Un jour comme les autres

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C'était un jour comme les autres.

Elle s'était réveillée tôt, avait petit déjeuner sur le pouce, pris son métro au bas de la rue, était descendue métro Jeanne d'Arc, pris son café au Concordia, avant d'aller donner son cours d'espagnol commercial devant un public de jeunes gens peu motivés. Puis la pause repas avec une ou deux collègues, le cours à nouveau, vers une autre classe aussi motivée, puis le retour dans le métro bondé, le cours de yoga du jeudi, le dîner, la soirée bouquin ou séries, et le dodo.

La vie qu'elle s'était construite depuis quelques années, à peine interrompue par deux ou trois histoires amoureuses sans lendemain, l'arrivée d'un chat dans sa vie par son balcon, les soirées entre amis la veille du week-end et le samedi, les visites chez papa-maman les dimanches était d'une routine terrifiante.

Parfois, elle se moquait d'elle-même et de ses petites habitudes qu'elle érigeait en art de vivre. Parfois, elle s'en désespérait aussi, et alors, elle se branchait sur l'un de ces sites pour trentenaires, et elle allait s'essayer à la séduction et à la sensualité, avec plus ou moins de succès.

C'était donc un de ces matins routiniers dans le métro, pimenté ce jour-là par l'arrivée tonitruante d'un groupe de supporters anglais rotant à Rangueil et de leur sortie aussi bruyante trois stations après.

Coincée à ce moment-là entre un grand jeune homme noir qui sentait la lessive, et une maman aux traits fatigués avec poussette, plus tous les autres, jeunes et moins jeunes plongés dans leurs smartphones, j'avais hâte que le métro arrive à destination. Les annonces vocales à chaque approche de station, une fois en occitan, une fois en français me tapaient sur les nerfs. J'avais mal aux pieds avec mes talons, et cette position verticale forcée me faisait souffrir, d'autant qu'il fallait amortir avec le corps les virages rapides et autres secousses du métro. Un jour comme un autre quoi.

Une journée ordinaire. Enfin, presque. Lorsque se diffusa une odeur exécrable, entre œuf pourri et litière sale de chat qui remplit le wagon, j'entendis des cris de surprise, de dégoût et des exclamations de toutes parts. Je me bouchais le nez comme je le pouvais avec mon écharpe, tellement cette odeur âcre, envahissante, à vous faire vomir avait pris possession de la totalité de l'espace du wagon. L'enfant dans la poussette se mit à pleurer. Des gens se mirent à tousser, et je sentais comme une vibration traverser nos corps, tellement nous étions empilés les uns sur les autres.

– Mais ouvrez les fenêtres !

– Je ne sais même pas si c'est possible, dit une voix timide à hauteur d'une des fenêtres.

– Eh ! bien ! Essayez !

Un grand gars s'ouvrit un chemin pour accéder à la fenêtre, mais celle-ci résista à la pression exercée avec force par ses mains et resta close. Il y eut un vent de panique dans le wagon, qui augmenta d'un cran, lorsque, à la station suivante Jean Jaurès, le métro ne s'arrêta pas, nous emprisonnant dans cet air vicié. Nous entendîmes les mêmes clameurs dans les deux autres wagons de la rame. Que se passait-il ? Progressivement, la vitesse ralentit, mais il ne s'arrêtait toujours pas.

– Mais ouvrez ! Ouvrez les portes !

– Vous voyez bien que ce n'est pas possible !

– Tirez l'alarme !

– Appelez les secours !

– Il n’y a plus de connexion !

– Quoi ?

– Ça ne marche plus !

Que les smartphones ne fonctionnent plus apporta un degré d’étrangeté encore plus grand au moment que nous vivions. Comme si c’était ok qu’un train puisse dérailler, ou s’emballer, ou ne pas s’arrêter, mais qu’on ait plus de connexion, cela dépassait la mesure. On devait se regarder droit dans les yeux, et ça, c’était encore plus malaisant que d’être plongés dans nos smartphones.

Je n'en pouvais plus. La femme à côté de moi consolait son bébé avec une étrange douceur, bien qu'il hurlât de tous ses poumons. Le grand noir en face de moi -Sami - nous avions trouvé le temps d'échanger quelques mots- se montrait plutôt relax, et savait trouver les mots pour faire baisser notre panique d'un cran, mais l'odeur était si exécrable, et si mystérieuse (nous ne savions toujours pas comment celle-ci s'était infiltrée dans le wagon) que je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas tourner de l'œil. Ce que firent allègrement certains, certaines d'entre nous, accroissant le degré de panique autour de nous.

