Chapitre 14 - 2
Il se retourne vers Hélène, dont il n’a pas senti la présence.
— Tu es là depuis longtemps ?
— Quelques minutes… Assez de temps pour savoir que tu as besoin de compagnie, dit-elle en descendant les dernières marches qui les séparent.
Sa voix ne tremble pas, son regard ne se dérobe pas. Elle est là, face à lui qui abandonne son mégot à ses pieds. Hélène embrasse le sol des yeux, Martin rougit.
— Je ne fume pas autant habituellement… C’est exceptionnel, s’excuse-t-il pour la présence des nombreux mégots qui jonchent le perron.
Hélène ne relève pas.
— Je n'ai rien dit tout à l’heure, parce que je pensais que je n’avais pas le droit de venir chambouler ta vie aujourd’hui. Je n’avais pas compris que…
Hélène inspire profondément avant de reprendre en plantant ses yeux dans les siens.
— Je ne pourrais pas te dire pourquoi tu ne m’as pas oubliée… Je peux juste te dire que moi non, plus je n’ai pas réussi. Pas tout à fait du moins. J’aurais pu. J’ai cru de nombreuses fois être passée à autre chose. Mais tu revenais parfois dans mes pensées, quand je me sentais mal, quand j’ai dû me faire opérer, quand ma nièce s’est mariée, quand je voyais les gens attablés aux terrasses l’été… Comme une chanson, une ritournelle. Je n'entendais plus les paroles, mais je savais qu'elle continuait à tourner en boucle.
Martin accuse le coup. Une blessure lointaine, une question adressée à toutes les nuits de sa vie, vient de trouver une réponse inattendue. Elle pensait à lui. Souvent.
Sa voix se brise.
— Aujourd’hui, je réalise que tout est différent. Que nos promesses se sont dissoutes dans le vent des années. Tu es marié, tu as une fille.
— Et alors ?
Hélène le regarde un instant en silence, surprise par sa réponse. Martin reprend, comme pour se justifier.
— Deux anciens amis ne peuvent pas reprendre contact ?
— Non.
Martin s’immobilise, glacé par le refus catégorique d’Hélène. Une colère sourde monte en lui qu'il parvient difficilement à cacher.
— C’était pour elle ? C'était pour Juliette ? C'est pour elle encore que tu refuses maintenant qu'on se revoit?
— Elle n’a rien à voir avec nous. Pourquoi poses-tu cette question ?
— Je cherche juste à comprendre, s’énerve Martin, en donnant un coup de pied dans le vide. Pourquoi est-ce si difficile d’accepter l’autre dans sa vie ? Je ne parle que d’amitié. Rien de plus. Juste aller boire un verre de temps en temps, se raconter nos vies… Enfin, tu vois, tout ce que des amis peuvent faire ensemble ! Aujourd’hui il suffit de dire bonjour à quelqu’un pour être ajouté à une liste d’ami sur les réseaux sociaux. On peut étaler sa vie à des étrangers, les assommer de photos de famille, de chez soi, divulguer les détails de notre intimité en place publique. [Clémentin5] Mais toi, toi, mon amie depuis si longtemps, je ne parviens pas à savoir pour quelle raison il est si dur de t’atteindre.
— Laissons passer cette soirée, Martin. Elle n'est déjà pas simple, tu le vois bien. On pourrait en reparler une autre fois.
— Pour te donner l’occasion de m’échapper à nouveau ? rit-il presque. Tu te fiches de moi ?
— Si je t’en fais la promesse ?
La proposition d’Hélène le fait douter un court instant, mais Martin se rappelle qu’elle a refusé de le revoir quelques minutes plus tôt.
— Je ne te crois plus, Hélène. Je ne te fais plus confiance. Je veux en finir ce soir.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, Martin ! s’exclame-t-elle. Il n'y a rien à finir !
Martin la fusille du regard. Le voilà fixé. Il n'y a rien. Hélène doit le rendre à lui-même, doit anéantir ce qui demeure en lui d'espoirs, puisqu'il n'y a rien.
