Chapitre 22 - 2
— Bon, on ne va pas y passer la nuit, déclare d’une voix nette Martin. Je serais d’avis de rentrer chez nous, Lucie. Mais visiblement tu souhaites rester ici pour une vérité que je pourrais te fournir plus tard. Alors vas-y. Va chercher cette vérité qui t’importe plus que ma parole. Peu importe ce que je pourrais te dire, tu mettrais en doute ma sincérité. Tu veux connaître mon passé de la bouche d’Hélène ? Ne te gêne pas. Tu n’en sauras pas plus que ce que j’en sais moi-même. La vérité est cruelle et peut prendre des formes différentes selon celui qui la regarde. Je te laisse aller découvrir ta vérité car elle ne sera que la tienne. Ta vérité et non la mienne. Voilà, ce que j’en dit.
Abasourdi, Arnaud aurait pu s’étouffer avec une de ses cacahouètes imaginaires. Hélène enchaine :
— Pourquoi cette question, Lucie ? Ta première était « pourquoi faites-vous semblant de ne pas vous connaitre ? » C’est surprenant comme formulation. J’aurais demandé « d’où connaissez-vous mon mari ? » ou « depuis combien de temps est-ce que vous vous connaissez ? ». Mais non, tu veux juste savoir pour quelle raison nous avons fait semblant de ne pas nous reconnaître ce soir.
Lucie ne cille pas. Un sourire se dessine sur le visage d’Hélène.
— Bien sûr, tu as déjà ses réponses là. Evidemment. C’est plus facile de sortir à découvert, sans parapluie, avec un imperméable sur soi.
— L’odeur n’en est pas moins présente.
— Certes. J’imagine que ce sont les herbiers qui t’ont révélé nos liens. Tu les as toujours chez toi, Martin ?
— Oui, ils sont toujours chez nous, intervient Lucie en appuyant sur le dernier mot sans laisser à son mari la possibilité de répondre.
Arnaud ne perd pas une miette du spectacle. Il masque son intérêt en buvant une gorgée de temps à autre, mais pas de trop, il tient à être capable de se souvenir de cette soirée. La prochaine sortie avec ses potes, il compte tout leur raconter avec précision. Cette fois-ci, il n’aura pas besoin d’en rajouter, ou d’amplifier quoi que ce soit. Certains de ses copains auront du mal à le croire comme d’habitude. Ils connaissent son penchant pour l’alcool et les scénarios catastrophes. Lui il saura. Un vaudeville se joue sous ses yeux. Bientôt la réponse tant attendue sera connue : se sont-ils embrassés ou non ? Cette question pour une raison qui lui échappe, comme les vapes d’alcool qui émanent de ses pores, lui semble être la clé de l’histoire. La clé. La. Clé. Chaud. Trop. Si, la clé. Il doit se raccrocher à ce mot, à cette image ; cette clé. Qui ouvre quoi déjà ? C’est important. Je sais. C’est là. Où ? Je dois m’en souvenir. Arnaud ! La clé. Il fait trop lourd. Faut ouvrir la fenêtre. Avec la clé ? Quelqu’un entend ? Il n’est plus tout à fait sûr ; de ce qu’il cherche, de ce qu’il attend, de ce qu’il espère, de ce qu’il raconte. Tout s’éteint, se meurt, s’essouffle. Se concentrer est douloureux. Se souvenir encore plus. C’est quoi cette histoire de réverbère déjà ? Le verre à la main, tremblant, les lèvres entre-ouvertes, les idées confuses, le geste incertain, Arnaud regarde son verre s’éloigner de lui, ou lui de ses lèvres, de ses mots, de ses pensées, dans un tournis incessant, bancal, jusqu’à ces mots d’une autre voix, d’un autre que lui, ou de lui, qui sait ? :
— Je crois que je vais gerber.
Sans attendre une quelconque approbation qu’il n’entendrait pas, Arnaud quitte la table en titubant jusqu’aux WC sans prendre la peine de fermer la porte derrière lui. Il plonge la tête en avant, s’aide de ses mains en appui sur le battant, et vomit son seul et unique compagnon de la soirée, par quatre fois. Pas moins. Son estomac se contracte, une douleur accompagne chaque remontée et le délivre d’un poids lourd. Tout y passe ; les cacahouètes imaginaires, le cheesecake déstructuré, le plat principal et les amuse-gueules. Et aussi le flot continu d’alcool pour irriguer chaque bouchée, chaque pensée, chaque intervention portée par une voix trop forte, trop directe, trop tout simplement.
Arnaud cherche à tâtons le papier toilette puis la chasse. Vidé, il s’affaisse contre le mur. Il inspire profondément, cherche à trouver un rythme respiratoire plus calme, ferme les yeux pour l’aider à se concentrer. Ses idées s’éclaircissent peu à peu. Une dernière remontée gastrique contracte son estomac. Surpris, il se précipite au-dessus de la cuvette, s’y agrippe, et gerbe de la bile et le reste de son énergie. Sa main se détend, et tombe au sol comme une masse. Son corps suit le mouvement et s’avachit contre le mur des WC. Il entend au loin des éclats de voix féminines et des chaises qui grincent. Il lève le bras, marmonne un « attendez moi », et le laisse retomber lourdement sur sa jambe. Une voix masculine, Martin, se mélange aux autres. Il lui faut juste quelques minutes pour retrouver un semblant de contenance. Il ne peut pas rater l’épisode final. Il essaie de tendre l’oreille, mais son estomac le rappelle aussitôt au-dessus de la cuvette. Le son fracassant d’une vaisselle brisée le fait sursauter. Instinctivement il tourne sa tête vers la porte ouverte, tend le cou, l’ondule pour essayer de capter une image. Rien pas même une ombre. L’angle du WC ne lui permet pas de savoir ce qu’il se passe à table.
Les voix se sont tues aussi. Un silence pesant fait place. Allez vomis tout ce que tu peux et retournes-y ! Il est tenté d’introduire un doigt au fond de sa gorge pour accélérer le processus. Un copain l’avait fait un soir sans succès. Mais peu importe, cela pourrait marcher pour lui. En fait, Arnaud serait prêt à faire n’importe quoi pour être à nouveau à table. Le spectacle, c’est là-bas. Pas au fond de la cuvette. Tiens, y’a une tache, là. Une belle éclaboussure toute fraîche, toute neuve, sur le côté, décore toute en longueur et d’un jaune passé brillant le pied du WC. Il se relève en un peu trop vite, vérifie sa tête dans le miroir, la secoue, s’inflige deux claques et retourne à table l’air de rien.
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