Chapitre 20 - 2

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Alors ce soir, quand elle s’endormira, quels seront les évènements de la journée qu’elle voudrait modifier ? Lucie demanderait à Martin de faire demi-tour. Elle prétexterait un mal de ventre soudain. Une bonne excuse pour rentrer chez eux. Il pourrait regarder son match tranquillement, elle passerait sa soirée à regretter de ne pas avoir vu Juliette, sans se douter que s’y rendre était plus dangereux.

Quoi d’autre ? Elle prendrait sur elle pour ne pas se donner en spectacle devant tout le monde. La soirée serait restée sur la note sucrée des lèvres de la belle brune. Elle aurait pu s’endormir, les papillons au ventre, avec de quoi faire de jolis rêves.

Dernier changement ; ne pas nettoyer la tache des WC. Sans hésitation.

Ce soir, elle fera ces trois modifications, à moins que d’autres évènements ne lui donnent envie de revoir sa copie.

En attendant d’être chez elle, en sécurité, elle continue d’abreuver Juliette de ses paroles. Elle parle pour parler. Sourit pour sourire. Elle se triture les doigts. Juliette se contente de hocher la tête. Les autres sont partis. Depuis quand ? Lucie se concentre davantage sur la conversation qui tourne au monologue. Elle s’en fiche. Elle préfère parler sans attendre de réponses. Une fois les autres rentrés cela sera plus simple qu’être en tête à tête avec Juliette. Tôt ou tard il faudra que vous parliez des baisers. Pas maintenant ! J’ai déjà mon quota de décisions pour la journée.

Les fumeurs reviennent. Lucie se détend en voyant le visage souriant de Martin. Finalement, le règlement de compte n’aura peut-être pas lieu. Juliette s’agite. Elle parle d’un plat et sollicite Arnaud pour aller le chercher. Le couple quitte la table et monte à l’étage. Lucie n’a plus personne à qui parler. Elle écoute les marches craquer, la porte claquer, des bruits de voix étouffées. Suivi d'un bruit sourd régulier. Martin et Hélène pouffent de rire. Lucie reste interdite. Ses joues s’empourprent.

Quand le duo revient à table, Lucie remarque aussitôt la frange de Juliette. Après lui avoir signalé, elle s’enferme dans le silence. Elle n’avait pas besoin d’une confirmation. Mais la preuve est là. Le sourire radieux d’Arnaud enfonce le clou. Les mots lui manquent.

— Au fait, Martin, tu travailles dans quoi ? demande Arnaud.

Monsieur n’a pas compris la leçon tout l’heure ? Il va se faire recevoir. Martin ne voudra pas lui en parler.

— Dans l’aéronautique. Ingénieur, répond-il avant de se reprendre après quelques secondes de réflexion. Pour tout te dire, je suis au chômage. Je veux me reconvertir.

Pardon ?

— Ah oui ? Dans quoi ?

— C’est là le problème, je n’en sais rien pour le moment.

— Tu n’as pas des envies ? demande à son tour Hélène.

— Si bien sûr. Je veux surtout faire quelque chose qui ait du sens, tu vois ?

Pourquoi Hélène rougit-elle ?

— Fais médecine ! lance Juliette en plaisantant.

— Ou voyage comme Hélène, renchérit Arnaud. Ça a du sens ça, non ?

Martin esquisse un sourire fugace.

— J’aurais beaucoup aimé voyager, effectivement. J’y ai pensé plus jeune. Mais le faire seul me disait moyennement.

— Tu n’avais pas d’amis qui auraient pu être tentés par un road trip ? demande Arnaud, visiblement très intéressé par la conversation.

— Non. Je n’avais pas d’amis. Je n’étais pas quelqu’un de très amical. Mais si quelqu’un me l’avait proposé j’y serais allé sans réfléchir.

— Et l’artisanat ? enchaine Hélène.

Martin se tourne vers elle. Un sourire vissé au visage. Lucie s’agite sur sa chaise sans quitter des yeux son mari et Hélène. D'où lui vient ce sentiment désagréable ?

— Pourquoi pas ! C’est une des pistes que j’explore. Et toi, Hélène, qu’est-ce qui était le plus dur dans tes voyages ? La fatigue, la nourriture, l’hygiène ?

— Je vote pour l’hygiène ! s’exclame Arnaud.

— Non. Je dirais le mal du pays. Les personnes qu’on laisse derrière nous.

— Ah ! Ça parle de moi ! s’invite Juliette. On te manquait trop avec maman, hein ?

— Oui, ma puce.