— Je suis prêt, annonce-t-il gravement.
Il se redresse, se tient bien droit face à une Hélène médusée.
— Pardon ?
Stupéfaite, Hélène plonge ses yeux dans les siens à la recherche d’une explication. Martin reste de marbre. Il ignore si son regard lui parle, si Hélène comprendra qu’il a besoin d’être délivré d’elle pour l’oublier enfin. Il voudrait qu’elle lise entre les lignes, comme autrefois. Elle laisse couler quelques secondes et baisse légèrement la tête avant de reprendre la parole.
— Rien n’a jamais existé, entre nous, Martin.
Martin inspire profondément. Ses paupières se ferment quelques secondes. Elle a compris.
— Vas-y plus fort.
— Ça n’aurait jamais pu marcher entre nous.
Martin se force à la regarder prononcer ces mots, il veut avoir mal. Si mal qu’il pourra la quitter sans douleur supplémentaire. Hélène croise furtivement son regard.
— Encore plus fort, je te dis.
— Nous deux, c’était un rêve, un rêve d’une nuit.
— Plus fort…
— Martin...
— Plus fort, je te dis. Je veux l’entendre.
— Si c’est ce que tu veux.
Hélène renifle. Elle est livide. Martin ne la quitte pas des yeux. Martin supplie d’être achevé. Autour d'eux, la neige tombe plus intensément comme pour adoucir un peu les violence des mots.
— Il n’y a jamais eu de « nous deux ». C’était une illusion. Une douce illusion. Tu étais trop jeune pour moi. Je voulais être une amie solide, une grande sœur. Rien de plus. Je n’ai jamais voulu quelque chose d’autre entre nous. Je ne sais pas ce que tu t’es imaginé, mais oublie-le. Ne gâche pas ta vie pour une ombre, pour un mirage. Tu as Lucie, tu as Sophie. Tu as ta vie bien rangée. Tu crois que c’est quelque chose que j’aurais aimé vivre avec toi ? Si c'est ce genre de vie que j'avais voulu, je n’aurais pas passé si longtemps à voyager. Je ne veux plus que tu fasses partie de ma vie désormais. Je pensais que c’était clair. Je ne répondais plus à tes messages... tu ne te demandais pas pourquoi ? Nous sommes deux étrangers à présent. Tu ne me connais pas et je ne te connais pas non plus. Tu n’as aucun droit sur moi. C’est fini.
À bout de souffle, Hélène se tait sans oser regarder le jeune homme. Martin reste statique. Il encaisse les mots, les accueille dans la douleur. Son bonheur secret, sa chimère, s’effrite, percute de plein fouet le mur des mots d'Hélène. Le choc est violent.
— Merci, murmure-t-il avant de lui tourner le dos.
dire.Son cœur est anesthésié, son esprit se dédouble pour supporter la douleur. Plus rien ne le retient maintenant. Plus aucun rêve, plus aucun espoir. Il peut partir. Libre. Juste lui et la route. L’infini, le néant, et avec, les réponses qu’il a implorées. Il n’a plus de dignité non plus, plus d’honneur. Martin a sacrifié une part de lui pour assouvir sa curiosité. Il s’était déjà imaginé une douleur de cet ordre mais il ne pensait pas avoir l’occasion de la ressentir réellement. C'est au-dessus de ses prévisions. La souffrance est plus forte qu'il aurait pu l'imaginer. Et à la fois étrangement réparatrice. Elle lui fait du bien. Le sang pulse dans ses veines. Sa vue se brouille à chaque nouveau pas. Il titube. Se ressaisit. Secoue la tête. S’accroche à ses clés dans la poche. Un pas, puis un autre. Un pas loin d’elle, puis un autre. Martin est à nouveau submergé par une vague plus puissante que la précédente. La douleur cogne dans sa tête. Ses clés pénètrent dans sa chair. Il sourit. La douleur s’échappe, s’écoule, dans l’intimité de sa poche.
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