Chapitre 2 : Discours d'accueil (1/2) (Corrigé)

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« Notre épée pour symboliser notre force.

Notre poing pour protéger nos citoyens.

De leur union naît notre puissance.

De notre puissance naît notre influence. »

Devise du royaume de Vauvord.


Une autre étape de ma vie s’amorçait… Je n’avais même pas achevé la première.

Il ne fut point question d’adieux larmoyants et étirés, ni de gaspiller des heures à préparer mes affaires. Ma tante fut très catégorique à ce sujet : hors de question d’emporter des monceaux des vêtements, l’armée me fournirait tout ce dont j’avais besoin.

Pourquoi évoquais-je cette institution comme si je m’y rendais en voyage d’agrément ? La veille encore, moult horizons s’ouvraient autour de moi. Pourtant mon destin s’était tracé au-delà de tout panorama. D’imperceptibles gouaches occultaient les esquisses d’une existence déjà révolue ! Quels étaient ces mirages au bout de ma vision ? Sûrement mes aspirations envolées… ou les prémices d’un renouveau incertain.

Jalode et moi partîmes le lendemain, avant même la fin de la matinée. Cinq minutes. Ce fut le temps que la générale m’accorda, elle qui répugnait à respirer le même air que nous. Que devais-je exprimer au cours d’un intervalle si court ? Parfois les mots ne comblaient aucune brèche, souvent ils empiraient la situation.

Il s’agissait alors de laisser le reste parler. Sur un visage imperturbable, à l’instar d’un portrait, se dessinaient des traits. Quand la figure se plissait, quand le cœur battait à tout rompre, quand on posait le regard sur l’autre… On percevait immanquablement les sanglots. Mes parents me fixèrent des secondes durant, jusqu’au fond de mes prunelles, sondant mon être mieux que quiconque. Ils allaient être privés de leur unique enfant. Ils allaient poursuivre une carrière sans personne à qui enseigner un héritage. Et j’étais figée face à eux, bouche cousue, égarée.

Je rendis leur étreinte au centuple.

— Reviens-nous ! supplia ma mère, reniflant ses larmes. Tu as encore tant de choses à accomplir… Ton service ne doit pas s’éterniser…

— Cette guerre n’a aucun sens ! renchérit mon père. Tu ne devrais pas partir, mais tu n’as pas le choix… Denna, je… Je ne sais pas quoi dire. Hormis de survivre à cette folie.

— J’essaierai, dis-je, nourrissant encore de l’espoir. Je vous informerai de mon avancée.

— N’oublie surtout pas ! Peut-être pourrions-nous te rendre visite, mais avec ma belle-sœur dans les parages, j’en doute. Sois prudente, surtout. Ne te laisse pas corrompre par ses idées. Reste toi-même. Et ne perds pas tout ce que tu as appris…

Je ne lui donnai aucune réponse. À ce moment, j’étais déjà consciente que toute parole risquait de ne pas être tenue. Jalode sut nous séparer une fois encore, mais je parvins à endiguer mes sentiments pour mieux affronter l’avenir.

Une nuit avait suffi à nous éloigner. Des années d’apprentissage, de proximité, de moments partagés, d’ambition exhortée… Tout avait été réduit à néant. Mère et père me décrivirent d’ultimes signes tandis que je grimpais sur la selle de notre cheval. Ma tante amena la monture au trot et, bientôt, mes repères disparurent dans la lumière des promesses d’antan.

Je les avais abandonnés. Je ne le savais juste pas encore.

Combien de temps l’équidé sillonna-t-il notre contrée ? À peine pus-je admirer nos landes chevauchant nos collines, où des rochers couvraient des étendues d’herbe tapissée de fleurs. Apparaissaient aussi ces champs de coton et de tournesols aux chatoiements opalins et ambrés autour desquels se pratiquaient élevages et agricultures. Des habitations en granit se révélaient aux flancs d’étroites vallées à mesure que nous cheminions vers le sud. Rivières et fleuves bleutés fendaient des bosquets à proximité de hameaux. Des demeures en brique et silex les jalonnaient alors que des sentiers battus ondulaient des plaines même le long des maquis. Tant de cités me rappelaient que cette campagne ne s’étendait pas à l’infini.

C’était la fresque d’un royaume en perpétuel mouvement, brillant sous le miroitement d’une nature cernée de structures, dont les contours se projetaient à des lisières toujours plus lointaines. Un territoire que j’avais foulé à maintes reprises aux côtés de ma mère… Je le redécouvrais sous un angle différent.

