Ouffissime
« Vais-je perdre une de mes groles pendant le saut ? » (Interrogation pratique)
« Oh mon Dieu, mais qu’est-ce que je fous là ? » (Interrogation philosophique)
« Lors de la chute libre, il y a des choses, comme les oreilles, qui se ferment, et il y a des choses qui s’ouvrent. » (Interrogation immédiate au sujet de Guillaume, et de la propreté future de sa combinaison.)
Prologue
Le parachutiste solo arrivait sur la piste. Il effectua ce que j’appelle un atterrissage « j’me la pète » : arrivée rapide, parachute penché, une jambe presque repliée sous l’autre. Le style quoi. Il rasa le sol quelques secondes et se redressa, puis se posa comme une fleur sur la pelouse, droit comme un i... puis perdit l’équilibre et chuta en avant comme une merde, face contre terre, transformant alors l’essai en « j’aurai pu me la péter ». Le haut-parleur de l’aérodrome crépita alors et cracha : « Et le premier atterrissage à bouffer du sable est attribué aujourd’hui à Loïc ! ».
« Ouais mec, vérifie le harnais, pas de problèmes. Serre-moi fort autant que tu veux avec tes sangles, y’a aucun souci. Tu veux que je m’assoie sur toi ? Pas de problèmes, on fait ce que tu veux ! »
Chute
Assis devant moi, Christophe se leva et, dans un geste complètement aberrant, ouvrit la porte de l’avion. « Bon OK, toi tu es mignon », pensais-je, « mais là on est quand même encore en vol, et à quatre kilomètres d’altitude ! »
À cet instant, tous les évènements qui ont jalonné ma vie ne m’ont semblé plus être qu’anecdotes sans importance, et ceux qui m’ont mené jusqu’à l’ouverture de cette porte de simples broutilles : le chemin pour arriver jusqu’à l’aérodrome, l’accueil de l’équipe, le briefing, l’attente puis la montée dans l’avion, tout avait disparu dans mon esprit. Il ne restait plus que cette ouverture béante sur un paysage infini, des champs minuscules s’égrenant jusqu’à se fondre dans un horizon si lointain que la terre se confondait avec les nuages. Ce ciel qui emplissait tout s’engouffrait maintenant dans l’avion dans un froid glacial.
Je jetais un coup d’œil vers mes voisins et vis avec étonnement le fou à ma droite et son acolyte avancer vers l’ouverture, s’assoir au bord de l’avion, puis disparaitre en une seconde. « Oui », me dit mon cerveau avant de rendre l’âme, « C’est ça que tu as choisis de faire dans quelques instants. Bye, je te retrouve en lieu sûr, espèce de gros taré. »
Je regardais de nouveau le trou dans la coque, qui maintenant s’approchait. Nous avancions avec Alan, le moniteur tandem, jusqu’à être assis au bord de ce rien qui donnait sur tout. Une brève incursion mentale me confirma que mon cerveau avait bien foutu le camp, me laissant à cet instant totalement seul en mode automatique. Il n’y avait rien entre moi et le reste de l’univers, aucune marche, aucune balustrade, aucun garde-fou. Nous étions assis au bord d’un précipice haut de quatre mille mètres.
Les mains sur mon harnais, la tête tournée vers le ciel, les épaules contre Alan, je ne voyais qu’un bleu omniprésent. Le vent froid m’enveloppait totalement, et seul le bruit de l’avion me rappelait l’existence d’autres choses que ce vide absolu.
Ma vision changea, l’horizon apparut, et je vis le sol droit devant moi. Nous tombions.
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Le vent qui m’engourdissait m’attrape totalement et m’emporte comme si nous étions éjectés de l’appareil à plus de cent kilomètres à l’heure. Le bruit du moteur de l’avion n’est plus qu’un lointain souvenir, remplacé par celui de l’air qui défile à une vitesse indescriptible, noyant complètement ce profond cri du cœur que je gueule pourtant avec véhémence. Alan me donne une tape sur l’épaule, je lâche le harnais et écarte les bras qui sont immédiatement soulevés comme s’ils ne pesaient plus rien. Mon corps entier lutte contre l’air, mais la gravité, dans un vacarme étourdissant, l’emporte. Le vent semble vouloir soulever la moindre parcelle de mon corps tandis que nous tombons, de plus en plus vite, vers le sol qui n’affiche qu’une mosaïque de champs exagérément minuscules.
Mon cri de joie, de peur, de plaisir, d’adrénaline, de mon être tout entier, s’étouffe enfin, et je relève la tête pour respirer. Le spectacle est incroyable : l’horizon est une mer immense qui se confond avec le ciel, tout comme moi, car je ne fais désormais plus qu’un avec lui. Je suis dans le ciel.
Je regarde de nouveau vers le bas, vers ces champs qui sont devenus un peu plus gros qu’il y a quelques instants. Il n’y a pas de bateaux, seulement des points blancs au milieu d’une mer bordée de plages minuscules, il n’y a pas d’humains, là, tout en bas, il n’y a qu’une immense carte incroyablement réelle, vers laquelle nous tombons en chute libre, à une vitesse de plus en plus folle.
Nous allons tellement vite que nous pouvons littéralement nous appuyer sur l’air, et c’est ainsi que nous commençons à tourner, et ma vision devient époustouflante. J’aperçois des maisons, des dizaines de piscines qui défilent, la côte maritime, devant, passe soudain derrière moi, et tout recommence à tournoyer tandis que je me remets à crier de toutes mes forces.
