Chapitre 19 -1
Je veux te hurler dessus, te secouer, t’attraper par les épaules, enfoncer mes ongles dans ta peau pour que tu ne partes pas. Je veux te crier « Regarde bon sang ! Regarde ce que j’ai fait de ma vie depuis que tu l’as désertée », mais les mots ne sortent pas. Hier encore, je les avais en moi. Hier encore, je pensais en être capable. Il suffit que je croise tes yeux pour que mes croyances s’effondrent comme un château de cartes. Je me dégonfle.
Il existe des mots interdits, que je n'ai jamais osé te dire. Une fois dits, une fois lâchés, tu disparaitras définitivement. Je ne peux m’y résoudre. Je n’ai plus aucun droit sur ta vie, ni aucun accès à tes pensées, mais je ne m’avoue pas vaincu, même blessé, même à l’agonie. Je tiendrai jusqu’à ce que tu me demandes de sortir de ta vie. Haut et fort. Sans trembler. Sans dévier ton regard. Je veux l’entendre de ta bouche, sentir le poids des mots m’écraser le cœur une bonne fois pour toute. Je suis un demi-mort, un demi-vivant. Je navigue entre deux eaux depuis trop longtemps. Achève-moi, Hélène. Là, maintenant. Sur le perron de cette maison banale, dans une rue dont j’ai oublié le nom, dans un village où je ne remettrai plus jamais les pieds. Tu as juste quelques mots à dire. Octroie-moi cette dernière faveur. Au bon souvenir. À cette vie d’une nuit. Pour une fois, une toute petite fois, ne t’échappe pas. Fais-moi face. Je mérite au moins ça.
— Je suis prêt.
— Quoi ?
Tu restes droite, tes yeux me fouillent à la recherche d’une explication. Fais-moi mal. Je t’y autorise. Chez toi non plus, les mots ne veulent pas s’échapper, prisonniers d’un esprit dont je possédais la clé. Tes lèvres hésitantes me clouent au pilori. Je vois dans tes yeux un message que je ne suis plus en capacité de comprendre. Je ne saisis plus les nuances de tes émotions. Trop de temps nous a séparés, Hélène. Trop de doutes, de questions, de nuits à te perdre au petit jour. Tu es une douleur lancinante qui se manifeste au détour d’un jour heureux, au coin d’un rire, après une blague, qui m’échappe dès que je souhaite la localiser. Tu apparais comme ça te chante dans mon quotidien, sans demander la permission. Dans chaque file d'attente, j'entends ton rire. Tu te serais moquée d’eux, et moi avec. Je fais partie de ces gens maintenant. Alors ris de moi. Tu en as le droit. Ne fais pas attention à mes larmes. Je me contenterais de miettes de toi. Je suis prêt à m’accrocher à n’importe quoi tant que ça a la couleur de ton rire. Jusqu’à ce soir. Je suis prêt à te laisser ici. Je ne le savais pas encore il y a quelques minutes. Désormais, je le sais. Nous pouvons faire nos adieux. Tu n’as plus que quelques mots à me dire. Il est temps que je prenne congé de toi, que je me retire, que j’efface tout de nous dans nos vies alternatives ou non.
Je me baladais le long des champs au coucher du soleil ; j’étais heureux, car je te pensais ailleurs, devant le même spectacle. Illusion, mensonge, j’ignorais quelle lumière tu percevais. Pourtant cela me faisait du bien, alors je continuais à croire à cette chimère. Jusqu’à quand ? Tu viens dans mon esprit quelques secondes avant de t’échapper, je suis incapable de te retenir. Même en pensée, je suis impuissant. Ton fantôme me fuit, Hélène. Je n’ai plus rien à lui offrir. Je ne peux plus le nourrir, ma mémoire défaille.
— Tu parles d’une vie qui n’a jamais existé.
J’écoutais les infos ; j’avais peur pour toi, car je ne savais plus où tu te trouvais. Je restais figé devant mon écran à l’évocation d’un tsunami, d’un séisme, d’un coup d’état, d’un attentat… Je n’étais pas à tes côtés pour te protéger. Ton silence m’empêchait d’honorer la seule promesse que je m’étais faite. Dis-moi comment ne plus avoir peur ? Comment tu as réussi là où j’ai échoué ?
— Vas-y plus fort.
