Chapitre 25
Mon cher Martin,
J’essaie tant bien que mal de rassembler mes pensées pour vider dès ce soir ce trop-plein d’émotions qui m’envahit. Je peine à réaliser ce qui vient de se passer.
J’ai dit que je t’aimais. Haut et fort, devant ton épouse, devant Juliette, devant toi. L’as-tu entendu ? Je t’aime, Martin. Je ne pensais pas le dire ainsi, ni le dire tout court. C’est sorti comme ça, à l’improviste. Les mots étaient dans l’attente d’une occasion. Ne m’en veux pas d’avoir cédé. La pression a eu raison de moi. Je ne savais plus que je t’aimais de cette façon. Le temps avait presque réussi à t’effacer. Il s’en est fallu de peu pour que je t’oublie définitivement.
Nous avons manqué de ténacité. Nous avons manqué tant de choses ensemble. Irrécupérables. Le temps a emporté avec lui les possibilités, les peut-être, les qui sait ?, les on ne sait jamais…
Avec toi, j’ai ressenti la joie de me reconnaître en l’autre dans des détails insignifiants. Je me suis surprise à vouloir le meilleur, à espérer ce qui m’a manqué, à te destiner toutes mes promesses. Tu es rentré si facilement dans ma vie, tu es en sorti sur la pointe des pieds. Tout doucement. Presque sans bruit.
Tu es une dualité à toi seul. Tu m’as attirée à toi, sans le vouloir, puis m’a rejetée à de nombreuses reprises. On a joué à un jeu sans nom, sans règles. Un amour sans amour, sans définition.
Il me semble qu’hier encore je t’en voulais de m’avoir préféré Lucie. Je l'ai détestée sans la connaître, cette fille qui a su trouver une place dans ta vie. Avec mes préjugés, ma trop haute estime de moi-même, mon orgueil… je t’ai abandonné, certaine que tu le méritais. J’étais déçue. De toi, de tes choix de vie. Je te voyais autrement, avec d’autres gens, d’autres histoires.
La contradiction des sentiments, des émotions, fait rage depuis toujours.
Je suis un être divisé. Je te veux et souhaite aussi te maintenir loin de moi. Je chéris la distance qui nous sépare, car j’ignore ce que je serais capable d’exiger de toi si tu étais à mes côtés. J’ai appris à aimer l'absence. Je t’ai pris en otage. Tu aurais pu rester ainsi, parfait, dans un idéal que j'avais conçu de toute pièce.
Jusqu'à ce soir.
On aurait pu vivre autre chose.
Les fulgurances d’une vie en attente, d’une relation en pointillé, m'ont longtemps donné le tournis.
Ainsi c’est ce que nous sommes l’un pour l’autre : un idéal imparfait, un vœu non exaucé. Dans les jours froids, je m'en veux d'avoir créé cette situation.
C’est une lettre d’adieu que j’écris. Mais aussi sûrement une lettre d’amour, peut-être même une lettre d’espoir, d’ouverture, qui dit « viens à moi pour une fois ».
Le curseur du temps s'affole, il vient de comprendre que l'éternité avait elle aussi une fin. Nous sommes sur la réserve, le voyage s'achève. Il nous manque tant de choses. Il me faut compresser mes pensées, mes idées, mes sentiments. Les mots doivent se superposer.
Comment dire adieu, à bientôt, bonjour, reviens dans ma vie, s’il te plait ? … en un mot ? ou deux tout au plus ? Quand il ne reste plus de temps, plus d’espace, plus de souffle… quand tout doit être résumé à l’essentiel... Dis-moi comment t'atteindre à nouveau ?
Je t’aime ? SOS ? Est-ce suffisant ? L’un ou l’autre ? Aucun des deux ?
Mentalement, je charge mes mots d’un pouvoir mystique, de messages secrets que toi seul peut comprendre. Offrir des mots pour atteindre l’autre quand il ne reste plus que cela, plus que l’essentiel dans le cœur, et rien de plus dans ma besace.
Je ne suis qu’une copie imparfaite. Tu n’avais qu’à emprunter le chemin que j’avais pris soin de baliser de mes erreurs à ne pas reproduire. Ton parcours aurait dû s’effectuer sans heurts. Qu’as-tu rencontré sur ton chemin qui t’a fait dévier de ton itinéraire ? Je pensais à l’époque qu’elle se nommait Lucie. Mais je réalise aujourd’hui que je me suis contentée d’une réponse simpliste.
