3. Un prénom
Il arriva plus tard, volontairement. Il ne voulait pas paraître impatient.
Il s’était forcé à marcher lentement, à savourer les odeurs d’herbe sèche, à écouter le chant des grillons dans la lumière qui pâlissait. Mais son cœur, lui, battait l’appel bien avant l’heure. Il savait pourquoi il venait. Il n’osait plus se mentir.
Elle était déjà là. Toujours au même endroit. Toujours seule. Toujours ses mains croisées sur ses genoux. Mais ce soir-là, elle ne regardait pas les musiciens. Son regard était posé plus haut que la scène. Ses yeux cherchaient ailleurs, au-delà du ciel, parmi les premières étoiles qui commençaient à poindre.
Loin, dans ce bleu qui s’efface et qui promet la nuit.
Un instant, Jean-François hésita. C’était presque sacrilège de s’approcher. Mais il se sentait comme appelé. Il fit quelques pas dans sa direction, veillant à ne pas troubler la paix du moment. Pas trop près — il imagina une frontière invisible qu’il n’osait franchir — mais assez pour qu’elle le voie.
Elle tourna la tête lentement. Cette fois, elle ne se contenta pas d’un sourire. Elle lui fit un signe de tête, discret. Une invitation. Il y lut une chaleur inattendue, une brève complicité.
Il vint s’asseoir à quelques pas d’elle, respectant la distance. Il mit un moment à trouver sa voix :
— Vous aimez cette musique ? demanda-t-il, la gorge un peu sèche.
Elle le fixa. Son regard le frappa par sa profondeur. Elle le voyait vraiment :
— Je n'écoute pas seulement la musique, répondit-elle simplement.
Il fronça les sourcils, intrigué, un peu déstabilisé.
— Alors, qu’écoutez-vous d'autre ?
Elle pencha la tête. Un léger sourire joua sur ses lèvres :
— Les choses qu’on ne peut pas entendre. Quand on fait trop de bruit avec sa vie.
Ses mots flottaient, étranges, doux, énigmatiques. Jean-François sentit naître un trouble, mêlé de fascination. Il voulut poursuivre, mais elle le devança, sa voix redevenue presque timide :
— Vous êtes du coin ?
— Non... En vacances. Enfin... c’est un retour aux sources, d’une certaine façon. Et vous ?
Elle le regarda longuement, comme si elle pesait sa réponse :
— Je suis... de passage, murmura-t-elle.
Quelque chose dans sa voix, dans ses mots choisis, fit frissonner le jeune homme. Il se sentit tout à coup minuscule devant elle, comme s’il contemplait un mystère dont il n’était pas digne. Le silence s’étira entre eux, doux et étrange. Il sentit le soir s’épaissir autour d’eux, les bruits du village s’éloigner, ne laissant que le froissement des feuilles et la lueur tremblée des lanternes.
Toujours souriante, elle ajouta, presque en chuchotant :
— N’essayez pas de tout comprendre. Certaines choses n’aiment pas être observées de trop près.
Il sourit, un peu gêné, un peu charmé :
— Vous parlez souvent comme ça ? lui demanda-t-il.
— Comme quoi ?
— Comme dans un livre qu’on a peur de refermer.
Elle haussa un sourcil, faussement étonnée :
— C’est une jolie façon de dire que je suis bizarre.
— Non, c’est une jolie façon de dire que vous me troublez.
Elle baissa légèrement les yeux, un sourire discret aux lèvres :
— Alors peut-être vous faut-il refermer le livre avant qu’il ne devienne dangereux ?
Il allait répondre quelque chose — il ne savait pas encore quoi — mais elle leva les yeux vers les étoiles :
— Il se fait tard, souffla-t-elle. Je dois rentrer.
Sans brusquerie, elle se leva, lissa sa robe, et s’éloigna dans la nuit. Ses pas étaient à peine audibles sur les pierres chaudes. Jean-François la suivit du regard, fasciné, désarmé, incapable de se lever ou de dire un mot. Il la vit disparaître au coin de l'église, avalée par l’obscurité, comme si elle s’effaçait dans le paysage.
Il resta longtemps sur le muret, à regarder le ciel, à écouter les échos de cette rencontre. Pour la première fois, il se demanda si elle était vraiment là. Ou si l’été lui jouait un tour. Un rêve, une apparition, un morceau de silence qu’on ne rencontre qu’une fois dans une vie.
