Chapitre 26 - 2 FIN
— Peut-être les deux…Je ne t’ai jamais trompée Lucie, clarifie-t-il. Peu importe ce que tu as lu. Même pendant notre pause, je n’ai jamais couché avec Hélène.
— Tu aurais peut-être dû, lâche-t-elle dans un rire jaune. Et puis tromper ça veut dire quoi au juste ? Coucher, embrasser, penser seulement ?
— Pardon ?
— Si tu avais couché avec elle, on en serait peut-être pas là. Tu ne l’aurais pas fantasmée, idéalisée comme tu l’as fait.
Martin se laisse tomber sur le dossier de sa chaise.
— Tu penses réellement ce que tu dis là ? Tu crois que ça se résume à ça ? Que je n’avais qu’à coucher avec elle pour passer à autre chose ? Que je traîne un désir non assouvi depuis toutes ces années ? s’emporte-t-il. Tu penses ça ?
— Qui sait ?
— Écoute, si c’est ça, avec ta permission je vais coucher avec elle, là maintenant, et demain matin tout sera rentré dans l’ordre, et on continuera notre vie comme si de rien était !
Martin explose de colère. Il se sent insulté.
— Comment peux-tu penser qu’il s’agit que d’une histoire basée sur du cul ? Ce n’est pas moi ça ! Tu me connais ! Tu as lu les lettres ! Hélène et moi, ce n’est pas ça !
— Alors c’est quoi ?! s’écrit la jeune femme. Merde ! Dis-le ! Sors-le ! Pour une fois, sois honnête avec toi-même !
— De quoi ? Qu’est-ce que tu veux entendre ? Que je l’aime depuis toujours ? Que j’aurais aimé vivre une histoire avec elle ? Que je suis persuadé qu’elle est mon âme sœur ? Tu veux m’entendre dire ça ?
Martin halète. Pourquoi me pousses tu à ce point ? Je ne veux pas te faire de mal.
— C’est le cas ?
— C’est toi que j’aime, Lucie.
— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé, Martin.
— Je ne sais pas quoi te dire. Les âmes sœurs n’existent pas.
Lucie ouvre la bouche, mais rien n'en sort. Elle revient sur sa tasse de café.
— Tu as dû me détester quand on s’est remis ensemble.
— Non, pas du tout.
— Tu avais pieds et poings liées. Tu t’es senti obligé de rester avec moi ? D’accéder à toutes mes envies ? Tu as supporté ma famille ? Et Sophie ?
— Non, non, non, s'affole Martin, je n’étais obligé à rien, Lucie. Je sais que je ne suis pas démonstratif, que je n’ai pas été attentionné envers toi. Tu m’as apporté plus que ce que j’ai pu t’offrir. Tu m’as donné une famille, une fille magnifique, un foyer sans violence, sans cris. Tu m’as supporté. Tes parents m’ont accueilli dans leur maison. Je t’en remercie, au contraire. C’est juste que je ne savais pas comment me comporter. C’est bête de ne pas savoir profiter des moments calmes, d’avoir peur du bonheur, de prendre tellement de distance que tu oublies de vivre l’instant présent. Je me suis trop barricadé. J’ai raté tellement de choses, Lucie.
Lucie essuie discrètement une larme.
— Alors je n’étais pas un choix par défaut ? Parce qu’Hélène t’avait échappée ?
— Non, absolument pas. Je ne veux pas que tu crois ça. Entre nous, ce n’est pas passionnel c’est sûr, mais notre couple aurait pu fonctionner toute une vie sans aucun problème.
— Jusqu’à percuter un obstacle ?
— Oui.
— Et le train déraille ?
— Je ne sais pas encore.
— Il te manque quoi pour le savoir, Martin ?
— Des adieux. Juste des adieux.
— Ça parait si simple.
— Ça peut l’être.
Tu me regardes de tes grands yeux mouillés. Je suis ébranlé par ces mots nouveaux. Je n’ai rien vu… Tu n’as jamais été si jolie qu’en cet instant. Je ne ressens aucune rage contre toi. Aucune colère. Je suis étonné de te trouver si belle. Je pensais que ça serait douloureux, mais non.
— Alors, qu’est-ce qu'on doit faire, Lucie ?
— Je vais attendre de voir si le train déraille ou non.
Une larme roule sur la joue blanche de Lucie. Des rougeurs familières apparaissent. Martin éprouve l’envie de l'essuyer. Il n’a jamais eu autant envie de prendre sa femme dans ses bras qu’à ce moment-là mais reste tétanisé.
Un bruit léger émerge en fond sonore. Si léger que Martin doute de sa véracité. Une cacophonie d’instruments entre en scène. Puis un violon apparait. Clair. Unique. Quelques mesures plus tard et Martin reconnait l’air. Il le connait sans le connaître, sans le nommer. Une autre larme roule sur la joue rougie de Lucie. C’est comme une mélodie qui reste coincée dans la tête pendant des heures, qui ne parvient pas à disparaitre. Sa lèvre inférieure tremble. Un mot s’en échappe. Martin ne l’entend pas. Les instruments couvrent sa voix fluette. Un mot fantôme qui erre sur une composition sans nom.
Dans leur cuisine à crédit, la main sur le plan de travail poli, l’autre tenant la tasse à café vide, Martin cherche quelle sera la prochaine note à la partition manquante. Il fouille ses souvenirs. Les notes de musique martèlent son esprit à mesure qu’il remonte le temps. Une vague de frisson parcourt la peau de Lucie. C’est bientôt à son tour. Il ne sait pas. Il ne sait plus. Il a oublié comment jouer. Il a oublié comment vivre, comment aimer. La mélodie poursuit sa route, plus puissante, plus profonde. Elle ignore tout de son malaise. Elle dévale la pente sans savoir qu’au bout de celle-ci une falaise l’attend. Merveilleuse de légèreté. La mort comme rendez-vous funeste. Et les notes s’enchainent à une vitesse folle. Martin en a le souffle coupé.
Le point de chute se rapproche. L’instant crucial de l’entrée du piano aussi. Martin ne sait toujours pas. Il cherche une réponse à une question qui n’existe pas. Il voit sa femme peut-être pour la première fois, et le visage qu’il découvre le saisit.
Son esprit est paralysé par des années de fuite en avant. Il n’a jamais voulu savoir comment faire, comment dire, comment penser aux autres, à soi, à elle, son épouse, sa femme, à lui, à eux, à cette vie parfaite bordée d’un jardin bien tondu, à ses placards remplis et rangés, à ces tiroirs organisés, au courrier ouvert, trié et classé, aux rendez-vous pris et honorés, aux factures payées, aux baisers échangés entre deux portes, aux mots oubliés.
L’orchestre entame le dernier mouvement. Il est en première ligne et le vide lui fait face. Martin fait un pas en avant, son corps plonge vers Lucie, se fond en elle sans un mot. Sa tête se niche dans le creux de son cou. Elle frisonne mais reste droite. Il ouvre ses bras, l’enveloppe avec douceur, et resserre son étreinte à la taille. Le corps se souvient toujours.
Fin.
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