Voici la triste histoire de cette chevrière.
Cette chevrière était laide, pas hideuse ou repoussante, mais laide.
En guise de rémunération, l’éleveur pour qui elle travaillait pendant l’estivage lui donnait un sac de farine chaque mois de l’année, l’autorisait à garder pour elle le lait d’une chèvre, à cultiver quatre ares autour de la cabane et à utiliser celle-ci durant l’hivernage. Il lui arrivait aux grands froids de lui faire monter du vin qu’elle chauffait. Il faisait le strict minimum pour assurer la survie de cette chevrière qui lui coûtait si peu.
Mais, pourquoi acceptait-elle de telles conditions, vous demandez-vous ? La réponse est aussi simple que la chevrière l’était d’esprit.
La chevrière possédait seulement les guenilles obtenues en échange de ses fromages et un chien. Croisé avec un loup, il tenait ceux-ci à l’écart du troupeau aux beaux jours et de sa maîtresse aux frimas.
Un hiver, un journalier, qui s’était attardé après les moissons, frappa à sa porte. La chevrière avait la générosité de ceux qui n’ont presque rien, elle était toujours prête à le partager. Aussi, lui accorda-t-elle l’hospitalité. Après le chiche repas, il lui dit qu’il avait le devoir de la remercier. Ledit remerciement consista à abuser de sa naïveté et de son corps. Ce n’est pas qu’elle ne comprit pas ce qui lui arrivait : le bouc montait les chèvres. Sa réflexion, si l’on peut dire, ne dépassa pas ce constat.
Les jours passèrent.
À l’annonce du printemps, le trimardeur reprit la route.
Aux feux de la Saint-Jean, tous remarquèrent que son ventre s’arrondissait, tous se demandèrent qui pouvait bien être le père, mais personne ne le lui demanda.
Le jour où les troupeaux quittèrent l’ombrée, une bergère dit à la chevrière :
« Lorsque tu sentiras que l’enfant veut sortir, envoie ton chien chez moi, avec maman, nous viendrons t’assister ! »
Ladite mère, que tous appelaient veille mère, avait mis au monde tous les villageois depuis vingt-cinq ans.
À l’orée de l’hiver, le chemineau fit sa réapparition. L’état de la chevrière ne lui fit ni chaud ni froid, contrairement à la chaleur d’un corps de femme comparé à la bise qui soufflait dehors. Aussi, s’installa-t-il pour la saison.
Un soir, alors que depuis des heures l’ubac était plongé dans le noir, la veille mère et sa fille reçurent la visite du chien de la chevrière. Aussitôt, elles quittèrent l’adret.
Mais il est tard, il est temps d’aller coucher les plus petits, la suite n’est pas pour leurs oreilles.
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