Des souvenirs de nous me reviennent… Saint Louis et nos escaliers, ton appartement d’étudiant et ses nombreuses marches insurmontables, la terrasse et tes yeux posés sur moi. J’ai honte de les avoir laissés prendre la poussière alors que tu ne m’avais pas oublié…Pardon, Martin. Je ne savais pas, ou plus, j’avais oublié, ma mémoire m’a fait défaut.
Je ne veux pas me trouver des excuses, loin de là. J’aurais dû continuer à chérir notre histoire. Je l’ai abandonnée pour ne pas en souffrir. Mon esprit a nettoyé les restes de toi, de nous. Ce n’est pas la première fois qu’il me joue des tours. J’ai aussi oublié mon enfance avec mes parents. Tout a commencé là je crois, dans cette rue que j’évite depuis des années. Ils ont été les premiers oubliés. Si facilement que c’est effrayant. J’ai laissé les souvenirs dans ma chambre d’enfant, entre ces quatre murs, rien ne pouvait s’y échapper. Rien ne devait me poursuivre.
Quand tu n’as plus de mémoire, plus d’histoire, tu peux fuir sans regret. Je pensais que l’on m’avait oubliée aussi. Les gens ne se sont pas faits pour rester dans une vie. Ils vont, viennent, ne sont que de passage et s’évanouissent un beau matin sans prévenir. Je suis rodée à cette perte, à ces abandons. Je les abandonne aussi, alors ne sommes-nous pas quittes ? Pourtant, tu n’as pas lâché. J’étais à la fois surprise, énervée aussi, de voir apparaitre sur mon portable un message de toi. Tu m’envoyais des sortes de bouteilles à la mer, de longs textes pour résumer plusieurs mois de ta vie. Je les lisais comme je pouvais lire un livre, avec une distance nécessaire pour ne pas m’accrocher à tes mots. Je ne comprenais pas pourquoi tu résistais, d’où venait cette force qui te permettait d’espérer. À de nombreuses reprises, mon doigt était prêt à cliquer sur « bloquer cette personne ». J’ai eu l’intention réelle de te bannir pour de bon, définitivement, parce que ta présence devenait encombrante, presque oppressante. Mon geste était toujours retenu par un sentiment étrange, de plus en plus inconnu mais tenace. Tu avais le droit d’entrer dans ma vie, comme bon te semblait. Ce droit je te l’avais accordais autrefois, sans jamais te l’avoir vraiment repris. Alors je devais supporter en silence ces intrusions, prendre sur moi pour ne pas te répondre, ne pas cliquer sur le bouton, et finalement respecter ce sentiment même affaibli qui nous unissait.
Je t’ai détesté. Il fallait que la colère s’en aille.
Je me souviens de la jeune fille que j’étais, de notre rencontre, de nos échanges. J’étais vraiment bizarre pour la plupart des gens, sauf pour Irène bien sûr. Je portais un masque constamment.
Parfois, la vie fait que nous rencontrons une personne particulière avec qui les mots seraient superflus. Quelques phrases pour s’assurer que ces deux êtres sont bien sur la même longueur d’onde, mais le cœur sait, et ne trompe jamais celui qui a les antennes pour écouter.
Tu en fais partie, c’est vrai.
Les années ont passé et les réseaux sociaux sont apparus. Cette vitrine virtuelle m’a encore un peu plus éloignée de toi. Ton sourire glacé, les bras de Lucie autour de ton cou, m’ont refroidie. Ce bonheur figé m’a laissé un goût amer.
Avant, il n'y avait que nous, que nos lettres, nos appels, nos SMS... puis j'ai découvert ta vie sur mon écran. À coup de photos retouchées, de posts survitaminés, j'ai été troublée de ne pas te reconnaitre. Tu te dévoilais à tous. La confidentialité n'avait plus de sens. J'avais beau me raisonner, me dire que c'était une mise en scène de ta part, que tu pouvais mentir, embellir des moments de vie, le doute était en moi. Il grandissait de plus en plus jusqu'à me sentir étrangère.
Les mêmes sourires, les mêmes étreintes, mois après mois, sans surprise, à peine si le décor changeait de temps à autre. Tout m’a déplu, jusqu’aux photos de ta maison, à la décoration digne d’un magazine. Entre deux clics, je me suis dit que la vie t’avait écrasé comme un rouleau compresseur. Alors je t’ai envoyé ce SMS mettant fin à notre amitié. Avais-je peur que tu me contamines ? Que ta vie simple brise l’idéal que j’avais construit pour toi ? Sûrement. Honteusement, je le concède.