Quel était ce silence pesant ? D’une part débutait l’enrôlement, d’autre part résonnaient peu de cors de l’imminente guerre. Difficile d’interpréter le sourire permanent de ma tante, difficile de savoir combien de jeunes étaient arrachés de leur foyer. Quelque chose d’étrange se peignait dans cette trame !

C’était l’esquisse d’un peuple divisé.

Les prémices d’engagements irrévocables.

Jalode filait droit mais traînait près des grandes villes, là où elle était certaine d’être reconnue, là où elle pourrait aviser des masses citoyennes de l’imminence du danger venu du sud-est ! On placardait partout des affiches persuasives, portraits ternes d’un royaume en doute. On multipliait les discours héroïques teintés de désespoir, appels indécis d’un pays à unir. Je m’apprêtais à perdre mon identité sous ce nombre écrasant, dans cet amalgame de nuances, parmi cet embranchement de carrières entremêlées. Dans mon monde trop rapide s’arrimait une marque fixe… La générale que tous connaissaient mieux que moi.

Plus d’une semaine de voyage m’avait transportée au-delà des terres connues. Les panneaux directionnels indiquaient la proximité des royaumes circonvoisins. Les trois autres royaumes de Carône étaient proches !

Dans l’enduit azuré du ciel régnait le soleil couchant, intense sphère émettant ses rayons orangés. Mais c’étaient ses ombres qui se projetaient devant nous : des chênes s’étalaient par centaines ! Ces traits, stables à défaut d’être rassurants, paraissaient frôler un dôme qu’ils ne toucheraient jamais. De la strate arborée découlaient quelques gouttes d’une rosée passée tandis que le dense sous-bois se déployait dans chaque direction. Pourquoi un seul chemin, étroit par surcroît, nous guidait-il ici ? Oh, aisé à deviner…

— Nous y voici ! signala ma tante comme si je souffrais de cécité. Hume un peu cet air rafraîchissant, Denna. Sens-tu l’odeur de l’harmonie entre notre civilisation et la nature ?

— Je ne respire que le parfum de notre destrier, répliquai-je.

— Remarque très spirituelle. Ton prétendu prestige ne te servira à rien, ici. Tu ne seras ni la fille de la peintre royale et d’un astronome, ni la nièce de la générale. Tu seras une recrue comme les autres.

— Personne n’échappe à son héritage.

— Tu crains la jalousie de tes pairs ? Les citoyens ordinaires ne sont pas aussi dédaigneux que les nobles. Ne t’inquiète pas à ce sujet : pour attirer la convoitise des autres, il faut d’abord acquérir des compétences. Si tu y parviens.

Je m’abstins de tout commentaire superfétatoire. À quoi bon ? La vétérane chercherait toujours à avoir le dernier mot.

Dans les confins de cette forêt nichait la caserne qu’elle m’avait tant encensée. C’était l’endroit où mon avenir se jouerait… Des murailles me cernaient où que j’allasse, sauf que des pics surmontaient celle-là, comme s’il viendrait l’idée à quiconque d’envahir ce trou perdu. Néanmoins, cette base se déployait autant que la sylve ! Elle abritait beaucoup de soldats à n’en point douter.

Nous descendîmes de la monture dès que nous eûmes franchi les remparts. Six bâtiments en brique carminée au toit courbe occupaient la moitié de la superficie. Et ceux qui y résidaient circulaient autour de moi, sur le gravier. Des centaines d’hommes et femmes au destin commun ! Certains s’aggloméraient en groupe d’une dizaine, d’autres se promenaient seuls ou en comité réduit. J’apercevais l’emblème de Vauvord sur le surcot de la bonne moitié d’entre eux, mais d’autres exhibaient un blason différent, et ils n’étaient pas tous issus des autres royaumes de notre pays. Alors Carône recrutait aussi des étrangers, mais à quelles fins ?

Des silhouettes mobiles teintaient le tableau de leur brigandine, gambison et cuirasses. Ainsi s’ouvrait la nouvelle voie de la jeunesse… Bon sang, peu d’entre eux semblaient dépasser les trente ans ! Devait-on sacrifier notre carrière pour le bien de notre patrie ? Ferions-nous de bons soldats si nous étions entraînés ici contre notre gré ?

Je reçus une baffe à l’arrière du crâne. Tante Jalode me toisait.

— Cesse de contempler le décor ! ordonna-t-elle. Une militaire doit observer peu et agir vite. Et tu n’as pas vu tous ces soldats me saluer, je suppose ? Enfin, ils sont encore des recrues : dans ce camp, la plupart sont arrivés aujourd’hui. Incruste-toi dans la foule et aligne-toi avec les autres ! Vous avez bien mérité un discours d’accueil.

