Chapitre 16 - 1

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Arnaud ne s’intéresse plus à la discussion des filles. Le voilà absorbé par ses pensées, par les mystérieux Hélène et Martin. Jusqu’à présent, il avait le sentiment d’un brave gars, réservé, marié et presque chiant. Et que dire d’Hélène, à part que cette femme lui inspire une grande sympathie ? Il ressent une fragilité chez elle qui l’émeut. Sa vie atypique, fascinante, l’intrigue. Juliette parle souvent de cette seconde mère, toujours avec des mots tendres, de l'admiration aussi. Hélène réalise les vœux des gens trop peureux pour oser s'affranchir. Elle dit ce qu’elle pense, fait ce dont elle a envie sans se soucier du regard des autres. Arnaud essaye d’imaginer son quotidien ; les lits trop durs, voire inexistants, les repas aux ingrédients surprises, les langues variées, la chaleur écrasante, le froid saisissant, les nuits solitaires ou entourée d’inconnus, le manque d’hygiène. Trop de sensations contrastées. Finalement, Arnaud se dit que son petit confort lui convient parfaitement. Il aime prendre ses deux douches par jour, courir dans son quartier, collectionner des voitures anciennes et partir dans son atelier avec un planning à tenir. Il serait paralysé à l’idée de se lever sans avoir d’objectif. Braver l’inconnu, faire face à l’étranger, autant de choses dont il se sent incapable. Malgré l’enrichissement indéniable de ces voyages, elle doit se sentir seule, si loin de son pays, de Juliette. Là non plus, Arnaud n’imagine pas devoir sacrifier ses amis, même de beuveries, ni sa famille. Hélène est finalement tout ce qu’il n’est pas. Elle a choisi de se confronter à une autre vie, dure, injuste, sèche et riche, surprenante, émouvante à la fois. Lui préfère ce qui brille, ce qui claque, ce qui coûte cher, ce qui le rassure. Sa richesse, il la porte sur lui, sur son poignet, dans sa poche. La belle montre, le dernier iPhone, et les clés de son dernier bijou, une MG MBG de 73 qu’il a restaurée. Dans son frigo, il n’y a que des marques de discount sauf les bouteilles de vin qu’il sélectionne chez un caviste. Il ne pouvait pas tout avoir, un choix s’imposait. Lui qui aime afficher sa réussite professionnelle à chaque instant, à chaque mouvement, est attiré, subjugué par l’aura de cette femme qui est son contraire. Elle qui n’a aucune possession, qui s’en moque, lui qui veut tout, qui a presque tout. Arnaud est impressionné par sa force de caractère, il imagine qu’elle doit le trouver si futile et superficiel.

Oui, Arnaud l'admire. Il la connaît peu, mais ce qu’il sait d’elle lui suffit. Elle est inspirante.

Il y a des métiers nécessaires et faits pour les autres. Il est, par exemple, reconnaissant envers le corps médical, lui qui ne supporte pas la vue d’une goutte de sang au point d’envoyer une ex à la pharmacie la plus proche pour soigner une coupure à la main. Il s’était allongé à même le sol, les pieds en l’air contre le four, luttant contre un malaise imminent.

Il remercie Hélène d’accepter autant de sacrifices pour un peu de rêve en bagage à ramener à ses proches.

Et lui, alors ?

Arnaud regarde ses mains abîmées. Certains diront qu’il n’y a rien de plus beau qu’un travail manuel. Qui a du sens. D’autres penseront qu’il fait ce métier par défaut, faute d’avoir eu les capacités de poursuivre une voie générale. Il y a une part de vérité dans les deux. Il n’avait pas de réel appétit pour les études, et par chance, il s’est découvert assez tôt des aptitudes pour le travail manuel. Travailler avec ses mains lui apporte une joie certaine, du réconfort, du sens même, là où il n’en trouva jamais dans les formules de mathématiques. Il aime toucher pour comprendre. Sentir pour voir.

Le tableau noir pouvait bien être gribouillé de mots complexes, parfois dans une langue étrangère, de chiffres, de formules, il ne parvenait pas à les saisir. Il était hermétique à cet enseignement qui l’obligeait à rester assis de longues heures. Arnaud passait son temps à regarder par la fenêtre. Les discours de ses professeurs restaient confinés dans la salle de classe et ne purent jamais l’atteindre. Il n’avait qu’à observer la vie au dehors pour se soustraire, pour oublier qu’il gâchait son temps ici.

