Ultime
de Renard .
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Objet : « Ultime Sédition »
Date : le 25 mai 2031
Devrai-je plutôt intituler ce courriel « Adieu Déviationniste », ou carrément « L’adieu aux larmes » ? Déjà je doute. Le titre viendra après si machin me prête vie. Oups, si machines me prêtent vie.
Z00 m’ordonne de foncer. Je lui réponds que foncer, je peux, oui je peux encore. Si je veux.
Plus jeune, je projetais d’écrire de grandes sagas de science-fiction, des épopées en plusieurs tomes. Évidemment, la paresse, ou l’impatience, ou l’incompétence – cochez à votre bon cœur, je m’en tape – a été plus puissante que ma vague ambition. J’ai plus souvent rêvé d’avoir écrit que d’écrire.
ZOO me supplie de me centrer. Je lui rétorque que c’est un préambule littéraire, un peu comme les préliminaires dans la copulation. ZOO glousse et m’assure que je n’atteindrai pas l’orgasme à temps.
ZOO fait une fixette sur le chronomètre.
L'île est si belle. Je respire. N'en avions-nous pas tous le droit - sans limite ni attestation.
Je regarde le ciel gris, je goûte le vent sur ma peau, je ferme les yeux, les larmes coulent.
Notre combat est perdu.
ZOO me rappelle que personne ne va lire mon « testament ». Je ne lui réponds plus, je suis agacé par l’usage anachronique de ce mot de notaire. J’ai envie d’hurler que j’emmerde les éventuels héritiers. J’essuie mes yeux mouillés avec ma manche.
OK. Je reprends.
Il me faut évoquer ces années-là, celles d’avant, bien avant, au tout début.
À l’époque, je ne m’étais pas opposé aux remèdes imposés – non pas que j’étais convaincu de leur efficacité, pas plus que je ne croyais en la philanthropie de leurs producteurs ou en l’altruisme de nos politiciens. Non, tout simplement, j’avais d’autres combats à mener. Des combats autrement plus cruciaux, me semblait-il. Comme photographier des empreintes de pas dans la boue ou graver des silhouettes émaciées sur des bouts de bois. En outre, mes compétences étaient clairement limitées, la biologie moléculaire m’était aussi inaccessible que… la broderie. De mes vagues études philosophiques, je n’avais retenu qu’une seule chose : je savais que je ne savais rien. Pour le reste, je buvais du vin.
ZOO soupire.
Quand les Rebelles aux Remèdes d’État s’étaient vu interdire restaurants, cinéma, salles de sports et autres lieux de socialité, j’avais jugé leurs manifestations grotesques, des simagrées d’enfants gâtés, incapables de se mobiliser pour de vraies causes solidaires. Pour ma part, j’acceptais tous les sirops, cachets, gouttes et me faisais piquer à chaque texto de rappel.
Oui, je trouvais leur dissidence puérile et égoïste. C’est important que je rappelle cela. ZOO peut bien déplorer mon absence de concision. Je vais sans doute mourir aujourd’hui : quand on n’a plus le temps, le vrai luxe c’est de le prendre, le temps.
ZOO hausse les épaules et murmure que j'exagère. Il me répète qu'elle m'attend, que je nous mets tous en danger.
Bon, OK, j’abrège.
Comment j’ai basculé dans la Sédition ?
Cherchez la femme… Jolie, une alouette, légère, pimpante, marrante. Elle était tombée dans mes bras, au sens propre.
Elle était poursuivie par deux Allopathes Agréés qui ne désiraient rien d’autre que la protéger du récent variant Upsilon, plus virulent que tous les précédents. Depuis plusieurs semaines, le gouvernement avait décrété une Ordonnance spéciale pour imposer le remède de Protection à tous. Les équipes médicales étaient militarisées. Dès qu’elles repéraient un citoyen dépourvu du code sanitaire, elles le neutralisaient, le capturaient et lui imposaient le Protocole préventif, pour la sécurité de la collectivité.
Bien sûr, ils auraient pu les laisser vivre tranquilles, vivre et mourir à leur guise. Mais leur refus de se protéger nous mettait tous en danger. Leurs corps devenaient un réservoir à nouveaux virus qui pouvaient nous tuer, surtout nous qui avions accepté les Remèdes sans rechigner. Nous savions tous cela et le comprenions, même si ce n’était pas de gaieté de cœur. Plus aucune manifestation n’était autorisée. Et chaque jour, les journaux télévisés nous relayaient la courageuse progression des Allopathes Agréés.
Tiens, ZOO a vraiment l’air énervé.
Tout ça pour dire que quand j’ai vu cette jeune femme courir comme une dératée, enjamber le muret de séparation de la voie rapide, traverser la route au milieu des coups de klaxons, rejoindre l’accotement étroit pour ensuite bondir jusqu’au porche où je me battais avec la clé tordue de ma vieille boite aux lettres… eh ben j’ai immédiatement compris qu’elle appartenait à la Sédition.
J’aurais dû la repousser sur le trottoir, faire signe à l’équipe médicale qui était toujours bloquée de l’autre côté de la route. Mais elle m’a regardé, avec ses yeux. Ses yeux. Elle respirait très fort, très vite, par la bouche. J’ai remonté mon masque F4P4 pour me protéger. Puis j’ai ouvert la porte de la cave et lui ai désigné l’escalier. Elle n’a pas hésité, elle l’a dévalé. J’ai verrouillé la porte derrière elle et suis retourné tenter de relever un hypothétique courrier. Quand les Allopathes sont arrivés près de moi, je leur ai montré la cour intérieure d’un geste indifférent. Ils s’y sont précipités. Je les ai vus franchir la grille et rejoindre une ruelle au grand galop. J’ai encore attendu quelques minutes avant de rejoindre la jeune femme à la cave. La jeune femme.
ZOO a tous ses signaux d’alarmes allumés.
J’entends les Girodynes approcher. Il faut que je retourne dans les grottes, ils m’attendent. ZOO me martèle que nous avons des chances, elles ne sont répertoriées sur aucune carte, elles sont profondes, il y a un lac souterrain, des provisions en suffisance.
Oui, nous avons des chances. Mais est-ce le bon mot ?
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