Chapitre 3-1
Sur la ligne de départ, les adolescents s’échauffaient. Une atmosphère électrique planait sur la dernière course de la journée, la plus attendue, celle des terminales. Hélène, déjà en position, souhaitait commencer le plus vite possible. Le jour J était enfin arrivé. À elle l’Australie !
Il n’y avait pas d’alternative, ni de lot de consolation. Ce n’était pas le genre de la maison. Hélène avait durement négocié son prix avec sa mère. Des semaines à la harceler pour partir tout l’été sur un continent qui la fascinait. Au début, il n’en était pas question, puis, à force, par résignation sûrement, la mère avait abdiqué : « Seulement si tu remportes la course ». Hélène s’était alors jetée dans ses bras, convaincue d'avoir déjà gagné. Son palmarès parlait de lui-même. Chaque année un cross avait lieu et chaque année Hélène finissait première, et ce depuis la sixième. Pour son premier succés, ses parents l’avaient invitée au restaurant — elle avait eu le droit à une glace de grande avec un supplément de chantilly. Pour la victoire suivante, elle avait demandé une séance de cinéma avec une copine, son père avait même rajouté un pot de pop-corn. Ses parents avaient les moyens de financer ses rêves d'ado issue d'une bougeoisie assumée.
Cette course était la dernière de son cursus scolaire. En septembre, elle entrerait à l’université. C’était la dernière occasion pour Hélène de réaliser son rêve : s’envoler au pays des kangourous.
Elle n’attendait qu’un signal pour brûler la piste et partir en tête, comme d’habitude. Ses concurrents se jetaient des coups d’œil et l'observaient à la dérobée tandis qu’elle fixait un point imaginaire, droit devant. Rien ne devait la perturber. Concentration ultime, inspiration — expiration. Ce n’était plus qu’une question de minutes. Le professeur responsable du départ avait encore le nez dans sa liasse de papiers. Les autres classes encourageaient les participants. Des prénoms fusaient ici et là, des sobriquets aussi, accompagnés de salves de rire. Le public était bouillant. Mais sur la ligne de départ, personne ne bronchait. Personne sauf la fille de la boulangère. Elle gémissait aux côtés d’Hélène pour une raison inconnue. Hélène pouvait supporter le bruit des autres classes, leurs rires gras, ou encore la chaleur surprenante de ce mois de mars. Cela faisait partie du spectacle, après tout. Elle s’y était préparée. Mais pas à ça.
Depuis plus d’un mois, elle s'entrainait deux à trois fois par semaine sur ce parcours. Il démarrait par un tour complet de piste dans l’enceinte du lycée et se poursuivait dans le bois attenant au terrain de sport. Elle consultait la météo avec intérêt chaque jour depuis deux semaines. Elle avait soigneusement choisi sa tenue en conséquence. Tout était prêt. Pourtant, Hélène ressentait une fébrilité inattendue. Elle redoutait de perdre. On ne gagne qu’une fois. Les autres victoires ne sont que des répétitions d’un exploit déjà réalisé, la conservation d’une place menacée et enviée par les autres. Mais il restait le prix promis par ses parents ; et cette fois-ci, il était fabuleux. L'enjeu était donc de taille et procurait un supplément de stress là où elle n'en ressentait d’habitude jamais.
Une vague de chuchotements dans les rangs des spectateurs indiqua à la jeune fille que la course allait démarrer. Hélène jeta un coup d’œil sur le professeur, un sifflet dans la bouche et la liasse de documents à ses pieds. Cinq petits kilomètres, une formalité. Mais il avait plu la veille et dans le bois, c’était la gadoue et les gamelles qui les attendaient.
Le professeur leva le bras, la main à plat. Sa voisine éternua et Hélène partit.
« Faux départ ! » hurla le professeur.
Hélène avait parcouru presque cinquante mètres avant de se rendre compte que le message lui était adressé. En regagnant sa position, elle entendait les rires l'accompagner. Elle serra les poings, en conservant la tête baissée.
« Alors ! Speedy Gonzales ! Tu as besoin de prendre de l’avance ? »
Hélène ne releva pas la remarque. Elle ne voulait pas connaître son identité. Mettre un visage sur cette moquerie la blesserait à coup sûr. D'un autre côté, cette voix non identifiée lui donnait le sentiment de venir de la foule toute entière. Une douleur diffuse dans l’abdomen fit surface. Elle était déjà là, en sourdine, Hélène l'avait contrôlée jusqu'à présent. Mais elle venait de prendre le dessus. Elle grandissait encore. Sa cage thoracique devenait trop petite. Hélène se concentra sur son point imaginaire, au loin, avec difficulté. Redresser la tête fut une épreuve car sur sa droite, les spectateurs la montraient du doigt en souriant.
La fille de boulangère se mit à renifler, en plus de pousser ses gémissements. Hélène n’entendait plus que cela. Ce bruit l'irritait, son cinéma l'exaspérait.
