Sans rien dire, le jeune homme sortit un couteau de sa poche et le lui tendit.
– Va demander à Blanche, tenta-t-elle. Elle sera ravie de te faire une petite coupe.
Elle ne savait pas si Blanche avait encore des vues sur Iroël. Peut-être avait-elle décidé de jeter au feu toutes ses « faiblesses », pour devenir une vraie boyarde, une métamorphe sans peur.
Des profondeurs de sa tignasse, Iroël grogna.
– Pas Blanche.
– Mais pourquoi ?
Il marqua une longue pause.
– Je veux pas qu’elle devienne amoureuse de moi.
– Ouch, fit Mitaine qui écoutait tout comme une commère.
C’était un râteau dans les règles de l’art. Stupéfaite, la jeune femme dévisagea Iroël.
Il est moins nigaud qu’il en a l’air. Heureusement que Blanche n'est pas là.
– Et moi, le taquina-t-elle, tu n’as pas peur que je tombe amoureuse de toi ?
Il rit du nez, peut-être surpris par sa réplique.
– Non.
Elle accepta son couteau.
– Dans ce cas… Mais je te préviens, ça va être moche.
– Ce sera jamais pire que Gaspard.
L’interpellé sursauta.
– C’est si laid que ça ? Mitaine ! Applique-toi, nom de Dieu !
Un coup de ciseau déterminé lui érafla l’oreille.
– Arrête de bouger, toi, si tu veux que je m’applique !
Cornélia leva les yeux au ciel, attrapa la chevelure d’Iroël à pleine main et se mit au travail. Sitôt son visage dégagé, elle se rendit compte d’une anomalie.
– Ben… t’as pas de barbe ?
Il haussa les épaules pour toute réponse. Soit… Ce garçon était imberbe.
– Coupe plus court.
Sitôt qu’elle se remit à trifouiller dans ses cheveux, il ferma les paupières. Elle s’attendit presque à le voir ronronner comme un chat.
C’est un massacre, songea-t-elle, mortifiée, en essayant d’égaliser les mèches.
– C’est un massacre, commenta Mitaine qui la regardait faire, les mains sur les hanches.
Cornélia jeta un œil à Gaspard, non loin, qui arborait une sorte de crête punk prolongée d’un mulet.
– C’est sûr que toi, tu as vachement arrangé Gaspard…
– Laisse les cheveux plus longs derrière, répliqua la dryade en immisçant ses mains sur la nuque d’Iroël. Ce sera mieux.
Le jeune homme la chassa en sifflant entre ses dents.
– Laisse faire Cornélia. Elle coupe bien.
– Exactement ! Je coupe bien, moi !
Elle regarda alentour. Après les ours, le convoi était maintenant constitué de membres de boy’s band et de stars des années quatre-vingts.
– Allez, c’est terminé, soupira-t-elle.
Cette coupe était une catastrophe. À la place d’Iroël, n’importe qui aurait eu l’air de porter un hérisson mort sur la tête, mais son beau visage parvenait à lui donner un air rebelle et tendance. Cornélia haussa les sourcils.
Il peut vraiment tout porter. J’aurais dû essayer le mulet.
Iroël la remercia d’un sourire éclatant et s’en alla ainsi, les mains dans les poches. En le regardant disparaître parmi les nivées, Cornélia réalisa qu’elle venait de voler un petit fragment de bonheur à la Strate. Elle s’était presque amusée.
Presque.
***
Alors que le convoi cheminait, des dizaines de créatures se mirent à converger vers lui. Elles venaient chercher de l’eau, attirées par l’immense silhouette blanche de l’Airavata. Chargées de bidons, de seaux ou de simples casseroles, pour celles qui le pouvaient, elles restaient sagement en bordure du convoi et tendaient leurs contenants vers le ciel. Cornélia remarqua même quelques humains parmi elles. Vêtus de jeans, de treillis militaire et de capes de pluie qui avaient connu des jours meilleurs, ils venaient s’abreuver comme les autres. Ils lançaient des coups d’œil méfiants au convoi, avant de disparaître furtivement comme des spectres.
D’autres nivées, à l’inverse, prenaient plaisir à les accompagner sur un bout de chemin. Parmi elles, une troupe de petits bakus s’amusait à imiter l’Airavata. Ils se tenaient tous par la queue, en file indienne, et se mouvaient avec de grands pas exagérés, à la manière terriblement lente de l’éléphant. Gaspard éclata de rire quand il les vit ainsi.
À plusieurs reprises, des familles de créatures vinrent se mêler au convoi. Aaron les comptait soigneusement. À partir d’un certain stade, alors que la harde commençait à bien grossir, il cessa d’accepter les nouveaux venus. Chaque fois que des nivées s’approchaient un peu trop, il s’interposait tel un chien de berger et leur apprenait le prix à payer. Alors toutes, sans exception, baissaient la tête et reculaient. Elles disparaissaient dans les rues de Las Vegas, leurs petits bien à l’abri contre elles.
On a atteint la limite de ce qu’Homère a payé, songea Cornélia. Ces malheureux arrivent trop tard…
Mais une exception ne tarda pas à venir.
Dans l’ombre d’un grand bâtiment, une créature s’avança fièrement. Cornélia se figea en l’apercevant. Une nivée du convoi se pétrifia aussi : l’hippalectryon.
Car c’étaient un de ses semblables qui émergeait dans la lumière.
Encore plus émacié que lui, ses plumes pareillement usées, il gardait pourtant la tête haute. C’était un vieux mâle à la robe blanche, aux plumes rousses irisées de pourpre. Il boitait sur trois pattes, car la quatrième n’était qu’un moignon tranché net au niveau du genou. L’un de ses yeux était voilé de blanc. Et malgré toutes ces balafres, il conservait cet air de grand seigneur qui semblait inhérent aux hippalectryons.
Cornélia mit du temps à remarquer le poulain qui se cachait derrière sa queue en panache. Monté sur des pattes trop hautes pour lui, la crête en désordre, le petit regardait le convoi avec de grands yeux ébahis. Le vieux mâle ne bougeait pas. Il n’avait pas de seau, ni de bidon. Il contemplait simplement le convoi qui passait devant lui, lent et insensible comme un fleuve.
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