Souviens-toi
C’était une agréable journée pour une promenade. Une brise légère chargée de senteurs automnales soufflait sur le parc, emportant sur son passage des tourbillons de feuilles mortes. Alice jouait sur l’herbe tapissée d’or et riait aux éclats en sautant sur les monticules ambre et fauves. Son insouciance fit sourire Manon, assise sur un banc au bord du chemin. Elle avait l’impression de se revoir au même âge, quand elle ignorait encore tout du monde. Jadis, elle aussi passait parfois l’après-midi au parc avec sa mère. La femme soupira. L’enfance était une si belle période…
Quatre heures sonnèrent au clocher de l’église, de l’autre côté de la rue. Manon se leva et appela sa fille :
— Alice, viens ! On va voir mamie.
— Mamie ! répéta la petite fille dans un cri de joie en galopant vers elle.
Alice saisit la main tendue et trotta gaiement au côté de sa mère, fredonnant une chanson que sa grand-mère lui avait apprise six mois plus tôt. Le cœur de Manon se serra. Elle respira un grand coup et se reprit avant que les larmes n’affluent.
Elles quittèrent le parc, traversèrent la route et remontèrent la rue de l’église. Tout au bout se dressait une imposante maison blanche aux balcons fleuris. Manon leva la tête vers la cinquième fenêtre du premier étage et se sentit tout à coup angoissée et perdue. Elle n’avait plus envie d’y aller. Elle n’avait plus la force. Ses jambes tremblaient.
— Maman ?
La voix inquiète de sa fille brisa le charme. Honteuse, Manon chassa les larmes qui perlaient au coin de ses yeux.
— Ne t’en fais pas, ma chérie. Allez viens.
La femme grimpa les marches du perron et tira sur une corde qui actionna la cloche suspendue à l’entrée. Deux tintements clairs résonnèrent à l’intérieur. La porte s’ouvrit presque aussitôt. Une infirmière leur souhaita la bienvenue à voix basse et s’écarta pour les laisser entrer, puis referma la porte avec précaution. La maison était plongée dans le silence.
Alice s’avança dans le hall et jeta un œil par la double porte ouverte sur un salon meublé de canapés et de fauteuils douillets rassemblés autour d’une cheminée. Quelques personnes âgées s’y étaient assoupies. La petite fille se mit sur la pointe des pieds afin d’apercevoir les visages à moitié cachés par les hauts dossiers. Sa mamie n’était pas là.
— Votre mère se repose dans sa chambre, chuchota l’infirmière dans le hall.
Alice rejoignit sa mère qui montait déjà l’étroit escalier en bois, les marches grinçant sous leurs pas. Sur le palier, elles se dirigèrent vers la porte au fond du couloir à gauche. Manon frappa trois coups discrets et attendit. Pas de réponse. Sa mère dormait sûrement. Elle posa la main sur la clinche et hésita, le cœur battant. Impatiente, la main d’Alice se plaça sur la sienne et actionna la poignée.
La porte s’ouvrit, dévoilant une petite chambre coquette. Un lit simple et une table de chevet étaient disposés dans le coin opposé, à côté de la fenêtre. Il y avait en face une armoire et une coiffeuse. Derrière la porte avaient été installés un bureau et une chaise. Sous la fenêtre illuminée trônait un fauteuil qui s’accordait aux tons pastels de la tapisserie. Et dans ce fauteuil qui leur faisait face…
— Bonjour maman, murmura Manon en s’avançant vers la vieille dame endormie.
Elle embrassa son front creusé de rides et recula pour laisser Alice lui faire une bise sur la joue. La vieille dame ouvrit les yeux.
— Bonjour maman, répéta Manon en lui adressant un timide sourire.
La vieille dame fronça les sourcils, comme si elle cherchait à se souvenir de quelque chose. L’estomac de Manon se contracta, redoutant la suite.