Je me bats contre un fantôme. Même absente, tu joues encore avec mon cœur. Sans arme, sans réponse, avec la sensation horrible, insidieuse, d’être passé à côté de ma vie. Alors dis-moi que j’ai souffert sans raison, que j’ai une imagination débordante, que je me suis monté le bourrichon tout seul. Viens m’expliquer. Je t’attends. Tu peux faire mieux que ça. Je suis prêt à tout encaisser. Demain, je serai libre. Ton fantôme pourra me quitter sans que je le retienne.
— Ça n’aurait jamais pu marcher entre nous.
Toute une vie à t’attendre. Je te voulais toi, mais je n’ai pas su te le dire au bon moment. Juste toi avec tes imperfections. Rien de plus. Mais c’était déjà trop. Tu étais un rêve trop grand pour moi. Trop grand pour mon cœur inexpérimenté. Et pourtant. J’ai rêvé pour deux. J’ai réalisé toutes les promesses que nous nous étions faites cette nuit-là : la maison, les bagages posés et rangés, j’ai même songé au chien – mais nous n’étions pas d’accord là-dessus. J’ai respecté ma parole, nos souhaits, en pensant naïvement, que tu n’aurais pas le temps de le faire de ton côté. Je t’ai façonné une autre vie, Hélène. Une vie que j’aurais aimé te conter, t’offrir pour que tu puisses t’y endormir le soir au milieu d’un désert. J’ai créé un foyer pour que tu puisses t’y réchauffer. Que mes rêves viennent à toi, comme les tiens à moi.
— Encore plus fort, je te dis.
— Nous deux c’était juste un rêve le temps d’une nuit.
— Plus fort…
— Martin...
— Plus fort, je te dis. Je veux l’entendre.
Le silence est devenu mon ennemi. Il se glisse dans tous mes songes, étouffe le feu que j’essaie d’entretenir. C’est un silence mort. Car tu n’es plus là pour le partager avec moi. Ne vois-tu pas que je suis à bout ? J’en ris. J’en pleure. J'en perds mes mots. Je… me tais. Encore. Toujours. Donne-moi cette force qui t’habite. Juste un peu. Pour t’oublier une bonne fois pour toutes. J’ai créé une vie qui nous était destinée. Tu as créé la tienne et je n’y avais pas de place. Alors c’est ça le goût de la réalité, un arrière-goût de fer, un goût de sang âcre. Ou est-ce juste moi qui saigne de la bouche à force de me mordre ?
— Si c’est ce que tu veux.
Je crois t’avoir déjà tout dit, tout avoué… J’aurais dû en garder un peu pour moi. Je ne me sentirais pas si vide, comme vandalisé. Tu as vampirisé des morceaux entiers de mon âme. J’ai fait le deuil de toi, de moi, de nous. Je t’ai pleurée comme si tu étais morte. La ville, sans ton bras contre le mien, n’a jamais retrouvé son charme. La foule m’oppresse désormais. Je jalouse les gens attablés aux terrasses. J’évite les rues que nous avons traversées. Elles sont sacrées. Y aller trop souvent pourrait les banaliser. Je refuse de prendre le risque que de nouveaux souvenirs s'y implantent, m’éloignent de toi. Avec parcimonie, avec respect, quand le manque est trop dur à contrôler, je pars marcher quelques minutes dans ces rues défendues. En désespoir de cause. Ton rire, ta douceur les habitent encore. Et j’ai le cœur au bord des larmes.
— Il n’y a jamais eu de « nous deux ». C’était une illusion. Certes jolie, mais irréelle. C’était juste impossible entre nous. Tu étais trop jeune pour moi. Je voulais juste être une amie solide, comme une grande sœur. Rien de plus. Je n’ai jamais voulu quelque chose d’autre entre nous. Je ne sais pas ce que tu t’es imaginé mais oublie-le. Ne gâche pas ta vie pour une ombre, pour un mirage. Tu as Lucie et Sophie. Tu as ta vie bien rangée. Tu crois que c’est quelque chose que j’aurais aimé vivre avec toi ? Si j’avais voulu ça, je n’aurais pas voyagé comme je l’ai fait. Tu ne crois pas ? Je ne veux plus que tu fasses partie de ma vie désormais. Je pensais que c’était clair. Je ne répondais pas à tes messages sur les réseaux sociaux. Tu ne te demandais pas pourquoi ? Nous sommes deux étrangers à présent. Tu ne me connais pas et je ne te connais pas non plus. Tu n’as aucun droit sur moi. C’est fini.
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