L'Envol

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La procession avançait d’un pas cérémonial, celui-là même qui conduisait depuis maintenant trois cents ans les nouvelles Vouivres vers leur premier lieu de transformation.

La tête basse et le visage fermé, Thalania mesurait chacun de ses mouvements le long du sentier montagnard. L’aube lui révélait tout juste la nature du chemin escarpé, parsemé de racines sinueuses, ombragé par les ramures imposantes de grands sapins. Oh, elle avait déjà emprunté cette coulée verte embaumée de sève, sur le versant opposé de Carcanesse, mais jamais aussi faible, jamais aussi accablée. Car depuis qu’elle s’était éveillée de son inconscience, son corps ne lui appartenait plus. Tout du moins, plus tout à fait.

Outre les nombreuses matriarches qui accompagnaient, drapées de noir et d’or, la procession vers l’Aiguille de Méluzyn, Belgarde et Azelmire suivaient aussi son sillage – les yeux rivés sur elle, elle le craignait. Devant ses cadettes, Thalania devait se montrer droite et forte ; après tout, c’était à son tour de se glisser dans la peau de la Vouivre, une dirigeante aux épaules assez larges pour mener l’entièreté de la sororité vers un avenir plus radieux. Alors peu importait la lourdeur de ses membres et les migraines vibrantes qui faisaient valser le monde à ses pieds : elle continuerait jusqu’au promontoire, coûte que coûte.

Ne faiblis pas, gronda une voix en son cœur.

Prise d’une vive douleur à la poitrine, Thalania eut un soubresaut et buta contre un rocher. Aussitôt, huit bras l’attrapèrent de toute part pour la soulever et la remettre sur pieds. Les dents serrées, la patronne tâcha de s’en défaire afin de poursuivre son ascension seule, faisant fi du souffle glacé qui irradiait ses poumons. Dans ses veines, le long de ses jambes, paraissait glisser l’haleine mortifère de l’hiver, engourdissant le moindre de ses muscles. Le grognement, lui, résonna encore trois fois dans son esprit, comme depuis les profondeurs d’une caverne :

La vouivre ne faiblit pas.

Depuis son avènement, Thalania pouvait la sentir. L’Unique. Elle pouvait même l’entendre, discerner ses paroles au sein de sa chair. La wyrm ne parlait pas par mots, plutôt par impressions. Par sensations. Autant de choses que son corps peinait encore à accepter. Tandis que la procession approchait de son but après plus de deux heures de marche, elle pouvait sentir son excitation gonfler, se répandre, l’envahir en entière. C’était comme la morsure du froid, qui laisse à son passage des picotements hérissés, recouvre la peau de givre et de grésil.

L’ascension fut encore laborieuse jusqu’aux marches du promontoire. Devant ses yeux, fendus des pupilles sombres de l’Unique, une neige noire et opaque valsait langoureusement, lui permettant à peine de distinguer les dalles de pierre foulées par tant de grands noms avant elle. Lathelma, pour commencer – celle qui l’avait précédée. Une véritable mère pour elle comme pour beaucoup d’autres. À Carcanesse, on la nommait sobrement la Remarquable. Thalania fendit ses lèvres en un léger rictus. Difficile de succéder à pareille femme. D’ailleurs, Lathelma avait-elle été aussi chancelante sur le chemin de l’Aiguille, lorsque son avènement était venu ? Pas à son souvenir.

En levant la tête, la patronne discerna des matriarches postées plus en hauteur, les doigts crispés sur des flambeaux. Douze exactement – autant d’âmes qui avaient embrassé la voie du commandement. Une goutte glacée se fraya un chemin dans le creux de sa nuque. Il lui paraissait distinguer dans les flammes des visages connus, d’autres oubliés. Parmi eux, peut-être, l’observait gravement Méluzyn…

Après une profonde inspiration, Thalania enjamba la première marche. Bientôt, elle entrerait officiellement dans la famille de l’Unique. Enfin.

On l’avait préparée à cet instant toute sa vie.

La vouivre n’abandonne pas.