Dans cette situation imprévue de tourmente, je me raccrochais au sourire de Sami, si proche de moi physiquement, et son calme olympien, son odeur de lessive rassurante (j'avais envie de me plonger dans sa poitrine bienveillante) me calmait. Même si par timidité, nos yeux se focalisaient sur la femme avec son petit, je sentais cette connivence étrange avec cet homme, comme si nos corps se branchaient l'un à l'autre. Cela se manifestait dans nos sourires, dans nos yeux qui se cherchaient, et dans cette rougeur que je sentais monter à mes joues quand je croisais les siens. J'avais trouvé un nid dans l'orage.

Malgré nos efforts, on ne réussit pas à ouvrir les fenêtres. Elles n’étaient pas conçues pour s’ouvrir, ce que je découvris alors. Un autre manœuvra la manette d'urgence, libérant son cri strident, sans que le métro ne s'arrête pour autant à la station suivante. Le métro poursuivait tranquillement sa route d'une station à une autre, comme s'il vivait sa propre vie, indifférent à notre peur. Nous étions englués dans cette odeur infâme, comme la mouche dans le fil de la toile d'araignée, et la panique, la vraie s'empara de nous.

Quand un grand claquement, pareil à un coup de feu se fit entendre, je crus que notre dernière heure était venue. La plupart d'entre nous se mirent à crier, certains et certaines, dans un mouvement réflexe se plaquèrent au sol, quand cela était possible. Ce n'était guère possible.

L'odeur qui nous empestait plus tôt s'était amenuisée, remplacée par l'odeur de la peur. Si vous n'avez jamais connu la peur, celle-ci est reconnaissable, comme si nous sécrétions des phéromones de peur. Je l'avais déjà observé chez les chats, lorsque l’un d’entre eux s’était retrouvé coincé dans une cage d’escalier, avec face à lui un mâle dominant prêt à l’amocher, avant que je ne lui porte secours. Cette peur viscérale, qui fait que l'on peut se faire sur soi, et s’oublier. Comme une cire invisible, que nos peaux exudent. Une odeur âcre, mais très discrète, parfaitement identifiable.

Nous nous regardâmes avec Sami, jaugeant notre état de panique réciproque. Que fallait-il faire en pareilles circonstances ? D'où venait le danger ? Mais le claquement ne fut suivi d'aucune explosion. Par réflexe il m'avait serré dans ses bras, et je me laissais aller dans cette étreinte rassurante. Je n'étais pas une petite chose fragile, j'étais assez forte, une bonne vivante, qui savait prendre sa place dans la société, mais j'avoue que je me réfugiais dans ses bras comme une enfant, sous le regard un peu jugeant de la femme à l'enfant.

Etrangement, bien que je fusse entourée de beaucoup plus de personnes autour de moi, ma mémoire s'est focalisée sur ces deux personnes qui étaient dans ma grande proximité. Les autres sont nimbés d'un flou artistique. Dans ce type de situations, les comportements humains s'exacerbent : certains écrasaient les gens devant eux, pour avoir accès aux portes, d'autres au contraire allaient au secours des plus faibles d'entre nous, et ça criait de toutes parts.

– Mais arrêtez de pousser ! Ça ne rime à rien !

– Arrêtez ! Ou je vous mets mon poing dans la gueule !

– Du calme ! Du calme ! Ça ne sert à rien de vous agiter. On va bien finir par nous secourir ! avais-je tenté, après m'être dégagée doucement des bras de Sami.

– C'est ça oui !

– Il y a une autre manette à l'autre bout du wagon ! fit une autre.

Le message fut reçu cinq sur cinq. Une petite femme excitée se précipita sur la manette, qui n'avait pas été actionnée, brisant le verre pour l'atteindre, et là, ô miracle, le métro s'arrêta.

Les portes se débloquèrent une minute, et l’on put entendre le wagon respirer, comme si notre souffle, amplifié par le nombre de personnes que nous étions - une petite cinquantaine - était la respiration du wagon. Mais lorsqu’une femme maigrichonne tout près de la porte se précipita pour tourner la poignée, on réentendit le clic de la fermeture de porte, et le métro repartit de plus belle, cette fois-ci, en accélérant l’allure, et l’on voyait défiler les stations, comme dans un mauvais rêve. Nous allions finir par nous écraser dans le mur de la dernière station, pensais-je. Les lignes de métro toulousaines sont courtes, contrairement à celles du métro parisien.

