Témoin protégé
Martin ne se sent plus de joie. Le directeur des ressources humaines ne perd pas une miette de son récit. Martin ne se rappelle pas avoir jamais suscité pareil intérêt chez quelqu’un d’aussi important.
— C’est noté ! Continuons en toute franchise, si vous le voulez bien. Votre nouveau chef de service, Damien Pitaud, vous donne-t-il l’impression de faire son maximum ? interroge le directeur des ressources humaines, comme s’il se renseignait sur une location de vacances. Ni trop léger, ni trop concerné. Ce qu’il faut.
— Je ne voudrais pas critiquer mon supérieur…, commence Martin avec gourmandise.
— J’en suis certain. Nous ne sommes pas là pour ça, le réconforte son interlocuteur. Rien ne sortira de ce bureau. Je vous écoute.
Les trois derniers mots sont plus un ordre qu’une invitation. L’instinct de Martin, subordonné depuis toujours, lui intime de répondre avec zèle.
— C’est peut-être une question de génération, mais ce jeune homme n’a pas l’air débordé. Pire que ça, je l’ai entendu dire que les journées sont interminables ici. De là à conclure qu’il délègue peut être un peu trop…
La phrase interrompue n’est pas reprise par le directeur des ressources humaines qui se contente d’acquiescer comme les pieuses ouailles pendant l’homélie. Seul le cliquetis feutré de son clavier se fait entendre. Il prend plus de notes que Martin n’a prononcé de mots.
— Où et quand avez-vous entendu Pitaud se vanter de s’ennuyer au travail ?
Ce ne sont pas exactement les dires de Martin, mais l’essentiel y est ramassé. Le directeur des ressources humaines formule si bien ses pensées. Tout est limpide, évocateur. Si les chefs sont chefs, c’est en raison de cette capacité à exprimer avec justesse ce que captent leurs sens aiguisés.
Non sans gaucherie, Martin extirpe alors de sa veste un petit calepin noirci des faits et gestes de ses collègues. Sa jambe droite tremble d’excitation alors qu’il égraine les faux pas de Damien Pitaud. Même ses heures d’arrivées et de départs y sont consignées. Le directeur des ressources humaines s’esclaffe avec une brusquerie qui fait sursauter Martin.
— Avec des salariés comme vous, le débat sur l’utilité d’une pointeuse est clos !
Il se reprend et remercie Martin pour son témoignage en lui faisant entendre qu’il aurait bientôt un nouveau supérieur. Pas encore rassasié, il demande, en montrant le calepin :
— Auriez-vous d’autres éléments à me partager ? En toute franchise, mais en toute confidentialité, bien sûr. Ça fait longtemps que je n’ai pas rencontré un employé si observateur.
Gonflé d’orgueil et d’assurance, Martin feuillète à toute hâte son bloc-notes. Lucien, le réceptionniste est aussi un tire-au-flanc notoire. Assigné à l’accueil et au traitement des colis, il faut avoir de la veine pour le trouver à son poste celui-là. Il passe sa vie dehors à fumer. Au premier étage, au service achat, tous ont le téléphone vissé à l’oreille en permanence. Pas vraiment pour travailler. Les coups de fil personnels sont habituels et certains appellent même à l’étranger. Martin fournit spontanément les noms des coupables d’une telle gabegie sous le regard médusé de son interlocuteur.
Les feuillets tournent.
Martin distribue les mauvais points dans les deux derniers étages. Tout le monde y passe. Le responsable logistique, sensible de la vessie, se rend aux toilettes jusqu’à six fois par jour. Les deux quarantenaires de la qualité se dévorent des yeux d’une façon contraire aux bonnes mœurs et à la productivité. Même les deux stagiaires de l’informatique sont payés — certes peu — à ne rien faire.
Martin, la salive solidifiée à la commissure des lèvres par tant d’exaltation, termine enfin le procès en fainéantise des employés. Le directeur des ressources humaines le fixe avec un sentiment que Martin ne parvient pas à identifier.
— C’est vrai. La médiocrité et la paresse sont généreusement réparties dans notre société. L’entreprise, elle, n’est qu’une société en plus réduite avec les mêmes vices et vertus.
Il parlait vraiment bien, cet homme. Il aurait pu faire de la politique.
— Hélas, les péchés pèsent lourd. Il faut par conséquent une réponse appropriée.
— C’est tout à fait normal, renchérit Martin. Ces tire-au-flanc nous portent préjudice.
Le directeur des ressources humaines s’était levé pour mieux asséner sa sentence.
— Surtout quand ils se vautrent dans la délation et la diffamation. Je suis navré d'être aussi abrupt, mais notre présent entretien a hélas confirmé nos inquiétudes à votre sujet. Pour faire court, nous voyons mal comment un employé qui observe ses collègues avec une telle acuité pourrait effectuer son propre travail correctement. Je suis désolé, Martin.
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