Le quatrième jour, la pluie avait menacé toute la journée. Il traîna au-dessus des collines un silence trop lourd. Mais le ciel s’était finalement dégagé comme s’il avait voulu leur laisser continuer cette rencontre.
Le concert fut annulé. La scène était vide. La place, presque déserte. Et ce silence nouveau la rendait plus vaste encore, comme si le village retenait son souffle.
Malgré tout, elle était là. Cette fois, elle s'était assise sur le rebord du puits ancien, sa robe beige agitée par le vent. Ses cheveux couleur nuit étaient détachés et ses yeux perdus dans l’invisible. Elle semblait attendre quelque chose. Ou quelqu’un. Ou rien.
Jean-François n’hésita pas cette fois. Il s’approcha lentement et s’assit à côté d’elle. Pas trop près, mais pas aussi loin qu’avant.
— Vous ne manquez jamais un soir, dit-il avec un sourire.
Elle hocha la tête, sans le regarder.
— Peut-être que je n’en ai pas beaucoup d’autres, murmura-t-elle.
Il sentit une pression étrange dans sa poitrine. Sa réponse tomba comme une feuille morte. Il la regarda. Elle fixait la montagne au loin, le regard chargé d’un poids qu’il ne savait pas encore nommer.
Il voulait lui poser mille questions, mais il n’en posa qu’une, simple, fragile.
— Comment vous appelez-vous ?
Elle détourna lentement les yeux de l’horizon pour poser un regard châtain et profond sur lui. Pendant un instant, il crut qu’elle n’allait pas répondre. Puis, dans un souffle, elle murmura :
— Je m'appelle Livia.
Elle le dit comme on partage un secret qui ne devait être confié qu’une seule fois. Il le reçut comme un cadeau et le répéta en silence, dans sa tête.
"Livia"
— Et vous ? Elle l'observait étragement.
— Jean-François, répondit-il.
Elle hocha la tête très légèrement. Il ne sut dire si son nom lui rapellait quelques chose ou quelqu'un. Et le silence reprit sa place entre eux. Mais cette fois, il n’était plus le même.
Soudain, un bruit sec dans la ruelle adjacente. Une pierre qui roulait ou un pas trop rapide sur les pavés. Il sursauta et se retourna, en alerte.
— Vous avez entendu ?
Elle le regarda mais ne répondit pas. Le monde autour d’elle ne semblait pas avoir d’importance.
— Il y a quelqu’un, insista-t-il. Attendez-moi là.
Il se leva d’un bond, traversa la place, s’engagea dans la ruelle. Rien. Juste le souffle du vent entre les murs, des volets qui claquent, et cette impression étrange que quelque chose ou quelqu’un, venait de se glisser hors de portée.
Quand il revint sur la place, elle n’était plus là. Il ne restait qu'un foulard, accroché à la margelle du puits. Il le prit entre ses doigts, blanc, léger.
Le tissu était encore chaud.
Comme un battement de coeur, une voix glissa à son oreille, douce, presque imperceptible. Un souffle plus qu’un murmure. Il ne sut jamais si elle venait de son esprit ou du vent.
" Ne me cherche pas. Ne t’approche pas. Fuis."
Il resta figé.
Cette nuit-là, il rêva d’elle. Ce ne fut pas un songe comme les autres. Il n’y avait que des images, des sensations, des instants suspendus.
La place était vide. Le puits était là, au centre, baigné d’une lumière pâle que n’émettait aucune source visible. Elle était assise dessus, comme plus tôt dans la soirée. Mais, elle portait une robe noire, légère, tissée avec la nuit.
Elle le regardait, présente et absente à la fois. Il s’approcha. Elle tendit la main et il la prit. Ses doigts étaient glacés, comme plongés dans une eau trop profonde. Pourtant, il ne les lâcha pas.
"Je suis venue mais tu ne dois pas me retenir."
Sa voix venait de partout, du vent, de la pierre, de la mer invisible au loin. Il voulut parler mais aucun son ne sortit. Elle approcha ses doigts de sa joue et dans ce geste, il y avait toute la tendresse du monde. Une caresse d’adieu, douce comme un souvenir d’enfance.
"Jean-François, n’oublie pas mon nom. Même si je m’efface."
Il se réveilla en sursaut. La chambre baignait encore dans la pénombre du jour naissant. La voix de Livia résonnait toujours dans le silence du matin.
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