4. Éphémère
Il resta allongé, les yeux ouverts. Il fixait le plafond blanchi par l’aube. Il avait rêvé d’elle, mais c’était plus qu’un rêve. C’était une empreinte, quelque chose qu’on ne peut pas chasser avec le réveil.
Ce jour-là, il ne partit pas sur la place. Il erra un peu, le cœur trop plein. Il ne la revit pas pendant deux jours. Puis, un soir, elle réapparut, au détour d’un sentier qu’il n’avait encore jamais emprunté.
Adossée à un vieux mur de clôture qui penchait, son regard projeté vers la mer.
- Bonsoir Livia.
Elle leva les yeux vers lui et sourit timidement :
- Bonsoir Jean-François, Comment allez-vous ?
- Je vais bien. Comme vous le voyez, je respire le bon air du soir. Vous voulez vous joindre à moi ?
Elle hésita quelques instants avant d'accepter.
Ils marchèrent côte à côte sur le petit chemin de terre, en contrebas du village. Les cigales s’étaient tues. Elles avaient laissé la place au chant lointain des grillons. Leurs pas faisaient bruisser les herbes sèches, effleurées par le souffle chaud de la fin d’après-midi.
Livia portait des sandales en toile et une robe blanche qui dansait doucement autour de ses jambes nues. Sa démarche était légère, presque silencieuse, comme si elle flottait un peu au-dessus du sol. Elle effleurait parfois les tiges hautes du bout des doigts, ou levait les yeux vers les collines, attentive à un monde que lui, ne percevait pas encore.
Jean-François la regardait du coin de l’œil. Il se demandait d’où lui venait cette façon de se fondre dans le paysage, de faire corps avec la lumière, avec le vent. Rien en elle ne voulait s’imposer. Elle était là, pleinement. Et pourtant toujours à distance.
Il aurait voulu lui dire ce qu’il ressentait. Mais il avait peur que ses mots ne brisent quelque chose. Quelque chose de fragile. Quelque chose d’intouchable.
II lui tendit le foulard :
- vous l'avez oublié.
Elle le prit délicatement, sans répondre. Elle lui sourit.
- Vous êtes toujours si silencieuse, dit-il doucement.
Elle ne s’arrêta pas de marcher.
— Je parle. Mais je choisis mes silences.
— Et vous diriez quoi, là, maintenant ? demanda-t-il.
Elle s’arrêta, leva les yeux vers le ciel comme si les mots flottaient là-haut, accrochés aux nuages.
— Que cet instant est fragile. Qu’il mérite qu’on le vive pleinement, sans trop le commenter.
Il haussa un sourcil, amusé.
— Vous avez une façon bien à vous de dire les choses.
— Vous aussi, répondit-elle en le regardant enfin. Et vous regardez les personnes... différemment.
Un silence plus profond s’installa. Puis elle reprit, plus douce :
— Ce genre d’été… ce genre de rencontres… on ne les vit pas deux fois. Ils ne sont pas faits pour durer, Jean-François. Pas vraiment. Ils ont la couleur des choses qu’on ne peut pas garder. Comme les lucioles. Ou certains rêves d’enfant.
— Vous dites ça comme si vous alliez partir, souffla-t-il.
— Je dis ça comme quelqu’un qui sait que certaines choses n’existent que parce qu’elles sont éphémères.
Il sentit quelque chose remuer au creux de lui. Une sensation étrange. Comme une corde qui vibre sans raison.
Elle ramassa une brindille, la fit tourner entre ses doigts. Puis elle lui lança un regard plein de douceur. Il y lut un éclat qu’il ne comprit pas tout à fait. Ni douleur, ni tristesse. Plutôt une forme de paix mélancolique.
— Et vous, Jean-François ? Qu’est-ce que vous auriez envie de dire ?
La question le surprit. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle lui retourne le miroir.
— Que je suis heureux d’être là. Même si je ne comprends pas pourquoi ça compte autant pour moi.
Elle acquiesça lentement, son regard de nouveau tourné vers l’horizon.
— Parfois… ce qu’on ressent est plus vrai que ce qu’on sait.
Il voulut lui poser une autre question, mais elle s’était déjà remise en marche. Il la suivit, avec cette sensation étrange qu’il ne marchait pas à côté d’une jeune femme, mais à côté d’un secret.
Elle s'arrêta devant un figuier tordu, dont les feuilles bruissaient doucement. Elle tendit la main, en caressa une, du bout des doigts.
— Mais je suis heureuse aussi de passer du temps avec vous.
