Chapitre 4-2

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De nouveau, ce soir, Arnaud doute cruellement de ce qu'ils font ensemble, elle et lui, de ce qu'ils pourraient devenir. Il glisse dans sa poche arrière son téléphone portable. Avec deux professeurs à sa table, une de français et l’autre d’histoire, il préfère prévoir les antisèches ! Inspire, expire, go ! Dans la gueule du loup ! Il descend les escaliers le plus lentement possible, pour retarder le moment où il apparaîtra aux yeux de tous et passe la porte sans jeter un œil aux invités. Mais Juliette se lève aussitôt pour le présenter au couple assis sur le canapé ; il leur adresse un « bonsoir » à peine audible, un vague geste de la main, et il fonce vers le fauteuil. Juliette est contrariée. Son malaise se dissipe dès qu’elle reprend sa conversation avec la jolie femme blonde qu' Arnaud devine plus âgée que lui. Une petite trentaine sûrement. Tout comme l’homme qui se tient à ses côtés. Il se concentre sur lui pour mieux ignorer la complicité évidente entre les deux femmes qui le met tout de suite mal à l'aise. Martin semble lui aussi perdu dans cette soirée. Arnaud éprouve soudain de la sympathie pour cet homme qu’il ne connaît pas, mais dont l’attitude fait écho à la sienne.

La bonne humeur de Juliette l’agace. Il pose ses yeux sur la table et saisit la bouteille de vin blanc. Il veut boire. Juste assez pour oublier le rire incessant de la belle brune. Après avoir débouché le vin, il se sert un verre, puis, réalisant que son geste manque de politesse, il se ravise en servant les autres invités. Juliette reste interdite. Elle propose de lever les verres, mais Arnaud ne pense qu’à descendre le sien. Il le boit d’un trait, s’en ressert un autre, le boit tout aussi vite, dans l’indifférence la plus totale. Quand Hélène fait son apparition, les trois quarts de la bouteille sont déjà engloutis. Le jeune ébéniste observe Martin qui manque de s’étouffer puis se met à fixer obstinément ses chaussures. En voilà un encore plus mal à l’aise que moi. D'une certaine façon, cela le réconforte.

Au moment de passer à table, son nouvel ami fait encore parler de lui en refusant d’être éloigné de sa femme. Il apprécie de plus en plus ce gars. Il veut lui montrer sa sympathie, mais Martin ne semble pas réceptif à son humour.

Juliette apporte l’entrée, la salade à l’avocat. Elle sert chacun des convives, puis propose du vin blanc en accompagnement. Arnaud tend immédiatement son verre, ce qui lui vaut un regard désapprobateur. Message reçu. Il recule un peu son verre. Mais une fois servi, il ne peut se retenir, et le vide avant même de commencer son assiette. Martin refuse le vin, tandis que Lucie accepte avec un sourire.

— Alors vous êtes ensemble depuis longtemps ? demande Arnaud, d'une voix un peu trop forte.

Surprise, Lucie s’essuie rapidement la bouche avant de répondre.

— Je dirais seize ans… Oui, c’est bien ça, dont dix ans de mariage.

— Un sacré paquet d'années ! siffle-t-il admiratif. Où vous êtes-vous rencontrés ?

— À la fac.

— Vous êtes tous les deux profs ?

Martin s’agite. Lucie lui jette un coup d’œil.

— Non, seulement moi. Je travaille avec Juliette, dans le même lycée, depuis quoi, deux ans maintenant ? Et vous deux ?

— Oh, dans un bar. L'histoire banale d'un mec qui rencontre une jolie fille un peu éméchée....

Juliette lui envoie un coup de coude avant de rétablir la vérité :

— Tinder.

— OK, c’est vrai que c'est plutôt ça, en fait.

Hélène pouffe de rire, Martin esquisse un vague sourire qui ressemble davantage à une grimace, Lucie, imperturbable, demande :

— Mais ça marche comment ? C’est comme faire ses courses ? On voit une photo d’un homme qui nous plaît, on clique et hop, dans le panier ? C’est aussi simple que ça ?

— À peu près oui. Et quand tu as une fille aussi bien foutue que Juliette dans ton panier, tu évites de la reposer en rayon.

— Arnaud !

Juliette se raidit et le fusille du regard. Mais elle reprend très vite son bavardage avec sa collègue, tandis qu’Hélène demande à Martin s’il va bien. Il ne lui répond pas. Il est vraiment étrange, celui-là.

— Vous avez des enfants ? questionne Arnaud.

Il essaie de se rattraper avec une voix plus douce, sans toutefois en maîtriser le volume. Dès qu’il dit un mot, il éteint à lui seul toutes les conversations naissantes. Lucie se racle la gorge.

— Oui, une fille de dix ans, Sophie.