À la dixième marche, la douleur irradiait pourtant déjà ses cuisses. Mais, la tête haute, Thalania continua son ascension. Quand elle avait été à la place de Belgarde et d’Azelmire, cet escalier de pierre ne lui avait jamais paru aussi interminable. D’ailleurs, ses deux cadettes devaient la trouver bien lente, derrière elle… Un nouveau rictus tordit son visage. Elles verraient bien, elles aussi, passé la cinquantaine…

La vouivre retrouve toujours le chemin du ciel.

L’esprit perclus de doutes et de questionnements, Thalania laissa son corps l’emmener vers l’azur, où l’orange diffus du matin infusait le monde. Une brume de glace envahissait ses pensées, tant et si bien qu’elle se trouva bientôt plongée dans une semi-conscience. C’était sans doute la wyrm qui reprenait le dessus… Ses étranges souvenirs lui apparaissaient par touches, tâchés de rires, réhaussés de chansons ; à n’en point douter, il s’agissait des mémoires des précédentes. Quelques fois, Thalania crut s’y reconnaître : les yeux de Lathelma se posaient avec douceur sur sa personne. Elle se revit jeune, à la fleur de l’âge, arpenter les murailles de Carcanesse, s’entraîner au hast avec ses camarades. Danser sur une table du réfectoire, au son du luth de… Damaris.

Un chagrin infini empoigna soudain son cœur au souvenir de son sourire chaleureux, souligné de crocs noirs, comme si l’Unique elle-même souffrait à sa vue. D’un coup d’un seul, une explosion de sensations lui comprima la poitrine.

Damaris

Sa plus grande sœur d’armes, presque de sang. Cette Garache musicienne, regrettée de toutes, qui savait chaque soir remplir le réfectoire d’une ambiance festive – voire de débauche. Elle avait toujours été capable de lui faire faire des folies… Carcanesse n’avait jamais été aussi bruyante du temps où elle était encore parmi elles.

— Qu’on ôte son manteau à son Éminence.

La voix de la doyenne matriarche la sortit brusquement de sa rêverie. Avec stupéfaction, Thalania découvrit qu’elle était venue à bout des escaliers. Ses pieds nus charriaient désormais la surface lisse du promontoire, qui s’avançait par-delà la falaise à la manière d’un doigt tendu.

En face, le vide.

Son souffle s’accéléra dans sa poitrine.

Chacune d’un côté, Belgarde et Azelmire firent glisser l’habit de fourrure qui gardait la patronne de la fraîcheur de la montagne. Dès lors que Thalania se trouva en simple tunique de lin, un frisson déchira sa chair. Le vent, en s’engouffrant dans ses cheveux sombres, hurla mille mots à ses oreilles.

Le tonnerre gronda dans son ventre. Tandis que la vouivre manifestait son plus grand enthousiasme, c’était la terreur qui, elle, lui déchirait les entrailles. Thalania avait longtemps redouté cet instant – le premier envol. Et ce pour une raison on ne peut plus simple : depuis la mort de Damaris, les hauteurs lui donnaient des sueurs froides. Ce jour-là ne fit pas exception.

La vouivre n’a peur de rien, la sermonna l’Unique.

À la pointe de l’Aiguille, la doyenne matriarche lui tendait la main, l’invitant à s’approcher du bord. Thalania ferma un bref instant les yeux. Elle chercha au plus profond de son être la bravoure de la wyrm et, l’estomac au bord des lèvres, réussit tant bien que mal à faire quelques pas en avant.

— Il y a trois cents ans, Méluzyn fut la première à s’élancer de l’Aiguille, déclara la vieille femme pour la petite audience. Douze après elle ont pris leur envol et, aujourd’hui, une treizième s’élève.

Sa voix nasillarde se mêlait au vent des cimes. Alors à son niveau, Thalania noua ses doigts aux siens avec bonheur. Comme elle fut rassurée, de pouvoir s’appuyer sur elle ! Ses pieds n’étaient plus qu’à quelques mètres du ravin. D’ici, elle était soumise à la complainte des bourrasques, remontant de la vallée pour siffler dans la pierre.