Mais qui je suis pour juger ? Je n’ai pas fait beaucoup mieux. J’ai mis des années à prendre conscience que je passais à côté de moi. Puis d’autres années à chercher où je m’étais égarée, et je ne le sais toujours pas. Je cherche encore. Le compresseur social a fini par m’attraper aussi, même à l’autre bout du monde, on n’y échappe pas. Mais je me disais que toi au moins, tu en serais préservé.
Je t’ai chargé d’une mission impossible à réaliser. J’ai concentré en toi toutes mes aspirations, les rêves trop lourds pour moi. Je suis désolée de t’avoir lesté ainsi. Aujourd’hui, je comprends enfin mes erreurs. Tu n'avais à porter ni mes espoirs ni mes ambitions. J’aurais dû t’accepter tel que tu t’es présenté à moi. J’ai aimé ce que tu pouvais devenir une fois passé entre mes mains, une sorte d’œuvre dont j’aurais volontiers proclamé la paternité. Quelle prétention de ma part !
Je parle encore comme une adulte, une mère que je ne suis pas, à l’enfant que tu n’es plus. J’ai été égoïste.
J’ai passé des années sur les routes, dans les bus, dans des villages coupés du monde, dans l’anonymat d’une mégalopole, seule à manger des ramen, seule à coucher dans une tente au milieu d’une jungle. Je t’ai vu souvent sur ces routes escarpées, dans les expressions sérieuses d’un enfant. Je t’ai croisé plus d’une fois dans mes rêves, dans mon quotidien, dans une main inconnue caressant le visage de sa bien-aimée. Je t’ai reconnu dans certaines voix. Je t’ai cherché partout où mon regard se posait. En chaque chose, en chaque personne. Partout, sauf là où tu te trouvais réellement, dans la vie qui aurait pu être la nôtre. Et quand aucun visage ne pouvait me faire penser à toi, je levais la tête vers le ciel, juste pour attraper un nuage. Je souriais alors. Bêtement.
Je me sens souvent bête quand je pense à toi, triste aussi, mais incroyablement chanceuse de t'avoir rencontré, de t'avoir aimé, même mal.
Tout était possible. Absolument tout. Puis Irène a eu son accident et tout a basculé. Absolument tout. Quelques semaines plus tard, tu m'as révélé t'être remis avec Lucie. Douche froide. Je ne m'y attendais pas. Pas après notre baiser. Je t'en ai voulu de m'avoir fait espérer un avenir que tu as finalement partagé avec une autre. J'étais seulement la fille des lettres ? Celle d'un rêve, d'une journée, d'un baiser ?
J'ai pris mes distances. J'ai dit que c'était pour ton bien, que tu n'avais plus besoin de moi. J'ai passé le relai à une autre, je pensais que c'était ce que tu attendais de moi. J'ai abdiqué. J'aurais pu essayer de te retenir, de raviver notre baiser encore frais. Je n'en ai rien fait. Je t'ai regardé t'éloigner à ma demande. Tu as accepté facilement, sans broncher.
Le château de cartes s'était effondré. Le point de rupture était atteint... Et nous l'ignorions.
Dis-moi ce que nous avons été et je te dirai ce que nous aurions pu être. Je n’ai jamais osé te le demander réellement. M’as-tu seulement un peu aimée en tant que femme ?
Nos histoires peuvent se résumer en quelques lignes finalement. Elles se croisent, s’entrecroisent, se percutent, se séparent, se frôlent, se caressent, s’entrelacent, s’étirent, se fragilisent, se cassent, renouent, s’étranglent dans un murmure, dans des mots interdits, sur un chemin escarpé.
Partons loin, juste le temps de faire quelques pas, ou de me glisser à l'oreille que tu m'as aimée un jour. Laisse-moi rêver quelques minutes à cette possibilité, aussi folle soit-elle. Même insensée, absurde, je veux y croire quelques secondes encore. Avant de me rappeler que tu appartiens à une autre, que tu as déjà un chez toi qui t’attend ce soir, une enfant qui réclame son père pour lire des histoires. Une vie construite, bordée d'un joli jardin et peut-être même un chien. Demain, quelle photo sera sur ton fil d'actualité ?
Au cours de cette histoire intermittente, tu m’as bouleversée dans mes certitudes, dans mes convictions. Je ne suis pas sûre qu’à cet instant précis cette confession soit la bienvenue. Après cette soirée, j’accepterai n’importe quel dénouement. Je suis désolée de t’avoir créé des problèmes avec Lucie. Je ne suis personne. Juste un silence, un peu trop bruyant parfois. Je n’ai aucun droit d’interférer dans ta vie.