Comme si elle n’avait pas assez insisté, la générale me poussa, et je faillis bousculer un groupe d’archers ! L’ordre fut établi en un claquement de doigts. Nous nous plaçâmes par ligne de quinze, tête relevée, regard droit, dos raide, bras plaqués contre nos cuisses. Il manquait de la coordination et de l’assurance ! Qui était à blâmer ? Moi, j’avais la réponse.

— Debout, soldats ! hurla ma tante. Êtes-vous prêts à défendre votre pays ?

Pas de tergiversation : nous devions l’écouter. La jeunesse ambitieuse contre la vieillesse expérimentée... Une fresque que nul ne pourrait oublier. Dans le crépuscule triomphait la soldate à la cicatrice terrifiante et à la cape virevoltante. Si elle se fiait à nos capacités, pourquoi sa main ne quittait jamais le pommeau de son épée ?

— Tout le monde est là ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que je raconte ? Bien sûr que non. D’autres doivent encore arriver.

Elle adopta sa posture usuelle et jaugea chacun d’entre nous. Quel regard pesant ! Ma tante tentait de nous sur la simple action de respirer. Au moins n’étais-je pas une cible privilégiée.

— Laissez-moi d’abord clarifier les choses ! déclara-t-elle d’une voix puissante. Jeunes recrues, que votre engagement soit volontaire ou non, vous êtes ici par nécessité. Je suis la générale Jalode Nalei et je vous guiderai dans ce régiment ! Mais savez-vous pourquoi nous tenions à votre enrôlement ?

Tant de réponses étaient possibles. Mes nouveaux collègues en étaient eux-mêmes conscients, ce pourquoi ils se répandirent en murmures, et un tintamarre se développa autour de moi. Puis le fracas d’une botte résonna sur le gravier et plus personne ne prononça un mot. Jalode avait encore obtenu le mutisme.

— Un peu de discipline ! somma-t-elle. Les mots ne sont pas notre seul outil de communication, vous aviez d’autres manières d’exprimer votre opinion. Première leçon primordiale à l’armée : toujours obéir sans réfléchir à votre supérieur. Je n’exige pas de vous que vous perdiez votre humanité ni votre esprit critique, juste que vous sachiez où votre place se situe. Entrons dans le vif du sujet, à présent : nos affiches et nos annonces ne dévoilent pas l’intégralité des informations.

Soudain, comme si la générale domptait son environnement, un chiche rayon, issu d’une étoile diurne couchante, émergea sous ses pieds et pointa la même direction que son index. On eût dit qu’elle dépeignait elle-même une figure à son effigie.

— Contemplez l’horizon, suggéra-t-elle. Au-delà de ce que vos yeux peuvent percevoir. Mais ne quittez jamais votre pays du regard ! La plupart d’entre vous proviennent de Vauvord, Orône, Ronône ou Tevolmer. Ces quatre royaumes forment le pays de Carône depuis leur unification, il y a mille quatre cent vingt-quatre années. Mais inutile de me perdre en histoire car nous nous intéressons au présent ! Tout pays sous notre contrôle connaît maintenant stabilité et prospérité. Il suffit de voir la situation de Niguire, Chevik et l’Ertinie, bien que ses dirigeants de se soient montrés relativement dissidents ces dernières décennies. Nos recrues originaires de l’Ertinie peuvent le confirmer, n’est-ce pas ? Levez la main, que je vous reconnaisse !

Aussitôt une cinquantaine de bras furent brandis, des lignes dispersées, orientées vers le ciel, peu profondes mais marquantes. Un sourire poignit au coin du visage de notre supérieure.

— Voilà où je souhaitais en venir ! enchaîna-t-elle. Notre civilisation subsiste depuis des siècles et s’est étendue dans les pays voisins, non sans quelques effusions de sang. Et accessoirement de créations de clans sauvages qui prétendent défendre l’ancien modèle. Mais elle est régulièrement menacée ! Le Ridilan constitue le principal danger d’aujourd’hui ! Ce pays au sud-est, celui qui s’était montré discret jusqu’alors, compromet la paix pour laquelle tant des nôtres se sont sacrifiés !

Jalode feignit de retenir une larme. Quelle en était la signification ? Même en s’empressant de convertir ses subordonnés à sa pensée, elle prenait le soin d’en préciser le contexte, les contours, les nuances… pour mieux appâter les intéressés. Ponctuer son discours de réflexions émotionnelles constituait un outil de manipulation ordinaire, après tout.