— Arrête de faire ça !
— Quoi ?
— C’est insupportable ! cracha Hélène.
— Je…
— Tu me déconcentres. C’est à cause de toi si j’ai fait un faux départ ! Si tu n’es pas capable de courir, tu aurais dû dire que tu étais malade, et ne pas faire chier les autres.
« Silence sur la ligne de départ ! » hurla le professeur.
La fille ne put rien répliquer mais elle se mit à pleurer. La chouineuse par excellence. Action déloyale, typique des jeunes filles à l'innocence factice. Hélène roula des yeux en soufflant.
— Hé, Speedy Gonzales ! Tu es contente de toi ? Tu t’es vautrée toute seule alors ne va pas mettre ça sur le dos des autres.
Hélène se figea. La fille de la boulangère murmura un petit merci timide en tournant la tête en direction de la voix inconnue et masculine. Elle souriait désormais. Hélène eut une envie subite de la frapper, et celui qui se cachait derrière elle avec. Un justicier de pacotille. Puis tous les autres aussi, jusqu’au professeur qui tardait inutilement à donner le départ — ceux qui riaient d’elle, ceux qui l’avaient pointée du doigt, ceux qui la nommaient Speedy Gonzales juste parce qu’elle voulait gagner. Pourquoi était-ce si mal vu d'afficher son ambition ?
« Tenez-vous prêts », annonça enfin le professeur.
Elle se concentra et chassa de son esprit les derniéres minutes. C’était le moment qu’elle attendait, c’était son moment, celui pour lequel elle s’était préparée consciencieusement. À moi l’Australie !
« Tu as vraiment un gros cul, Speedy Gonzales ! Comment tu fais pour courir avec ce truc énorme ? Je ne vois plus la piste !»
La chouineuse pouffa de rire, d’autres aussi. La voix dans le dos d’Hélène avait parlé assez fort pour que tous les camarades sur la ligne de départ en profitent.
Le professeur siffla, son bras s’abattit. Top départ ! Tous les élèves s'élancèrent mais un coup d'épaule la déstabilisa et lui fit rater sa lancée. Elle fusilla du regard le garçon fautif qui la dépassa en affichant un rictus provocateur.
— Ton cul est à la traîne, Speedy Gonzales ! cria-t-il.
La remarque provoqua à nouveau des rires. Le filon était inépuisable. Hélène ralentit le pas sans s’en rendre compte. Même la chouineuse était devant. Presque à l’arrêt, Hélène ne quittait plus des yeux le peloton de tête qui avait déjà parcouru cinq cents mètres.
« Hélène ! Vous faites quoi là ? Allez ! C’est le moment de courir », encouragea le professeur.
Elle manquait d’air. La douleur compressait son abdomen. Pourtant elle se remit en route. En petites foulées de plus en plus rapides. Elle rattrapa les autres aisément. Cette remontada fut appréciée par les spectateurs. Ce public versatile encouragea en scandant son sobriquet : « Speedy Gonzales ! Speedy Gonzales ! ». Elle n’entendit ces voix unies qu’une fois le premier tour achevé. Elle était parvenue à rejoindre le peloton de tête. Il ne restait qu’une ligne droite et, au fond, un portail menant au bois. Elle pouvait tracer et prendre l’avance qu’elle s’était donnée comme objectif. Mais dans son champ de vision subsistait un grain de sable qui l’empêchait d’aller chercher la victoire qui lui revenait — la voix inconnue plus tout à fait inconnue.
C’était un garçon d’une autre classe, ni populaire — ni rien d’autre en fait. Juste un élève lambda qui s'était senti pousser des ailes. Ils s’étaient sûrement déjà croisés à différentes occasions, dans les couloirs, au self, au cinéma peut-être. Il n’était personne en particulier ; et ce Personne ne pourrait pas lui gâcher son moment. Une fois dans les bois, sans public, il n'avait plus autant d'ardeur à la provoquer. Sa bouche pendait, son souffle était court mais il ne lâchait pas le rythme et collait Hélène sans parvenir à la dépasser. Elle souffrait aussi à cause du sol glissant et avait trébuché à deux reprises, mais elle n'en montrait rien. Sur son visage ne transparaissait aucune émotion.
Ils étaient cinq au coude-à-coude à former le peloton tout au long du parcours dans les bois, puis seulement trois sur les derniers mètres. Les élèves criaient, agitaient leurs bras. Sprint final sous les applaudissements. Hélène franchit la ligne d’arrivée la première, suivi de près par Personne et un deuxième garçon.
Elle chercha une bouteille d’eau et la tendit à son adversaire, à bout de souffle, les mains sur ses jambes pliées :
— Je ne savais pas que tu aimais mon gros cul au point de finir deuxième, assena-t-elle.
Personne envoya valser la bouteille au loin. Hélène fit demi-tour, satisfaite. À elle l’Australie !
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