J’ai beau faire le tour des réponses, je me dis que certaines m’échappent encore. Je crois que je n’ai jamais voulu qu’il y ait une fin à notre histoire. Les silences ne mettent pas de termes, ils se contentent de suspendre le temps. Lâchement, j’ai joué à cache-cache. Tu étais avec une autre. Point. Je ne pouvais plus être ton amie. Même ce rôle était devenu impossible à envisager. J’ai préféré ne rien avoir, qu’être dans une frustration constante.
Tout est confus jusqu'à mes mots, jusqu'à cette lettre d'adieu qui ne veut pas en être une. Liras-tu, Martin, les mots que j'oublie ? J’ai encore tant de choses à me rappeler, tant de choses à dépoussiérer que je ne sais pas par où commencer, ni comment finir cette lettre sans nom.
J’ai envie de te dire que je t’attendrai, mais je n’en suis pas sûre. Demain, je serais encore là, le jour suivant aussi. Toi, seras-tu à l’heure au rendez-vous que ne nous sommes jamais fixés ?
Ton Hélène
Hélène repose le stylo délicatement sur le bureau. Sans relire ses mots, elle plie la lettre de sorte à ne plus voir son écriture. Sa main est douloureuse. Un coup d’œil sur sa montre lui indique qu’il est plus d’une heure du matin. La maison est incroyablement calme.
Elle s’étire puis se lève en direction de la porte qu’elle ouvre doucement pour ne réveiller personne. Juliette et Arnaud ont dû s’endormir. Martin est bien parti depuis longtemps. Ecrire lui a fait perdre la notion du temps.
Elle descend les escaliers puis arrive à l’entrée. Suspendus au porte manteau, elle attrape son écharpe et son blouson. Sans vraiment réfléchir, elle sort affronter le froid. Elle traverse le perron, puis se retrouve sur la chaussée, les souvenirs collés aux basques. Les mégots sont toujours au sol. Elle les ramasse et les fourre dans sa poche. Indirectement, elle se sent reliée à lui. Ses doigts puent la nicotine, ils l’aident à ne pas oublier cette odeur associée à ses traits.
Elle marche d’un pas rapide. Des phares viennent de temps à autre déchirer la nuit épaisse de deux traits lumineux. Puis de nouveau la nuit, l’oubli et une seule adresse en tête. Hélène y est presque. Elle marque un temps d’arrêt devant la rue maudite. Combien de fois s’est-elle arrêté là ? Combien de fois a-t-elle finalement rebroussé chemin ?
Elle a écrit qu’oublier c’est pouvoir avancer. Alors pourquoi n’avance-t-elle pas si ses souvenirs sont profondément enfouis ? C’est juste un petit pas à faire, Hélène ! Un presque rien !
Les poings serrés, au fond des poches, les mégots contre ses doigts crispés. Hélène imagine Martin à ses côtés pour affronter son passé. Elle avance d’un pas. Puis d’un deuxième, et en enchaine d’autres. Toujours les poings serrés, avec la certitude d’être accompagnée. Elle croit entendre le rire d’Irène au loin. Dans la nuit, il est impossible de reconnaître quoi que ce soit. Mais elle connait cette atmosphère particulière, un mélange d’horreur sans fin et d’un bonheur immense fait de jeux et de rires. Devant la demeure familiale, sa mère peut débouler à tout instant pour lui dire de rentrer à la maison, son père peut venir ramasser le courrier et rentrer en trainant des pieds, a tout instant le passé peut prendre vie, dans un second souffle, même issue d’une mémoire meurtrie. Irène viendrait la chercher pour aller jouer dans le parc voisin, les amies s’amuseraient à se bousculer. Il ne reste plus qu’elle, plus qu’une mémoire défaillante, témoin de vies oubliées.
Un sourire se dessine sur ses lèvres, puis un son grave, saccadé s’échappe de sa bouche entre ouverte. Un rire illumine la nuit. De plus en plus fort, de plus en plus profond. Hélène rit à ne plus savoir s’arrêter.
Les fenêtres voisines s’éclairent les unes après les autres, et Hélène continue de rire.
Elle n’entend pas les gens qui lui disent de la fermer, d’aller cuver ailleurs. Elle n’entend pas non plus les aboiements des chiens, ou les volets qui claquent. Hélène n’entend que son propre rire, la preuve ultime de son existence.
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