Elle lui lança un regard tendre. Jean-François ne put que lui sourire. Elle ajouta :
— On ne comprend jamais ce qui compte vraiment. On le sent. On le vit. C’est tout.
Ils reprirent leur marche en silence. La lumière dorée du soir filtrait à travers les feuillages, laissant des éclats tièdes courir sur les pierres. Jean-François la regardait du coin de l’œil.
Livia avait ce charme discret, presque indéchiffrable, que l'on ne remarque pas tout de suite, mais qui laisse une empreinte indélébile dans l’esprit. Sa chevelure d’un noir profond, lisse comme un voile de soie, tombait en longues ondulations sur ses épaules. Elle encadrait un visage à la fois doux et lumineux.
Son regard, d’un brun noisette, était habité par une lumière intérieure, celle des âmes qui ont trop vu, trop ressenti, et qui pourtant continuent de sourire.
Sous ses yeux, de fines taches de rousseur se dessinaient avec délicatesse, comme si le soleil s’était amusé à y déposer une pluie de lumière. Juste là, au creux de ses pommettes et sur l’arête de son nez. Ces petites marques, presque enfantines, contrastaient avec la maturité paisible de son regard, et ajoutaient à son mystère une pointe de tendresse inattendue.
Sa bouche, pleine et naturellement rosée, s’ouvrait souvent sur un sourire discret, à peine esquissé, mais sincère. Une sorte de sourire-refuge, celui qu’on cherche inconsciemment quand tout vacille.
Livia n’était pas de celles qui cherchent à séduire. Elle touchait sans le vouloir. Par sa simplicité, son élégance naturelle et cette aura d’intimité silencieuse qu’elle portait comme un châle invisible.
Elle marchait lentement, presque en apesanteur. Parfois, ses doigts frôlaient les herbes hautes ou suivaient le mouvement d’une feuille qui tombait. Elle semblait appartenir à l’instant.
Jean-François se sentait suspendu à chacun de ses gestes. Pour lui, le monde s’était mis à tourner un peu plus lentement.
Arrivés sur la place du village, ils s'assirent tous les deux sur une pierre plate, surplombant les collines corses. La mer, au loin, scintillait entre les chênes verts. Le soleil étirait des ombres longues sur les terres rouges.
Entre eux, le silence n’était plus pesant. Il était devenu une forme de langage. Une entente muette.
Elle parla un peu plus ce soir-là. De temps en temps, son regard glissait sur les reliefs, nostalgique. Lui n’avait d’yeux que pour elle. Il la regardait, captif de sa présence, de cette lumière qu’elle portait malgré elle. Il sentait monter en lui un élan doux, simple, qu’il n’arrivait plus à retenir.
Ses doigts s’approchèrent lentement des siens, cherchant cette chaleur, ce contact, cette évidence. Mais au moment où leurs mains allaient se frôler, elle se redressa subtilement, à peine, juste assez pour éviter le geste. Il retira la sienne aussitôt, comme s’il s’était brûlé.
Elle le fixa alors, avec ce sourire étrange qu’elle gardait pour les instants graves.
— Il ne faut pas, murmura-t-elle.
— Pourquoi ? demanda-t-il, le souffle court.
Elle détourna les yeux, les posa sur le ciel orangé. Elle semblait chercher ses mots dans les nuages.
— Parce que tu mérites de tenir quelque chose qui reste.
Il voulut répondre. Lui dire qu’il s’en fichait. Qu’il voulait juste prendre sa main, là, maintenant. Mais elle ajouta, dans un souffle :
— Et moi… je ne reste pas.
Elle se leva. Lentement. Comme une brume qui se détache d’un lac.
— Ne t’attache pas à moi, s’il te plaît.
Elle fit quelques pas, puis s’arrêta. Le vent souleva une mèche de ses cheveux qu’elle repoussa derrière son oreille. Elle se retourna vers lui, ses yeux un peu plus brillants qu’à l’accoutumée. Dans cette lumière fuyante du soir, il l'entendit dire dans un murmure :
— Je suis heureuse d’avoir croisé ta route.
Il ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit. Elle le fixait. Son sourire devenu triste :
— N’oublie pas mon nom. Même si je dois m'effacer.
Il sentit son cœur se figer. Ces mots, il les avait entendus. Déjà.
Dans son rêve.
Elle lui adressa un dernier regard, ni adieu, ni promesse. Juste une offrande silencieuse.
Puis elle s’éloigna.
Il la regarda partir, le cœur serré, sans oser la retenir. Au fond de lui, une peur insidieuse commença à naître.
La peur de tomber amoureux d’un mystère qu’on ne peut pas rejoindre.
Annotations
Versions