Malheureusement, la tradition voulait qu’elle demeure seule face au vide alors, non sans inquiétude, la matriarche finit par lâcher sa main. Elle recula lentement et, au bord de l’Aiguille, une fabuleuse panique s’insinua dans la poitrine de Thalania.

Ne regarde pas en bas… songea-t-elle.

Déterminée, la patronne hameçonna des yeux la silhouette de Carcanesse, solidement accrochée au flanc de la montagne en face. De si loin, elle ne pouvait guère en apprécier les détails, mais imaginait fort bien la foule qui s’était réunie sur les tours. L’Envol marquait le début du règne de chaque Vouivre et toutes les sentinelles se devaient d’y assister. Depuis la forteresse, la vue devait certes être imprenable…

Toute la sororité avait très certainement les yeux rivés sur elle. Oui, toute la sororité.

Damaris aussi aurait pu en faire partie.

Sans qu’elle ne pût s’y soustraire, son attention dériva vers la sente d’honneur, qui serpentait à l’ouest de Carcanesse. Le soleil du matin donnait avec majesté sur les tombes de marbre des sœurs tombées. À nouveau, une douleur sans nom percuta sa poitrine, plongea au plus profond de son âme, puis remonta si violemment que Thalania dut se faire violence pour ne pas verser quelques larmes.

Elle s’était attendue à avoir peur – après tout, elle avait vu deux Vouivres sauter avant elle. Thalania avait imaginé la folie de l’instant, tenté de dompter la panique du vide. Mais jamais elle n’avait pensé que Damaris puisse revenir la hanter jusqu’ici.

Les poings serrés, elle se risqua à regarder en bas. Les larmes alors durement retenues coulèrent aussitôt.

Avais-tu aussi peur, debout sur les murailles ? demanda-t-elle à son amie, qui peut-être l’observait depuis sa tombe.

— Thalania, reprit la doyenne matriarche. Fille de Méluzyn. Entends l’appel des cieux. Aujourd’hui, tu cesses d’être femme pour devenir l’Unique.

Frigorifiée sur place, la patronne s’imagina le visage de la Garache, alors écrasée au pied des remparts. Elle n’avait pas été là lorsque cela s’était produit – Méluzyn soit louée. Quoique… Si son devoir de Cobra ne l’avait pas menée à quitter la forteresse, les choses auraient-elles pu se dérouler autrement ? Thalania pensait avoir accompli son deuil, refermé les blessures du passé, mais elle ne pouvait se voiler la face : depuis que Damaris avait mis fin à ses jours, sa tristesse ne s’était jamais tarie.

— Aujourd’hui, tu épouses la vouivre, et en elle, tu renaîtras !

Le grondement de quelques tambours s’éleva de l’Aiguille. On disait qu’ils servaient à encourager la Vouivre lors de son premier saut. Pourtant, Thalania restait figée dans le marbre.

Tu m’avais promis. Promis que tu vaincrais toujours la garache.

— Que le gouffre ne soit plus un vertige, mais une promesse ! Saute, Treizième ! Et sois Vouivre à jamais !

Stupide garou !

Comme si elle avait reçu une claque, Thalania fit soudain volte-face. Sous le regard surpris des matriarches – et bien plus encore de Belgarde et d’Azelmire – elle s’élança en sens inverse, puis s’arrêta net. Là, elle pivota pour se retrouver à nouveau confrontée au vide.

La vouivre n’a peur de rien, se répéta-t-elle.

Au rythme des tambours, Thalania accéléra son pas, jusqu’à courir de toutes ses forces. Dans quelques secondes, elle s’élancerait dans le vide.

Dans quelques secondes, la première fusion.

Dans quelques secondes, la renaissance.

Le gouffre n’était désormais plus qu’à quelques enjambées. Son corps n’allait-il pas l’empêcher de répéter ce geste ?

Je ne tomberai pas, Damaris. Regarde-moi plutôt, regarde-moi m’envoler !

Et Thalania sauta de l’Aiguille.

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