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Tout au long de la petite course pour atteindre la plaine de jeux, Io réussit à contrôler sa panique. Il ne s’agissait que de récupérer un gamin de neuf ans occupé à jouer à deux cents mètres de la maison. Devait-elle bêler d’angoisse ou continuer à invectiver sa belle-sœur ? Elle avait attrapé Martina par le bras, vieni, andiamo a cercarlo. Le vieux avait allumé la télévision.
Elles le repérèrent immédiatement, debout, sur la barre de sécurité du scivolo en train de rugir. Sono l’Uomo Invisibile ! Martina bondit en vociférant. Le petit sembla surpris, il n’avait pas remarqué le départ de sa mère. Io laissa volontiers la main à sa belle-sœur en constatant la docilité avec laquelle son fils lui obéissait. Le gamin les suivit en ronchonnant, mais sans traîner. Et plus aucune parole à propos d’Alzone ne fut échangée.
Du grec ndrangatos, « homme courageux »… L’organisation calabraise est désormais classée par le FBI parmi les mafias les plus dangereuses au monde. Assise sur le marbre frais du vieux banc, Io tapotait son téléphone en cachant l’écran de la lumière tombante. Elle se documentait, elle serait prête pour la visite du gaillard. In-col-la-ble ! La ‘Ndrangheta était aussi rentable que la Deutsche Bank et McDonald’s réunis…
Accroupi un peu plus loin, jouant avec quelques graviers blancs, Isaac boudait sans conviction.
Il était presque vingt heures, Martina les héla pour le repas du soir.
Io ferma son téléphone et suivit Isaac qui, affamé, galopait dans le maudit escalier. Ils s’assirent aux places habituelles, celle de Stefano inlassablement vide. Le Nonno grimaça un demi sourire à son petit-fils.
La visite imminente d’Alzone semblait magiquement oubliée. C’était invraisemblable. Io était furieuse, curieuse, pleine de silence, d’inquiétude, d’espoir. Une envie de geindre et d’exiger perdue dans cet incroyable silence, poisseux. Elle choisit de renoncer à comprendre Martina et de se concentrer sur Alzone. Le gaillard arriverait dans une heure. Un copain d’adolescence, un facho mafieux, une star de la tivi… OK.
Martina assaisonnait la salade, elle y mettait une quantité phénoménale de sel. Io se retint de hurler stop et se tourna plutôt vers Isaac pour lui ordonner de se laver les mains. Martina rajouta une nouvelle fois du sel avant de déposer le saladier à table. Io se servit et goûta. C’était pire qu’une blague. Elle murmura buon appetito, puis avala une longue gorgée de vin frais. Isaac se rua sur la mortadelle, elle le laissa faire. Elle n’avait pas faim. Le Nonno mangeait la salade. Martina aussi. Manger du sel à la cuillère n’aurait pas été pire. Io se reversa de vin. Posa la bouteille. Martina prit la bouteille, se servit elle aussi. Le Nonno l’attrapa et la vida. Quelle merde ! Crève Stefano !
Isaac avait dévoré la mortadelle sans même croquer dans un bout de pain,
— Tu veux un peu de salade, mon chéri ?
— NON !
— Ben, t’es obligé ! Juste un peu. T’as pas encore pris de légumes aujourd’hui.
Elle avait parlé français malgré toutes ses résolutions de ne pas exclure sa belle-famille des conversations avec son fils.
Le petit savait qu’il n’y échapperait pas, il engouffra sa feuille de salade et la recracha.
— E troppo salata !
Io refréna son sourire et guetta l’approbation du Nonno qui attrapa le saladier et le vida. Pff.
Bruit de moteur et roues sur le gravier du courtil. Cette fois, personne ne bondit à la fenêtre. Io ne comprenait plus rien.
Elle compta jusqu’à dix et se leva. Une grosse bagnole noire dont elle était incapable d’identifier la marque venait de se garer au plus près de l’entrée de la maison.
— J’y vais, annonça-t-elle. Vous restez ici !
Elle avait parlé français, mais tous avaient compris.
Et elle était déjà en bas. Il n’était pas venu seul, était accompagné d’un chauffeur, d’un garde du corps, d’un prof de fitness ? D’un crétin musclé avec des lunettes noires ! Io ne détailla pas. Elle fonça sur Alzone.
— Il est vivant ?
Alzone répondit :
— Oui.
Et ajouta :
— Il va bien.
Alors Io le gifla et partit en courant.
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