8. Au delà de tout
Il la chercha toute la journée.
Sur la place, sous le figuier, près du lavoir. Il arpenta les ruelles. Il espérait voir surgir sa robe claire au détour d’un mur. Il espérait la voir s'avancer vers lui, l'embrasser, lui pardonner.
Il guetta chaque son, chaque pas, chaque ombre.
Elle ne vint pas. Plus un seul mot. Plus un seul regard. Ni même un signe. Elle avait disparu.
Il s'assit sur le banc, resta là, des heures durant, incapable de faire autre chose. À midi, il n’eut pas faim. À quinze heures, il ne sut même plus quel jour il était.
Et plus le soleil descendait, plus il sentait la douleur le serrer, comme un étau.
Il revit son regard quand elle l'avait quitté. Cette larme qui avait coulé sans bruit. Il aurait voulu tout effacer. Revenir en arrière. Lui dire qu’il comprenait. Qu’il acceptait. Qu’il prendrait même un seul jour de plus, s’il ne pouvait avoir rien d’autre.
Il murmura son prénom, cent fois, comme une prière vaine.
— Livia... Reviens-moi. Je t’en supplie.
Elle ne revint pas. La nuit tomba, chaude, sans étoile.
Il resta seul sur la place de l’église. La scène avait été démontée. Le silence avait repris ses droits. Un chat passa entre les pavés, indifférent. Le vent soulevait un peu de poussière, comme un soupir ancien. Il s’assit sur le muret, à l’endroit exact où elle s’asseyait toujours. Il ferma les yeux. Longtemps. Le vide qui l’habitait était immense. Un trou béant dans sa poitrine, qu’aucune parole, aucun souvenir ne put combler.
Il ne savait pas encore que le lendemain, il franchirait une porte qu’on ne franchit qu’une fois.
En rentrant, il prépara son sac. Qu'est-ce qui pouvait le retenir à présent. Au petit matin il sortit sans but, les mains dans les poches, le cœur vide. La lumière était pâle, encore voilée par les brumes. Le village dormait encore.
Et puis...
Il la vit. Debout, seule, au milieu de la place. Là où ils s’étaient croisés la toute première fois. La robe claire. Les cheveux attachés. Le regard baissé. Il s’arrêta. Son souffle se coupa net. Puis il courut. Il ne réfléchit pas. Il ne chercha pas de mot.
Il l’enlaça. Fort. Longtemps. Comme s’il avait attendu ce geste toute sa vie. Elle ne bougea pas. Elle resta contre lui, la tête nichée contre son cou.
— Tu es revenue, souffla-t-il.
— Je ne suis jamais partie.
Il recula juste assez pour la regarder.
— Je suis désolé... Pour tout. Je t’ai blessée. Je voulais comprendre, mais j’ai oublié de te voir. Juste te voir, toi.
Elle posa ses mains sur ses joues, avec une tendresse immense. Ses yeux brillaient. Pas de larmes, cette fois. Juste une lumière étrange, chaude, presque résignée.
— Je ne veux pas être celle qui laissera une plaie en toi, murmura-t-elle.
— Tu es celle qui m’a réveillé, Livia. Ne me prive pas de ça.
Elle ferma les yeux une seconde, comme si elle écoutait quelque chose au fond d’elle-même.
— Alors viens. Marchons. Parlons de rien. Vivons aujourd’hui comme si c’était le seul.
— C’est ce que je veux.
Il lui prit la main. Elle ne la retira pas. Sans le savoir, il venait d’entrer dans l’un des plus beaux jours de sa vie. Celui qu’il garderait à jamais, quand tout le reste ne serait plus.
Ils vécurent quelques jours volés au reste du monde.
Des matins légers. Des balades sans but. Des silences qui ne faisaient plus peur. Il n’osait plus poser de questions. Elle ne fuyait plus. Ils se contentaient d’être là, ensemble, dans cette bulle invisible.
Ce matin-là, au réveil, Livia prit sa main et leva son regard vers lui :
- Jean-François, mon amour.
- Oui Livia.
- Il est temps. Viens avec moi.
Il ne répondit pas. Il ne put. Elle l'entraîna sur les hauteurs du village et s'arrêta devant une grille qu'il reconnut.
Elle le regarda tendrement. Ses yeux brillaient d'un amour intemporel :
- C'est ici.
Elle regarda tout autour d'elle, puis ouvrit la grille. Elle se tourna vers lui, afficha un des plus beaux sourire qu'il ait jamais vu :
- A bientôt, mon amour.
Elle entra.
Les arbres étaient tordus par le vent. Un grand mur, blanc, ancien, le séparait d'elle. Il était une frontière entre lui et la douleur, entre lui et l'enfer. Il posa les mains sur la grille. Frissonna. Entra à son tour.
Les graviers crissèrent doucement sous ses pas. Les cyprès se dressaient en silence de chaque côté de l’allée. L’air était plus frais ici, plus dense. Comme figé.
Des croix. Des stèles. Des fleurs fanées. Il s’arrêta.
Il ne comprenait pas encore. Pas tout à fait. Mais au fond de lui, il savait déjà que ce qu’il cherchait ici. Une vérité qui le terrasserait. Il s'arrêta. Attiré par une force invisible. Il revint sur ses pas.
A sa gauche, la pierre penchée. Le sol se déroba sous lui.
Une photo. Un sourire, ses yeux. La même douceur, la même lumière.
Il voulut reculer, mais ses jambes ne répondirent plus. Il chancela.
Il tomba à genoux, lentement, sans un mot. La main posée contre la pierre froide. Son cœur battait trop vite, trop fort, incapable de comprendre, incapable de refuser ce qu’il voyait. Tout vacillait. Le silence pesait, épais, presque sacré.
Une larme glissa de ses cils, avant de rouler le long de sa joue, puis elle alla s’écraser contre la pierre.
Il n’y eut pas de cri.
Pas de mots.
Juste un souffle.
Un vide.
Un vertige.
Livia - Tombée pour la France
1922 - 1943
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