Chapitre 1
Le bateau avait pris le large depuis une heure déjà. Karin sentait les embruns sur sa peau et le sel dans ses cheveux. Elle regardait en direction de l'île qu'ils avaient quittée, désormais invisible. Le soleil était bas à l'horizon, les vagues frappaient la coque avec violence et l'électricité dans l'air annonçait l'orage. Soudain, un cri strident perça le vacarme de la tempête. Un albatros passa au-dessus du pont et voila le ciel de ses ailes gigantesques. Karin s'accrocha à la rambarde pour ne pas tomber. Sous ses doigts, une pellicule de givre aussi glaçante que le bleu de ses iris. Des mèches noires se collaient à son visage à mesure que le vent les gorgeait d'eau. Sombre et tumultueux, l'océan grondait aussi fort que les rafales gonflant les voiles du navire. Karin ne regrettait pas de partir ainsi à l'aventure mais son estomac n'était pas de cet avis. C'est ainsi qu'elle commença son périple, les tripes retournées, dégobillant par-dessus bord.
Du haut de ses seize ans, Karin était grande, large d’épaules, toute en muscles. Son quotidien à la forge lui avait imposé de développer une force peu commune pour une fille de son âge Malgré les réticences de ses parents, soucieux du qu'en dira-ton, le forgeron du village lui enseignait son métier depuis qu'elle avait dix ans. A l’âge de onze ans, elle maniait déjà à la perfection le marteau, frappant avec vigueur le métal sur l’enclume, travaillant comme jamais aucun apprenti n’avait travaillé avant elle. Fier de son élève, c'était finalement avec regret que son maître l'avait laissée partir pour le rituel de l'Envol, à son seizième printemps.
Dès la fin de l'automne, les hommes du village grimpaient sur leurs navires et s’en allaient piller les contrées lointaines, au-delà de la mer de glace, afin de ramener vivres et objets de valeur. Grâce à ces excursions, le village prospérait, bien que certaines épouses ne fussent pas très ravies que leur homme ramenât parfois une sauvageonne dans leur butin. Alors que les femmes restaient au village lors des raids, les jeunes filles devaient tout de même réaliser leur Envol. Ainsi exposées aux mêmes dangers que les guerriers, cela leur évitait par la suite de remettre en cause leurs rôles de mère et épouse docile, lorsqu'elles en revenaient. Cependant, Karin comptait bien faire ces preuves dans un tout autre domaine. En plus de son travail à la forge, elle s’entraînait au maniement du marteau de guerre et sans vouloir se vanter, son habileté n'avait d'égal au village. Pour son quinzième anniversaire, son maître lui en avait même offert un. La jeune fille était tombée amoureuse de l’arme puissante, spécialement forgée pour elle. Son marteau était devenu l’extension de son bras et elle avait bien l’intention de montrer son potentiel lors de son Envol.
« Bah alors, Karin. On a le mal de mer ? C’est bien pour ça que les femmes restent au village. T’imagines l’odeur sur le bateau si elles venaient toutes ? Nan mais l’enfer… »
Entre deux haut-le-coeur, Karin jeta un regard noir à l'auteur de la moquerie. Boern, le fils du chef, aussi arrogant que stupide, ricanait grassement avec ses compères, satisfait de sa pique. Karin grinça des dents. Deux saisons auparavant, elle avait sauvé le garçon d’un serpent. Depuis, ce dernier ne pouvait s’empêcher de la rabaisser devant tout le monde. Elle se souvenait pourtant du courageux jeune homme, tétanisé face à une minuscule vipère, le visage livide et strié de larmes. Sans hésité une seconde, elle avait abattu son marteau sur le crâne de l’animal. Sans un merci, l'ingrat avait essuyé ses pleurs avant de courir au village. Quelques heures plus tard, les colibets fusaient, résultats d'une histoire déformée. Karin la couarde, incapable de manier son énorme marteau, n'avait de la guerrière que l'apparence.
Après dix jours, le mal de mer était passé et la flotte avait depuis longtemps laissé derrière elle la mer de glace et ces dangereux icebergs. D’ici quelques heures, la petite armada pourrait débarquer sur les terres des sauvageons. Karin était plus qu’impatiente, son marteau serré dans ses mains à s’en faire blanchir les phalanges. Elle jeta un coup d’œil à son rival et sourit intérieurement en le voyant trembler comme une feuille.