Hélène adresse un sourire à Juliette avant de poser ses yeux sur Martin. Deux fois de suite.

— Tu devais voyager léger, suppose Arnaud.

— Effectivement. Je n’avais qu’un gros sac à dos. Le minimum vital. Je n’avais pas de place pour le futile. Tout devait être essentiel.

— Du coup, tu n’as rien ramené ?

— À part des souvenirs ? Des rencontres fabuleuses ? Non, pas grand-chose. Juste quelques plantes que je faisais sécher dans un livre. J’aimais faire des herbiers. J’annotais les détails sur les pages déjà imprimées. Une veille passion qui m’occupait l’esprit.

— Je vais les chercher, sort Juliette en s'éclipsant du salon.

Elle revient chargée de quatre cadres noir simples et les distribue à Martin, Arnaud et Lucie. Chacun en a un différent.

— Ce sont les fameux herbiers d’Hélène. Enfin une partie. Hélène disait que c’étaient les seuls cadeaux qu’elle pouvait nous faire. Elle partageait ses voyages avec nous de cette façon. N'est-ce pas adorable ?

Lucie plonge ses yeux sur le cadre à la double paroi de verre. Elle a eu une fleur. Euphorbia milii. Son sang se glace. Une petite étiquette manuscrite orne le bas du cadre. Cette écriture... Ces fleurs... Hélène ? En un dixième de seconde, Lucie a les réponses aux questions qu'elle ne s'est jamais posées. Parce qu'il est préférable de ne pas savoir parfois, la vérité peut se révéler dévastatrice. Elle peut rentrer en voiture chez elle avec Martin, avec le doute et ses nouvelles réponses. Ou faire face.

Son cerveau est en ébullition. Il remonte ces seize dernières années. Jusqu'à la fac, son emménagement avec Martin, son premier baiser à l'arrêt du bus. Une boule se forme dans sa gorge. Elle revoit l'instant où elle lui a dit "Oui, je le veux" en présence de leurs familles. Le coup de massue qu'il a reçu quand elle lui a appris qu'elle était enceinte. Son émotion en portant Sophie dans les bras pour la première fois. Ses gestes tendres, son soutien, sa présence quand elle a perdu leur deuxième enfant à trois mois de grossesse. Leurs vacances en Italie, en Espagne, en Bretagne. Les longues heures de route sous une chaleur écrasante, les pieds en éventail sur le tableau de bord. La playlist spéciale vacances qui résonnait dans l'habitacle. Les soirées en amoureux au cinéma ou au restaurant, et qui finissaient au lit, ou sur le canapé quand ils n'avaient pas l'envie d'attendre. Leur dimanche après-midi détente, à s’arroser dans le jardin, à se promener dans la forêt voisine à la recherche de champignons. Les brocantes qu’ils aimaient écumer dès que les beaux jours se pointaient. Les jours de marché, où Martin saisissait son panier pour l’alléger. Quand il a essayé de construire un meuble pour ses chaussures et qu’il a fini aux urgences pour un clou dans la main. Il avait été renommé « Jésus » par une bonne partie de la famille. Un désastre. La fois où ils ont dû passer trois jours dans un hôtel miteux car leur maison avait subit un dégât des eaux. Ils n’avaient jamais autant ri. Ou encore, les samedis matin câlins, où Sophie venait les rejoindre au lit avant de petit déjeuner tous ensemble.

Lucie est abasourdie. Il m’aime. Il me l'a dit. Pas souvent. Rarement. Trop peu. Mais il me l'a dit. Ses pensées surchauffent son corps. Ses mains sont moites.

Mais aussi l’histoire où Martin avait eu la bonne idée de couper le courant avant de partir en vacances sans penser une seconde au frigidaire et au congélateur. Tout était perdu. Les nombreuses contraventions pour un stationnement non autorisé, les chaussettes dépareillées, les visites de ses beaux-parents chacun leur tour à la maison. Ils sont insupportables. Pourtant elle sourit. Comme toujours. Le dentifrice jamais rebouché, les coussins constamment par terre, les chaussures en vrac, les vêtements en boules, tous ces détails du quotidien qui l’agacent  finiront peut-être par disparaitre.

Tout ce temps, il y avait cette ombre derrière eux. Elle s’en était accommodée. Elle s’était résignée à ne pas tout savoir.

Mensonge. Mensonge ! Mensonge ! L’esprit de Lucie vrille.

— Pourquoi vous faites semblant de ne pas vous connaître ?

Toutes les têtes se lèvent vers elle sauf celle de Martin qui pose ses couverts dans un geste lent.

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