1. La promesse d'un été
Avant la pierre, avant le silence, il y eut la lumière. Le souvenir revint, intact. Un parfum oublié qu’un souffle chaud ramène au bord de la mémoire.
Un mois plus tôt, Jean-François arrivait en Corse, sans savoir que l’amour l’attendait dans une robe claire et un sourire discret...
Largué par Chrystel sans explication. Elle était entrée dans sa vie comme une promesse de lumière et partie comme on claque une porte, sans prévenir. Elle l’avait regardé dans les yeux :
- Je crois que je ne t’aime plus.
Rien de plus. Pas de cris. Pas de larmes. Juste une phrase, nue, tranchante, sans appel.
Il était resté là, planté dans le silence, à chercher ce qu’il avait mal fait, ou mal dit. Il avait revécu chaque geste, chaque mot, en boucle. Et ça n’avait rien changé. Elle n'était plus là. Et lui, il ne se reconnaissait plus.
Son travail n’était plus un refuge. Il se levait chaque matin pour aller s’enfermer dans un bureau sans âme, à remplir des dossiers sans importance, à sourire à des gens qui ne le voyaient pas.
Il encaissait, il prétendait, il faisait comme si. Mais à l’intérieur, tout s’effritait.
Et Paris… Paris l’achevait. Des murs trop gris, des trottoirs trop pleins, des nuits sans ciel. Le bruit. L’indifférence. Les foules qui passent sans voir.
Ce matin-là, il avait ouvert une carte. Son regard s’était posé là où son cœur battait encore :
La Balagne.
Son père y était né. Lui, il y avait passé ses vacances entre les pierres chaudes et les cyprès penchés, les collines rousses et les figuiers. Il s’était promis de revenir un jour, quand le monde deviendrait trop bruyant.
Le moment était venu.
Il avait pris un billet, mis dans une valise l’essentiel — c’est-à-dire presque rien — et il était parti, sans se retourner.
Non pas pour se reposer, mais pour respirer, pour retrouver un peu de silence, un peu de lui.
C’était un soir de juillet 81, dans un petit village perché de Balagne. Là où les ruelles sentent le figuier chaud et la pierre ancienne. Une scène en bois avait été dressée sur la placette centrale, entre deux platanes noueux. Quelques guirlandes lumineuses dessinaient des arabesques jaunes dans l’air tiède du soir.
Jean-François avait toujours aimé ces concerts d’été, ces soirées de village où les guitares corses s’accordaient aux voix chaudes et aux refrains oubliés. Il y était venu sans rien attendre. Juste un peu de musique, un peu de paix.
Mais il ne savait pas encore qu’un regard allait redessiner sa vie.
Il la vit, là. Assise à l’écart, sur un muret de pierre. Ses mains étaient posées sur ses genoux, sa tête levée vers la scène. Ses cheveux noirs flottaient légèrement dans la brise du soir. Elle ne bougeait pas. Elle écoutait. Intensément. Comme si chaque note lui appartenait.
Malgré les personnes présentes, Jean-François l'avait remarquée. Il la regarda de loin, sans oser s’approcher. Quelque chose en elle tenait le monde à distance.
Pas par froideur, mais par douceur. Une retenue qui ressemblait à du sacré. Elle était faite de silence... et de lumière.
Sans raison, elle se tourna vers lui. Leurs regards se croisèrent. Elle sourit. Un sourire bref, timide. Mais ce fut assez.
Il sentit une chaleur neuve monter en lui, une faille s’ouvrir doucement. Il lui rendit son sourire. Et tout le reste s’effaça : la musique, les rires, les voix...
Il ne restait plus qu’elle. Une âme que l’été venait de lui présenter. Il n’osa pas l’aborder ce soir-là. Il rentra seul, troublé. Le cœur en feu. Le pas léger. Mais il savait déjà qu’il reviendrait le lendemain. Et les jours d’après.
Tant qu’elle serait là.
Le lendemain, le soleil était encore haut, les volets des maisons mi-clos. La mer offrait, au loin, ses reflets d’or. Le vent soufflait plus doux ce soir-là, comme s’il s’excusait d’avoir bousculé les arbres les jours précédents.
Jean-François errait sans but sur les hauteurs du village, les mains dans les poches, le regard perdu entre les toits et l’horizon. Il était revenu. Trop tôt, sans doute. La scène en bois attendait encore ses musiciens. Il s’assit à la terrasse du café d'en face et sirota une menthe à l'eau.
Il avait tenté d'écrire l’après-midi. Quelques mots griffonnés dans son carnet, puis raturés. Rien ne venait. Rien n’avait la force ou la douceur de ce qu’il voulut retranscrire.
Dans son esprit, toujours ce visage. Ce sourire qu’elle avait laissé, suspendu dans l’air.
Il ne savait rien d’elle. Ni son nom. Ni son âge. Ni même si elle était d’ici. Mais quelque chose en lui, profondément, savait que cette femme n’était pas une passante. Non. Elle n’était pas de ces beautés qu’on admire de loin puis qu’on oublie dans le bruit des jours.
Le centre du village commença à se remplir. Il alla s'installer sur le même banc, à l’autre bout de la placette, le dos un peu raide, les mains serrées entre ses genoux. Son cœur battait trop vite. Trop fort pour quelqu’un qui venait "juste écouter de la musique".
Il ne savait même pas ce qu’il attendait vraiment. Il espérait. C’était tout. C’était déjà beaucoup.
Les minutes passèrent. Des enfants jouaient autour de la fontaine. Un vieux sortit de l’ombre avec une casquette élimée. Un chien s’étira en grognant doucement. La vie, telle qu'il l'aimait, reprenait son cours, comme la veille, comme toujours.
Puis elle arriva. Sans bruit. Même robe claire. Avec la même retenue dans la façon qu’elle avait de se déplacer. Elle glissait plus qu’elle ne marchait. Ses yeux effleuraient les visages sans s’y poser.
Elle ne semblait vouloir déranger ni l’air ni le temps.
Discrètement, elle alla s’asseoir au même endroit. Sur le muret, sous le figuier. Comme un rituel, comme un souvenir fidèle à lui-même.
Elle ne le vit pas tout de suite, mais quand enfin leurs regards se croisèrent, ce fut lui qui sourit le premier. Un sourire retenu, fragile et elle le lui rendit, à peine plus long que la veille, un rien plus chaud. Il y avait dans ce sourire une forme de reconnaissance, une invitation.
Jean-François imagina qu'elle l’attendait... un peu. Il ne s’approcha pas. Il resta là, à bonne distance. Pas pour l’observer, ni par peur. Seulement parce qu’il sentait que tout mouvement brusque pouvait briser quelque chose de précieux.
Elle était à portée d’émotion.
La nuit tomba et le concert s’acheva dans de chauds applaudissements. La jeune fille disparut dans la foule, sans un mot. Il ne chercha pas à la suivre.
Cette nuit-là, il ne dormit presque pas. Il revoyait son sourire. Encore et encore. Il se demandait qui elle était, d’où elle venait, ce qu’elle fuyait. Puis, dans l’obscurité de sa chambre, les yeux ouverts, il se surprit à murmurer son prénom.
Un prénom qu’il ne connaissait pas encore.
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