Elle regarde à nouveau son mari, qui semble déterminé à la laisser parler pour deux. Juliette pose sa main sur le bras d’Arnaud. Il se sent subitement mieux à son contact. Même s’il comprend qu’elle lui demande de se faire plus discret, il est heureux de sentir sa présence.

— Vous aviez vingt-cinq ans, alors, quand vous l’avez eue ? demande Hélène, d’une voix sourde, provoquant ainsi la surprise générale chez les autres convives.

Drôle de remarque. Tout le monde se tourne vers elle. Même Martin se décide à la regarder, et d'ailleurs, il ne la quitte plus des yeux. Elle garde la tête droite tandis que Lucie lui répond par l’affirmative.

— C’est le bel âge pour avoir des enfants, lâche-t-elle.

Arnaud perçoit un tremblement dans sa voix. Elle semble peu convaincue par ce qu'elle vient de dire.

— Vous avez aussi des enfants ? demande poliment Lucie.

Hélène inspire, regarde Juliette qui lui adresse un tendre sourire, avant de répondre à la jeune femme.

— En quelque sorte. Mais en réalité je n’en ai pas eu. C’était un choix de ma part.

Martin jette un coup d'oeil à sa voisine de table avant de s’en détacher lentement et revenir à sa posture habituelle.

— Et vous êtes mariée ? demande Lucie.

— Non, répond Juliette avant qu’Hélène n’émette un son. En fait, c'est une grande voyageuse. Elle a fait le tour du monde plusieurs fois. C'est toute sa vie. Alors, le mariage, quelle horreur, non ? Rien de pire pour vous enchaîner !

— Ce n'était pas toute ma vie, rectifie Hélène. Toi aussi, tu en fais partie. Tu le sais, cela, ma puce ?

Juliette acquiesce en esquissant un petit sourire. Les deux femmes échangent un regard entendu qui interroge Lucie.

— Du coup... Je n'ai pas vraiment saisi... Vous êtes... ? se risque-t-elle.

Regard amusé des deux femmes :

— C'est ma presque fille !

— C'est ma presque maman ! répondent l'une et l'autre en même temps en riant.

Les trois autres observent la scène, mi-amusés, mi-interrogateurs.

— Je vais t'expliquer, Lucie, reprend Juliette après avoir retrouvé son sérieux. Hélène et ma mère étaient de grandes amies.

— Les meilleures ! ajoute Hélène. Nous étions le vrai cliché de l'amitié. On avait même une correspondance, avec un langage codé, orné d'une multitude de cœurs multicolores... Mais je suis incapable de les décrypter aujourd'hui !

— Oui, les meilleures amies du monde. Elles habitaient dans la même rue... et on peut dire que vous y avez fait pas mal de dégâts, renchérit Juliette en se tournant vers Hélène.

— Ça, on peut le dire ! Il faut dire qu'il y avait de quoi s'ennuyer ferme ici... On s'était montrées simplement... inventives ! précise la quadragénaire en souriant malicieusement.

— Ensuite, Hélène est partie voyager et ma mère m'a eue. Ce n'était pas vraiment prévu ainsi, mais j'étais là. J'imagine que ça a dû être difficile pour elle... Elle était si jeune.

Pour quelle raison le sourire d'Hélène s'efface-t-il ? Arnaud s'en trouve bouleversé, sans comprendre pourquoi.

— Et ? relance Lucie, captivée par le passé de sa collègue.

— Et... il y a eu cet accident de voiture. Elle était sur un passage piéton. Et…

La voix de Juliette se meurt en un souffle.

— J'avais treize ans. Les années passent mais pour moi, c'est comme si c'était hier. Heureusement, Hélène était là. Elle était en France à ce moment-là et m'a secondée au chevet de ma mère pendant ses longs mois d'agonie. Elle m'a aidée à tenir debout, à sa mort. Et depuis, elle ne m'a presque pas quittée.

— Presque, répète Hélène, la voix tendre.

Un ange passe. Arnaud s’interroge. En voyant Juliette, qui peut imaginer ce passé fait de douleur ? Elle est si lumineuse. Trop ? Sous son sourire, Arnaud devine maintenant des failles abyssales. Une gosse même sans parents, grandit tout de même, vite et mal, sûrement. Il espère gagner sa confiance, et s'en montrer digne.

Martin, muet depuis le début de la conversation, s'est encore plus enfoncé dans sa chaise. Lucie regarde son assiette. Arnaud jurerait avoir vu ses yeux briller. Des larmes ? Plus personne n'ose rompre le silence. Il faut passer à autre chose !

— Qui veut du vin blanc ? s'exclame Arnaud.

Seule Hélène lui répond gaiement.

— Santé ! s'écrit-il en levant son verre de vin à nouveau rempli.

— Santé Arnaud ! lui répond avec le même entrain la doyenne du groupe, emportée par son geste.

Puis tous les deux, se mettent à rire. Viens rire avec nous, Juliette.

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