Chapitre 10-2
Elle rendit visite à sa mère dans une maison de repos. Ce fut plus qu’un choc pour Hélène. Sa mère avait vieilli trop vite, trop tôt. D’abord accompagnée d’Irène, elle finit par lui rendre visite seule mais passait peu de temps en sa compagnie. C’était trop douloureux. Sa mère ne la reconnaissait plus le plus souvent.
Hélène préférait être — chez eux — dans une maison où ils avaient vécu tous ensemble. Les souvenirs ne réapparaissaient toujours pas. Alors, Hélène s’imaginait avec sa mère à ses côtés, à prendre soin d’elle ou s’inventait des souvenirs à chérir. Son esprit peignait des tableaux heureux, doux, des instants que la mère et la fille ne vécurent jamais. Hélène se voyait la sortir du lit, lui faire la toilette, et l’installer dans un fauteuil face au jardin qu’elle aimait tant. Elle s’occupait de son petit déjeuner que les deux femmes avalaient côte à côte en silence. Un café pour elle, un chocolat chaud pour sa mère, quelques tartines beurrées, et un jus de pomme qu’elles se partageraient. Hélène s’occuperait du jardin sous ses yeux bienveillants. Elle aurait été demander des conseils de jardinage aux voisins. Régulièrement, la fille aurait posé une main inquiète sur le front ridé de la vieille dame. Elle aurait ajouté une couverture sur ces jambes les jours de pluie, lui aurait tenu compagnie en lisant des romans ou le quotidien.
Hélène s’accrocha à ces illusions pour calmer la culpabilité qui la rongeait. Mais toute illusion finit par s’évanouir. Et Hélène se retrouva seule dans cette grande demeure — seule à déjeuner, seule à jardiner, seule à lire.
Martin faisait partie de sa routine. Tous les jours, ils s’appelaient quelques minutes, parfois quelques heures. Il était sa fenêtre sur l’extérieur quand Irène ne venait la trainer dehors pour lui faire changer d’air. Elle lui avait caché son retour en France pour une raison inconnue ; lui avouer c’était reconnaître sa récente situation. Entendre sa voix lui réchauffait le cœur et lui donnait l’énergie pour affronter chaque journée. Ils parlaient de tout et de rien. Très peu de leur quotidien, beaucoup de leurs aspirations futures ou réflexions. Celles d’Hélène n’allaient pas au-delà de la semaine en cours. Martin finissait ses études d’ingénieur. Il était brillant. Elle n’avait jamais douté de ses capacités.
Âgé de vingt-trois ans désormais, il n’était plus le jeune garçon perdu qu’elle avait rencontré. Dix longues années s’étaient écoulées et jamais ils ne s’étaient revus. Hélène avait trop voyagé et Martin était trop jeune pour se déplacer, puis il avait été happé par ses études. Il y avait eu des rendez-vous manqués bien sûr, des « on se voit bientôt » qui se transformaient en « on se voit plus tard ». Un plus tard qui tardait à se mettre au présent. Ni l’un ni l’autre ne ressentaient encore le besoin impérieux de se voir en chair et en os, tant ils arrivaient à se nourrir l’un de l’autre par leurs seuls mots. Ils s’envoyaient des photos parfois avant que les réseaux sociaux n’apparaissent et ne prennent la relève.
Ils s’étaient lancés dans une relation épistolaire, qu’Hélène gardait précieusement. Partout où elle allait, elle les emportait. Elle y puisait un réconfort certain quand le mal du pays la prenait. Elle aimait se réchauffer à l'idée qu’une personne pensait à elle, à des milliers de kilomètres de là. Elle aimait surtout penser à lui. Elle relisait, encore et encore, les mêmes phrases jusqu’à ce qu'elles soient gravées en elle.