Il se demandait souvent à quoi tout ce savoir était utile. Pour acheter une voiture, son pain, pour se marier, payer ses factures ?

Être gavé tel une oie d’informations, de sciences, de mots, d’idées, de problèmes, de verbes, de géographie, de dates, de notes de musique, d’histoires, de coups d’états, d’écrivains, le laissait à l’agonie, sans souffle, le cerveau compressé, l’œil éteint et la langue boursoufflée.

Ne frôlait-t-on pas l’indigestion ? Arnaud en avait eu la nausée pendant des années. Même les vacances ne parvenaient pas à effacer ce dégoût. Les études, ce n’était pas pour lui. Loin d’être idiot, il ne parvenait tout simplement pas à rentrer dans le moule.

Sitôt rentré chez lui, il vomissait les monologues des profs, les contrôles n’acceptant qu’une seule réponse, les règles l’obligeant à manger à telle seconde, à rire à telle minute, à faire silence les heures suivantes, à pisser à tel endroit et à courir comme un débile pour rien. Arnaud rejetait tout, son corps entier n’acceptait pas ce traitement.

À quel moment avait-il signé pour subir ça ? Est-ce que quelqu’un l'avait seulement consulté ? Savait-on s’il était content de se trimballer avec un sac pesant le tiers de son poids ? S’il voulait bien, en plus de faire acte de présence en classe, s’acquitter de devoirs à la maison ?

Personne ne demandait son à avis à un gamin. Un enfant ne sait pas. C’est un ignorant qu’il faut instruire. Il faut le gaver jusqu’à plus faim.

Ses parents s’étaient inquiétés de voir leur fils ramener, bulletin après bulletin, des notes si basses. La voie générale, ce serait sans lui. Ceux qui échouaient, qui n’avaient pas les capacités d’aller plus loin, qui devaient bien gagner leur croûte quand même, les rebus d’un système scolaire détraqué, pour eux, s’ouvraient les « voies de garage ». Les mains dans le cambouis, la tête dans le vestiaire. On formait à des métiers. On ne gavait plus le cerveau de mots mais de gestes techniques.

Seul enfant de la fratrie à ne pas aller au lycée général, Arnaud traîna longtemps un complexe d’infériorité vis-à-vis de ses sœurs. Il se sentait comme un garçonnet qui n’a pas appris sa leçon correctement.

Il gagne sa vie honnêtement et plutôt bien d’ailleurs. Il est autonome, propriétaire d’un T2 en centre-ville, a un seul crédit en cours, a obtenu le code en deux fois, son permis du premier coup, regarde des documentaires sur Arte, aime le cinéma d’horreur espagnol et les Marvel, sort souvent, invite un peu trop et travaille beaucoup. Avec le recul, il est heureux d’être passé par une « voie de garage ». Quand il voit la difficulté pour ses sœurs de trouver un travail, il est encore plus heureux d’être ébéniste. Son bulletin à lui, c’est sa fiche de paie.

En regardant ses mains, Arnaud ressent de la fierté. Il devrait la ressentir plus souvent, au lieu de se laisser submerger par les doutes. Il n’a plus rien à prouver. Ses parents sont rassurés par sa situation. Que faut-il de plus pour qu’il se sente l’égal de n’importe qui ? Que lui manque-t-il pour qu’il se sente parfaitement à l’aise avec Juliette ? Arnaud a peur des mots qui peuvent s'échapper de sa bouche avant qu’il ait eu le temps de bien les analyser. Une remarque à côté de la plaque, un mauvais jeu de mots, un barbarisme, une ineptie, et tout fout le camp. Des années d’efforts pour rien. Il ne pourrait plus se cacher. Son manque de culture serait exposé à la vue de tous.

Il serait à nouveau celui dont on moque les silences lors des conversations dites « sérieuses », celui qui rougit d’avoir encore un mot coincé au bord des lèvres, celui qui n'a pas compris le sens de la lettre d’amour d’une certaine Sarah, celui qui se tait toujours, trop, lors des soirées, que seul l’alcool parvient à désinhiber.

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