— Excusez-moi mais… qui êtes-vous ? demanda t-elle d’une voix chevrotante.
— Je suis Manon, lui rappela celle-ci avec douceur et patience. Ta fille.
La femme retint son souffle, anxieuse, tandis que la vieille dame étonnée scrutait ce charmant visage qui respirait l’honnêteté et la sympathie. Pourtant, elle avait beau fouiller sa mémoire, son nom ne lui évoquait rien. Ces paroles la troublèrent. Avait-elle vraiment des enfants ? Elle avait l’impression d’avoir toujours vécu dans cette maison en compagnie de gens prévenants et attentionnés…
— Tu vas bien, mamie ?
La vieille dame dévisagea la petite fille qui lui adressait un sourire à faire fondre le cœur d’un soldat. Son visage sillonné de rides rayonna de bonheur.
— Tu es bien adorable… quel est ton prénom, ma chérie ?
— Alice ! pépia la petite.
— Alice… répéta la vieille dame en lui claquant un baiser sonore sur la joue. C’est un très joli prénom.
Manon songea avec douleur qu’Alice devait croire cette situation normale ou ne se rendait pas compte tout court, car chaque mercredi depuis deux mois, la petite fille se présentait à sa grand-mère avec ce sourire débordant d’innocence et d’affection. Peut-être était-elle plus courageuse qu’elle… Manon s’efforça de paraître décontractée pour masquer sa peine.
— C’est ta petite-fille, précisa t-elle, ma fille et celle de Marc. D’ailleurs, il s’excuse de n’avoir pu venir te dire bonjour, il travaille aujourd’hui.
— Marc ?
— Mon mari.
Le regard de la vieille dame se fit lointain. Son mari…
Les yeux embués de Manon se perdirent dans le vague. Autrefois, sa mère était une jeune femme dynamique et élégante. La tendresse et la gaieté incarnées. Son père l’appelait son "rayon de soleil". Maman était si belle… Quand elles se promenaient ensemble, les passants dans la rue les saluaient et faisaient remarquer avec ravissement que la jeune Manon était son portrait, avec son nez fin et retroussé, ses grands yeux noisette et ses larges boucles brunes qui cascadaient sur ses épaules. Maman était si fière d’elle à cette époque !
Un jour – elle devait à peine avoir cinq ans – Manon avait emprunté son maquillage et ses vêtements pour lui faire une surprise. Sa mère l’avait retrouvée dans sa chambre, flottant dans une robe de printemps et des souliers beaucoup trop grands, le minois barbouillé comme un clown. Elles avaient longtemps évoqué cette histoire avec nostalgie…
Le sourire triste de Manon se crispa. Sa mère se souvenait-elle de sa famille, de son mari décédé neuf ans plus tôt ? Avait-elle oublié leur rencontre, si souvent narrée avec passion, sur le lac où ils avaient passé par la suite toutes leurs vacances d’été ? Et sa propre enfance, son mariage ? Se rappelait-elle les innombrables bêtises qui avaient le don de mettre son mari en colère et sur lesquelles elle aimait plaisanter ?
Avant, sa mère adorait la coiffer en fredonnant et caresser ses cheveux d’un air rêveur. Elle les disait pareils à la soie, doux et chatoyants. Mais sa mère n’avait plus eu ce geste depuis des mois. Elle l’avait tout simplement oublié… Envolée leur complicité passée, évanouie dans cet autre monde inaccessible qui la retenait prisonnière. Ne plus être reconnue par sa mère, n’être plus qu’une inconnue…
Manon déglutit, tentant de faire disparaître la boule d’angoisse qui grossissait dans sa gorge. Une insupportable douleur lui tordait le ventre. Elle ferma les yeux, inspira profondément et adressa une prière muette à qui accepterait de mettre fin aux souffrances de son entourage. Elle était l’une des dernières personnes à avoir encore assez de force pour lui rendre visite, et sa mère, dans ses moments de lucidité de plus en plus rares, devait se sentir bien seule et abandonnée.