Les années passèrent et le jeune garçon se transforma en un jeune homme déterminé. Hélène s’interrogeait. Les jours de trop grande nostalgie, elle se demandait si sa place était là dans cet ailleurs qui l’accueillait si bien. Elle eut envie de le retrouver pour partager son quotidien, qu’elle ignorait, mais qu’elle désirait tout de même. S'il le lui demandait, elle serait capable d’arrêter de voyager. Elle aimerait connaître le goût d’une vie simple, sans artifice, dans la quiétude d’un lit froissé et douillet, dans ses bras. Il était le seul à lui faire regretter ses grandes absences. Elle aimait lui livrer ses impressions sur les pays qu’elle découvrait, il était friand des anecdotes qu’elle décrivait jusqu’à ce qu’il puisse les vivre à travers ses mots. Elle emmenait Martin dans tous ses déplacements, ses pensées, ses rires et découvertes. Elle mangeait en se demandant s’il aimerait ce plat, gardait précieusement des feuilles de végétaux qu’elle glanait ici et là pour les lui envoyer dans un prochain courrier, photographiait tout ce qui l’interpellait. Elle attendait patiemment qu’il soit en âge de vadrouiller avec elle, ou qu’il l’appelle près de lui.
Parfois, elle se sentait si seule qu’elle allait chercher du réconfort dans les bras d’un homme de passage. Le temps d’une nuit, pour tromper le manque. Sa route continuait de village en village, son sac à dos bien harnaché. Martin ne lui avait jamais demandé de venir à lui, alors elle continuait à marcher. Jusqu’à l’appel d’Irène.
Les lettres s’usaient trop vite. Le papier jaunissait, s'écornait, se déchirait, l'encre pâlissait, les mots disparaissaient au bout des lignes. Elle les glissait dans un film protecteur, comme de vieilles BD à édition limitée, des reliques à sauvegarder précieusement. Elle pouvait tout perdre sauf ses lettres. Elle ne savait à ce moment-là, encore, qu’il y avait d’autres choses à perdre, qu’il était déjà trop tard.
Hélène avait peur d’elle et de lui, peur du temps et de la distance, peur qu’il travestisse la réalité, qu’il embellisse à tort sa relation. Longtemps elle avait perçu ce « temps » comme un allié, solidifiant d’année en année leur lien particulier, mais pour la première fois elle doutait de son allégeance. Il pouvait tromper les cœurs. Elle avait une preuve désormais. Elle avait peur de ne pas être à la hauteur de l’exigeant Martin. L’avait-elle idéalisé ? Se connaître intérieurement si profondément sans avoir un aperçu du quotidien de l’autre n’était-il pas une erreur ? Ils avaient passé trop de temps au téléphone, à se livrer entièrement à la voix de l’autre, sur la foi solide qu’ils se comprendraient, sans être jugés. D’une relation fraternelle était né un désir nouveau, presque effrayant. Elle cherchait entre les lignes si Martin partageait ses questionnements sans toutefois parvenir à le découvrir.
Par un matin, un peu trop chaud pour rester enfermée, Hélène appela Martin et lui annonça qu’elle était dans le coin pour quelques jours. Elle devait savoir pour ne plus gaspiller cet allié précieux. Il accepta avec joie de la retrouver et lui donna rendez-vous chez lui. Il avait un appartement en colocation. L'effervescence de Martin au téléphone, les mille lieux qu'il prévoyait de lui faire visiter, sa planification excessive, rassurèrent Hélène. Elle demanda à Irène de s’occuper de sa mère et sauta dans sa voiture.
Elle allait revoir Martin. Son cœur faisait des siennes. Elle avala les kilomètres sans observer le paysage. Dans sa tête, elle imagina différents scenarii. Quels seraient leurs premiers mots ? Sourirait-il en la voyant ? Pleurerait-elle ? Elle tapotait le volant frénétiquement et roulait un peu plus vite que la vitesse autorisée. Elle se rapprochait de lui. Cette simple pensée suffisait à adoucir ses craintes. Sur le siège passager, les lettres tressautaient, fidèles compagnes en toutes situations.
Plus de gachis.
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