— Le cas du Ridilan n’est pas flagrant, concéda-t-elle. Moult problèmes internes ont ravagé ce pays au cours des vingt dernières années : assassinats politiques, prises d’otage et agressions publiques sont légion. Nous pensions juste le surveiller de loin sans trop intervenir, attendre qu’il stabilise ses problèmes internes… Nous avons été dupés. Je patrouillais moi-même à la frontière lorsqu’ils nous ont tendu une embuscade ! Des dizaines de nos soldats ont été massacrés… et mon fils, Kelast Nalei, faisait partie des victimes. Il avait à peu près votre âge.

Ainsi procédait-elle… Effleurer la sensibilité de tout un chacun. Manier une foule dont le recul et le jugement se développaient encore. Certes, Kelast était mon cousin, mais est-ce que sa mère rendait vraiment honneur à sa mémoire ? Elle s’en servait pour provoquer cris et sanglots ! L’objectif sous-jacent se dissimulait sous une couche bien huilée de pigments.

— Notre pays et ses alliés doivent être absolument protégés d’eux ! trancha la générale. Il faut mener ce combat tous ensemble et, pour cela, l’ardeur de la jeunesse est requise ! D’ici quelques mois, nous devrons avoir renforcé l’armée. Cent unités de cent soldats chacune, de manière à former une égide de dix mille soldats ! Oui, cela constitue plus d’un millième la population du pays, mais réalisez l’importance de l’opération. Dix-neuf autres camps sont répartis dans Carône. Je me charge de diriger celui-ci. Je ne serai pas seule, bien sûr.

À l’éloquence était souvent associé le sens de la mise en scène. Jalode favorisait pourtant une posture fixe qu’une voix portante mettait en exergue. Une compensation inévitable : les personnes qu’elle désirait présenter répondaient absents.

— Cinq unités occupent ce camp, informa la vétérane. De la onzième à la quinzième. Voici les commandants dans l’ordre ! Ashetia Lateos, fine bretteuse originaire de l’Ertinie, meneuse de plusieurs batailles victorieuses. Denhay Restel, intrépide négociateur Vauvordien. Vimona Orzo, la plus illustre archère de Ronône. Maedon Farno, fougueux et habile maître d’armes. Ryntia Ereni, l’une des plus brillants stratèges de l’armée. Constatez donc qu’ils sont de plusieurs origines. Et il ne s’agit pas de pistonnage : battez-vous vaillamment, progressez, et peut-être qu’un jour vous serez à leur place. Retenez leurs noms car vous les entendrez souvent ! Chacun d’entre eux mènera un bataillon de cent soldats ! Lequel suivrez-vous ? Il en sera décidé avant que vous ne guettiez le repos !

Le discours aurait pu s’achever sur cette note. Alors notre générale aurait laissé son empreinte sur un sillage de volontés fermes mais justes. Où était sa partialité légendaire ? Jalode devait bien apporter la touche finale au tableau.

— Une dernière précision ! renchérit-elle. Peut-être que l’armée vous plaira, mais vous ne vous y amuserez pas. Vous allez suer, vous allez saigner, vous allez souffrir, et beaucoup d’entre vous n’y survivront pas. Il pourrait être tentant de vouloir profiter un peu du séjour… Il en est de votre responsabilité. Je m’adresse bien à vous, hommes ! Si vous cédez à vos pulsions sans protection adéquate, ayez au moins l’audace d’assumer les conséquences ! Je vous aurai à l’œil et serai sans pitié. Mettez une soldate enceinte et vous la priverez de son service durant plusieurs mois… Le vôtre sera alors supprimé définitivement. Ce sera alors à vous d’élever l’enfant que vous aurez engendré. Est-ce bien clair ?

Pourquoi cibler une catégorie particulière de personnes ? Telle était son idéologie de division. Plusieurs hommes gémirent ou déglutirent, pas un ne relativisa ni ne réfuta le propos. Jalode, victorieuse, dégaina lentement sa lame sur laquelle apparaissaient des marques trilatérales. D’un geste vif, d’un air résolu, ses deux bras se croisèrent. Elle se mit à réciter la devise de Vauvord et ce alors qu’elle s’adressait à des représentants de divers royaumes.

— Notre épée pour symboliser notre force. Notre poing pour protéger nos citoyens. De leur union naît notre puissance. De notre puissance naît notre influence !

Une mimique à suivre impérieusement. Nous l’imitâmes avec maladresse, sans la grâce ni la fluidité, nourrissant l’espoir d’esquiver une réprimande. Oh, les autres y parviendraient, mais moi… À peine les troupes se dispersèrent que ma tante m’envoya un signe de l’index. Le tableau s’effaça, et sous l’appel du devoir germerait la détermination d’esquisser une nouvelle fresque.

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