Nous arrêtons notre vrille et nous stabilisons, les champs sont encore plus grands, et je les vois maintenant grandir à l’œil nu. Dans cette immense et incroyable chute j’aperçois des routes, des voitures, des bandes blanches, des maisons, des haies, des milliers de détails que je n’avais pas aperçu avant. Je ne sais plus qui je suis, oiseau, nuage, objet volant non identifié, quelle importance ? Je ne suis qu’un corps perdu dans l’immensité du ciel, qui ne ressent qu’une chose : la totale liberté.
Un petit déclic retentit dans ma tête quand une bribe de pensée rationnelle se rebranche furtivement sur ma conscience partiellement vacillante : « Bon c’est bien joli mais ça se rapproche. C’est pas le moment d’ouvrir le parachute ? Gros taré ! ».
Quelques secondes plus tard cette réflexion devient un hurlement mental : « Parachute, Alaaaaaaan !!!! ». Mais avant que ce cri ne devienne angoisse, les vibrations de ma descente changent, et, au-delà du sifflement de l’air, je crois entendre le bruit béni de la voile qui se déploie formidablement, immédiatement suivi d’une énorme main invisible qui semble nous happer pour nous projeter en avant. D’un coup, nous passons de deux cents à quinze kilomètres heures, et ça me coupe littéralement le souffle.
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Enfin, le vent se calma, et nous pouvions respirer normalement et parler entre nous. Le sol était comme figé dans un majestueux calme rempli de routes, d’herbe, de champs, de maisons, de mer, de toutes ces choses naturelles qui ne semblaient plus l’être tellement nous les dominions. Dans un dégradé de couleur magnifique, la mer virait du bleu au blanc en se jetant sur la plage. Le vert et le jaune de la campagne s’étendaient à perte de vue, çà et là entrecoupés de routes, maisons, et hameaux.
Après m’avoir demandé si ça allait, le « Ooooh putain c’est ouffissime !! » sembla satisfaire mon guide. J’appris par la suite que ces mots résonnaient chez ces gros malades de moniteurs tandem comme un ordre pour enclencher une série de virages de plus en plus serrés. Dans les plus prononcés, nous nous retrouvions face au sol, prenant de la vitesse, comme une réminiscence de la chute libre bien plus intense que nous venions de vivre.
J’avais les yeux partout : le ciel, le sol, les arbres, les voitures, la piste de l’aérodrome que je voyais enfin, je n’arrivais pas à m’attarder sur un détail devant ce panorama si grandiose. Le sentiment de liberté était époustouflant, nous dominions absolument tout le paysage depuis le saut de l’avion.
Nous approchions de plus en plus du plancher des vaches, vers la plaine herbeuse qui nous servait de terrain d’atterrissage. J'étais presque assis, les jambes levées en préparation du contact final, mais alors que nous terminions notre desente, je me rendis compte de la vitesse encore élevée de notre course. La plaine était maintenant toute proche, et nous rasions le sol en fonçant droit sur les deux gars qui filmaient notre atterrissage. Mes pieds étaient pointés droit sur le premier, et mon cerveau, totalement largué, m’ordonna de tendre les jambes vers la droite pour l’éviter alors que nous le frôlions, en riant et en criant, à une vitesse grisante.
Un dernier mouvement de la voile acheva de nous freiner, et nous touchâmes enfin le sol alors que j'étais presque assis par terre. Il s’en fallut de peu que mon cerveau ne se rebranche trop tard, mais il le fit, et je pus reprendre appui sur mes jambes pour me relever. J'étais debout, immobile – quelle sensation étrange après un tel voyage ! – au beau milieu d’une plaine, savourant d’ultimes délices d’exaltation et d’adrénaline.
Je venais de sauter d’un avion à quatre mille mètres d’altitude.
Rapport de mission
Avec la satisfaction de n’avoir pas atterri sur le cul comme la première fois, mes constatations initiales furent l’agréable émotion d’avoir toujours mes groles et mes couilles à leurs emplacements respectifs.
Je me retournais et vis mes amis se poser après moi. Guillaume et Olivier arboraient tous deux un immense sourire sur le visage, signe qu’ils s’étaient autant éclatés que moi. Nous venions de vivre un truc de dingue (non, de gros tarés, insiste ma conscience) dont nous parlerons pendant des années.
Ce deuxième saut fut pour moi beaucoup plus intense que le premier, chose que je pensais impossible. Mon cerveau ne cesse de me traiter de tous les noms, mais je n’ai qu’une envie : reprendre cet avion et sauter à nouveau.
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« Bon, c’est le cerveau de Damien, j’ai décidé de prendre les commandes, car moi, la conscience, et l’instinct de survie, on n’est carrément pas d’accord pour remettre les pieds dans ce foutu avion. Je sais pas ce que vous avez dans la tête, vous, les tarés de moniteurs tandem, à faire des choses pareilles. Vous n’imaginez pas comment c’est la galère de convaincre les sphincters de pas lâcher le morceau lors d’une chute libre de plus de mille mètres. La moitié de mes neurones ont pété un câble, et les épaules ont menacé de faire sécession si les conneries ne s’arrêtaient pas tout de suite. Je vous jure qu’un jour je vais endormir la partie responsable du savoir-vivre, et vous allez vous retrouver avec une combinaison salopée de l’intérieur. Les neurones de l’amusement et du délire ont bien pris leur pied, mais méfiez-vous quand même ! »
Damien Davy
8 juillet 2017
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