— Luc non plus n’a pas pu se déplacer, dit Manon après un long silence, parvenant tant bien que mal à maîtriser le tremblement de sa voix. Il est à Lyon pour régler une affaire mais il a promis de passer une journée avec toi quand il sera de retour. Il t’embrasse. Tu te souviens, Luc, ton fils cadet ? ajouta t-elle avec espoir devant l’air interrogateur de la vieille dame.
Son visage éprouvé par le temps s’éclaira soudain et le cœur de Manon s’emballa quand une main parcheminée serra la sienne avec vigueur.
— Oh ! Mon petit Luc ! s’exclama Martha en se redressant dans son fauteuil, les yeux brillants. J’espère qu’il n’a pas encore fait de bêtises, ce fripon ! Figure-toi que l’autre jour, la veille de ton retour de l’internat, il a récupéré les boîtes de conserves vides à la cuisine pour les attacher à la queue du chien du voisin ! Ils en étaient fous, le voisin comme le chien, qui courait partout en aboyant de panique ! Ton père était furieux quand il l’a appris en rentrant… Tout de même, quel garnement ! Il ne tient pas en place un instant !
Un gloussement involontaire échappa à Manon, qui retrouvait sa mère pour la première fois depuis longtemps. Elle riait à gorge déployée pour un épisode vieux de vingt ans qu’elle pensait sans doute avoir vécu hier. Mais elle était si radieuse, comme autrefois, que son cœur était en émoi.
— Tu te souviens de la fois où Luc et moi sommes allés dans le potager du père Roman pour lui piquer des choux et des carottes ? évoqua à son tour Manon, les larmes aux yeux.
— Ah oui ! Que de petits chenapans ! s’écria Martha, riant de plus belle.
Le rire cristallin d’Alice se joignit au leur. Voir sa mère heureuse lui donnait à la fois envie de rire et de pleurer. Maman était si triste ces derniers temps…
Martha se leva du fauteuil et se dirigea vers le bureau à pas prudents pour ne pas tomber. Elle attrapa un paquet orange soigneusement enrubanné d’or et le tendit à sa fille.
— Tiens ma petite Lucie, c’est pour toi. Ce sont tes chocolats préférés, les pralinés aux noisettes.
Le cœur de Manon fit un bond dans sa poitrine. Ce souvenir, elle l’avait oublié mais pas sa mère. À l’époque où celle-ci travaillait dans son atelier de broderie, elle lui offrait parfois ces chocolats quand la petite fille venait la voir juste après l’école avant de rentrer à la maison. Une chaleur apaisante l’envahit. Elle eut soudain l’impression de retrouver ses sept ans.
— Merci maman, dit-elle d’une voix étranglée par les sanglots qu’elle essayait de contenir, sans relever son erreur.
Martha jeta à un œil à l’horloge accrochée au mur et s’exclama :
— Tu devrais te dépêcher, Manon. Ton père n’appréciera pas que tu rentres trop tard pour faire tes devoirs !
— C’est promis.
Elle serra la vieille dame contre son cœur, l’aida à se rasseoir dans le fauteuil et déposa un tendre baiser sur son front.
— Dis au revoir à mamie, chuchota t-elle à Alice qui l’embrassa sur la joue et courut à la porte, tandis que les yeux de la vieille dame fatiguée se fermaient déjà.
Manon s’apprêtait à quitter la pièce à son tour lorsqu’une faible voix murmura :
— À tout à l’heure, Manon. Et surtout, applique-toi. Ton père est très fier de toi, tu sais.
Une larme roula sur la joue de la femme qui se retourna vers sa mère.
— Je sais, maman. Prends bien soin de toi.
Et le cœur lourd, elle ferma doucement la porte sur la vieille dame assoupie, priant pour qu’elle se souvienne d’elle à sa prochaine visite.
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