Quand le navire accosta, la troupe débarqua sur la plage de sable blanc. Boucliers de bois, armures de cuir, coutelats et haches de guerre, Karin observa avec admiration ce défilé menaçant. Elle rejoignit le cortège, elle même vêtue d'une armure unique en son genre : par dessus sa tunique de cuir tressé et ses braies de laine, une cotte de maille cliquetait à chacun de ses pas. Résultat d'une année entière de travail, Karin caressa non sans fierté sa seconde peau métallique. Le contact froid fit bouillir son sang d'impatience et l'adolescente accelera la cadence.
Après une heure de marche, le village ennemi fut en vue. A l’unisson, tous les guerriers vétérans s’élancèrent en hurlant. Les jeunes, encore timides mais prêts à faire leur preuves, rejoignèrent rapidement le mouvement. Grâce à l’effet de surprise, la troupe pilla les maisons sans rencontrer une quelconque résistance. Les habitants effrayés cherchaient d’abord à fuir plutôt qu'à combattre l’envahisseur.
Karin, les veines saturées d'adrénaline, participa à l'assaut avec hardiesse et férocité. Pourtant, elle fut déroutée de constater que ces hommes, femmes et enfants ressemblaient étrangement à son peuple. Malgré leur accoutrement étrange, ils n'avaient rien des sauvages ignares et repoussants décrits dans les récits de guerre. Elle commença à ressentir de la culpabilité quand elle vit les bâtisses prendre feu. Ses compagnons en ressortaient les sacs remplis de nourriture et de bijoux, des sourires carnassiers aux lèvres.
Les habitants, certains pétrifiés face à l'ennemi, d'autres courant dans tous les sens à s'en rompre les os, se faisaient masacrés. Ils n'avaient pour armes que leurs fourches et autres outils du quotidien. Le combat était inégal : des fermiers contre des soldats. Un bambin brandit son épée de bois et défia l'énorme colosse qui s'apprêtait à détruire sa maison. Celui-ci gifla l'enfant, l'envoyant s'étaler dans le sable, tête la première, la nuque brisée. Le guerrier pénétra dans la demeure et après quelques cris, les fenêtres furent recouvertes de sang. Sa besogne terminée, il quitta la pièce chargé de vivres, laissant derrière lui une sauvageonne en pleurs berçant le cadavre eventré de son mari.
Karin en eut la nausée. Elle secoua la tête pour ôter ce sentiment malvenu et reprit sa course vers le moulin. La porte n’était déjà plus qu’un amas de planches sur le sol boueux. Elle regarda à l’intérieur et découvrit Boern. Il tenait la chevelure blonde d’une femme en sanglots, à côté d'un landeau d’où s’échappaient des vagissements continus. La mère suppliait dans une langue étrangère, mais le garçon riait.
« Tu vas voir ce que c’est qu’un homme ! Tourne-toi, sale chienne ! »
Karin ne réfléchit qu’une fraction de seconde et poussa Boern d’un grand coup de pied, le faisant valdinguer contre la commode. Sonné, l'adolescent se releva gauchement, avant de se mettre en garde. Il s'apprêtait à charger, lorsque le son de la corne de brume retentit, signalant le retour aux bateaux. Ne voulant pas laisser cet affront impuni, il attrapa le premier objet et frappa la jeune fille à la tempe. Karin s’affala lourdement au sol avant de s’évanouir.
Quand elle reprit connaissance, la maison était vide. Sur le sol, une pierre baignait dans une flaque rouge, quelques cheveux noirs collés sur sa surface par du sang séché. Karin s'appuya sur le meuble le plus proche afin de se remettre sur pied, non sans mal. La petite table de bois attira son attention. Des bâtons d'encens gisaient au sol, entourés de débris de terre cuite. Posé au centre, un coussin de velour semblait avoir échappé au saccage de la demeure. Surprise par cet objet raffiné qui dénotait avec l'humble mobilier, Karin observa l'autel avec curiosité. Puis la douleur dans son crâne lui rappela les récents évennements et l'urgence de la situation. Elle attrapa la pierre ensanglantée, seule preuve de son agression, et sortit en chancelant.
L'adolescente traversa le village désert en foulées maladroites. Elle continua sa course par de-là la campagne jusqu'à la dune derrière laquelle les bateaux mouillaient. Elle maudit sa cotte de maille, désormais si lourde sur ses épaules. Une fois au sommet, les vêtements trempés de sueur et la pierre toujours à la main, son coeur stoppa net. La preuve roula au sol et dévala la pente jusqu'à la plage où nulle navire ne l'attendait plus.
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