Chapitre 1 - 2
Juliette leur adresse un sourire franc avant de s’effacer pour les inviter à entrer. Il ne l’imaginait pas si jeune, pas plus jeune que lui du moins. Son épouse est plus habituée à fréquenter des gens dans leur tranche d'âge. Elle ne doit pas dépasser les vingt-cinq ans.
— Venez vous mettre au chaud, invite-t-elle avec empressement, il fait si froid dehors !
— C’est vivifiant, non ? s’exclame Lucie en embrassant timidement son hôtesse.
— Tu as des plaques rouges sur les joues, ma belle. Laisse-toi faire, je vais te réchauffer.
Ma belle ? Martin regarde Juliette entourer de ses mains effilées le visage de son épouse. Lucie n’a aucun mouvement de recul, cela semble naturel. L’instant s’allonge, et les deux collègues oublient sa présence silencieuse. Quand, enfin, Lucie s’écarte, son visage est toujours écarlate.
— Je te présente Martin, mon mari, dit-elle soudainement gênée par la situation. Martin, je te présente Juliette, ma collègue prof de français.
— Bonsoir, Martin, s’approche Juliette pour l’embrasser.
— Bonsoir, Juliette… Merci de nous avoir invités. Depuis le temps que Lucie me parle de toi, répond-il, embarrassé par le bouquet de renoncules roses.
Juliette s'en saisit sans remerciements et lance un regard furtif à Lucie, qui s’empresse de pousser son mari vers le salon.
— Donnez-moi vos manteaux, propose Juliette.
Le couple s’exécute. Martin en profite pour apprécier les volumes. L’entrée, toute en longueur donne sur la cuisine à droite et sur le salon à gauche. Au fond, un escalier mène à l'étage. Il se laisse guider par sa femme et pénètre dans la pièce à vivre. Un salon tout ce qu’il y a de plus banal. Il a la sensation de faire son apparition dans un théâtre. Le décor est en place. Il ne manque que les acteurs et le public. Qui sera-t-il alors ? Le rôle principal, ou le spectateur assis au premier rang ? En prenant place sur le canapé, Martin opte pour être du côté public, celui qui veut faire un somme discret en pleine représentation. Cela lui va bien comme rôle.
Face à lui, sur la table basse en bois brut se trouvent cinq coupes et trois plateaux d’amuse-gueules. Cinq. Il n’y a pas d’invité supplémentaire, cela le rassure.
— J’arrive ! Je finis deux trois choses dans la cuisine, lance Juliette.
— Tu as besoin d’aide ? propose Lucie.
— Non, surtout pas. Vous êtes mes invités.
Martin en profite pour détailler le salon. Il est décoré avec goût, c'est certain. Des sculptures en bronze attirent son attention. Cela lui fait presque oublier, tout autour, les dizaines de salons et de maisons identiques. La table est déjà dressée avec des serviettes en tissu jaunes. Jaunes comme le lampadaire, comme les coussins, comme ce vase, comme… Elle apprécie cette couleur. Des photos encadrées décorent tout un pan de mur. Martin aimerait les regarder de plus près, mais Lucie pose sa main sur son genou, lui signifiant de rester assis. Dépité, il se concentre sur les amuse-gueules. Le tomate-mozza ? Trop froid par ce temps. La mini-quiche ? Cela le tente davantage. Il la mangera en premier, c’est décidé, une fois que tout le monde sera là et avant même d’entamer les conversations futiles. D’ailleurs, où sont-ils ? Il n’était pas pressé de les rencontrer, mais la faim, le ferait presque changer d’avis. Juliette revient de la cuisine, chargée d’une corbeille à pain et du bouquet, joliment disposé dans un vase qu’elle pose sur la table à manger.
— Nous sommes les premiers ? demande Lucie.
— Oh non, non, s’empresse de répondre Juliette. Hélène ne va pas tarder à descendre et Arnaud est allé se changer. D'ailleurs, je vais voir où il est en est.
Martin s’affaisse dans le canapé dès que Juliette s'éclipse, tandis que Lucie triture ses doigts.
— Je la sens bien cette soirée, lâche-t-il.
Lucie se contente de le fusiller du regard sans un mot. Quelques minutes plus tard, Juliette apparaît, suivie par un homme assez grand, barbu, le visage fermé. Hormis l'antipathie qu'il dégage, Martin remarque sa chemise aux couleurs criardes d'une autre époque.
— Lucie, Martin, je vous présente Arnaud, mon copain, lance Juliette d’un ton enjoué.
Le couple s’apprête à se lever pour lui faire la bise, mais l’homme les arrête dans leur élan d’un signe de main. Il se contente d’un « bonsoir » glacial, avant de s’installer dans le fauteuil. Il croise les jambes et ne quitte pas Juliette des yeux. Elle perd son sourire et prend place sur une chaise d’appoint proche du canapé, à bonne distance de son ami.
— Parfait ! Il ne manque plus qu’Hélène ! On met un peu de musique ?
Seul le couple acquiesce. Juliette sort son téléphone et lance une playlist de musique folk en fond sonore.
— Et si nous commencions ? poursuit la jeune femme, cela fera venir la retardataire. Vin blanc pour tout le monde ?
Arnaud se redresse et attrape la bouteille. Après l’avoir débouchée, il remplit son verre puis sert les invités. Juliette peine à masquer son embarras. Martin se demande depuis combien de temps ils sont ensemble.
— Allez, santé ! lance Juliette, en portant son verre à ses lèvres. Merci d’être venus.
— Santé ! suivent en cœur Lucie et Martin.
Arnaud lève à peine le sien et le boit en trois gorgées. Martin attrape la mini-quiche qui lui fait de l’œil depuis tout à l'heure, alors que sa femme entame une discussion avec sa collègue sur le conseil de classe de la veille. Entre la musique et les bavardages des filles, personne ne se rend compte que la retardataire, une femme brune d’une quarantaine d’années, se tient dans l’embrasure de la porte du salon. Martin lève la tête et manque de s’étouffer en l’apercevant. Oh ! Putain de merde !
— Ça va, chéri ? s’inquiète Lucie. Tu veux de l’eau ?
— C'est rien, j'ai avalé de travers.
Elle lui donne quelques tapes dans le dos. Martin vide son verre et le repose sans délicatesse. Le tintement aigu surprend Juliette.
— Oh ! Voilà Hélène ! Je t’ai gardé cette place, glisse-t-elle en désignant un fauteuil à côté d’Arnaud.
— Merci, ma chérie, lui répond tendrement Hélène.
Doit-il annoncer qu'ils se connaissent ? Il attend juste un geste, un signe de sa part.
— Hélène, je te présente ma collègue et amie, Lucie.
Lucie se lève pour la saluer.
— Et son mari, Martin, poursuit Juliette en parfaite hôtesse.
Hélène s’approche de lui, lui tend la joue, il fait de même. Le contact de sa peau lui donne une sensation de chaleur intense. Son cœur tambourine.
— Bonsoir, je suis une vieille amie de la famille.
Martin veut dire quelque chose, mais il est pris de court, et les mots qui sortent de sa bouche sont inaudibles. Hélène lui tourne déjà le dos. Avec une grâce certaine, elle attrape le dernier verre sur la table basse.
— Vous avez déjà trinqué ?
— Oui, j’ai pensé que ça te ferait venir.
— Tu as eu raison… désolée pour le retard.
Martin parvient à retrouver son calme. Il regarde ses pieds et n’ose plus lever les yeux. Cette voix douce et légèrement grave. Elle semble surgir d’un souvenir passé, d’une vie antérieure, d’un rêve. Hélène…
Annotations
Versions