Je me cramponnais à la barre en regardant Sami. Quand ce cauchemar allait-il finir ? Moi, qui m'ennuyais dans la vie, là, c'en était un peu trop !

Les gens hurlaient, criaient : ‘Au secours ! ‘ Sauvez-nous ! ‘ dans différentes langues, et ils cédaient à la panique, essayaient de forcer les portes. D’autres se mettaient à prier, d’autres pleuraient. Je n’en menais pas large, mais j’étais dans ma bulle Sami. Lui aussi d’ailleurs. Nos regards s’étaient accrochés à l’autre, puis nos mains, puis nos corps.

C’était étrange. Si nous devions mourir, emportés par ce métro sans loi, ni maître, ma bulle Sami me suffisait, et cette tendresse inattendue, que j’éprouvais pour cet inconnu, qui m’offrait son sourire et le réconfort de son corps dans la tourmente me fit réaliser à quel point il me manquait quelque chose dans ma vie. L’amour. Un homme à aimer.

La femme au bébé se mit à hurler, complètement terrifiée. Elle avait l’air de revivre quelque chose. Je me détachais des bras de Sami, et j’essayais vainement de la calmer. Son bébé s’était mis lui aussi à hurler. Quelqu’un derrière elle la gifla, ce qui la fit revenir à la réalité, et elle se mit alors à houspiller son agresseur ou son sauveur dans une langue persifflante. Je n’étais pas adepte de la méthode forte, mais la claque l’avait fait revenir à notre réalité. L’enfant avait besoin d’elle. Pas le moment qu’elle pète les plombs. Toute cette scène avait duré quelques minutes, alors que le train entamait une décélération.

Lorsqu’il finit par s’arrêter, à cent mètres de la dernière station de la ligne, et que l’on entendit le clic d’ouverture de la poignée, on entendit un ouf de soulagement, comme si le wagon se mettait à parler. Quel étrange voyage sous la terre ! Allait-on enfin pouvoir sortir de cette rame ?

On ouvrit les portes, laissant entrer l’air frais, et cela en donnait même presque le tournis. Le métro s’était arrêté dans le tunnel. Les plus téméraires sortirent d’abord, se collant aux murs extérieurs, au cas où il reprendrait sa folle course.

Bientôt tout le monde descendit. Sami et moi, nous nous chargeâmes d’aider la femme et son enfant, et de transporter la poussette. Les smartphones se remirent à marcher pour notre plus grand soulagement. On les utilisa pour nous éclairer dans le noir, et rejoindre le quai à pied. J’entendais autour de moi des exclamations de joie, des rires, des pleurs, des cris, toutes sortes d’émotions, que les gens pouvaient exprimer, maintenant que le danger s’éloignait.

Les deux autres wagons se désemplissaient aussi de leurs passagers fatigués, et tout le monde se retrouvait dans le tunnel, et s’interpellait pour savoir si tout allait bien, pour commencer à raconter les évènements extraordinaires que nous avions vécus. L’être humain est un raconteur d’histoires, de la naissance jusqu’à sa mort. Nous nous nourrissons autant d’histoires que de nourriture terrestre, et les histoires naissent aussitôt que nous posons des mots sur des événements vécus.

Quand tout le monde fut sur le quai, et que la vie commença à retrouver sa normalité, je savais que pour moi la vie ne serait plus vraiment la même. Ce quart d’heure infernal, ça n’avait pas duré plus d’un quart d’heure m’avait modifié. Je regardais Sami du coin de l’œil à un mètre de moi. Il me tendit sa main que je pris. Je ne connaissais pas cet homme, mais j’avais très envie de le connaître.

Nous ne saurions peut-être jamais ce qui s’était passé dans ce train sans conducteur, mais qu’importe ! Parfois, il suffit juste de quelques instants pour changer une vie, pour changer de paradigme, et peut-être que cette romance que je commençais avec Sami ne durerait pas plus de quelques jours, pas plus de quelques semaines, mais ce court instant dans ce wagon infernal m’avait fait prendre conscience de la brièveté de la vie, et de l’importance de l’amour dans une vie, et qu’il me manquait cette épice essentielle dans la mienne.

Quand nous fûmes au sommet des escaliers, une explosion retentit, et nous vîmes le wagon, que nous avions fui exploser. Comme ça, dans un vacarme retentissant, dans le feu et les éclats de verre et de fer. Comme ça, sans explication. Les deux autres wagons restèrent intacts, comme deux témoins discrets, qui tairaient le secret du mystérieux wagon.

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