Chapitre 3 : Compagnons d'armes (1/2) (Corrigé)
« Ne vous battez pas pour de quelconques valeurs floues ! Vous avez progressé auprès de vos compagnons d’armes ! Après toutes ces années à vos côtés, ils sont bien plus que vos camarades, ils sont vos amis ! Vous vous êtes entraînés ensemble, vous avez combattu ensemble, Vous avez ripaillé ensemble ! Aujourd’hui, prouvez votre loyauté en mourant avec eux ! »
Dernier discours du général Ronônien Garrod Norheim (1182 AU – 1227 AU)
Nos rêves devraient s’éterniser… Je pouvais y rester, plonger dans cette fusion de couleurs et d’odeurs, m’abandonner à ces simulacres désirés. Ce monde tel que je le percevais, ombres d’histoires jamais vécues, songes d’un univers inconnu, m’incitait à visiter l’infini. Il suffisait de me laisser emporter… Ainsi je naviguerais sur ces flots à pérennité.
Pas question de flâner, il était l’heure de se réveiller ! L’appel de l’armée avait sonné.
— Debout, Denna ! me cria Lisime. Notre entraînement va débuter !
Déjà ? La clarté germait à peine sur l’horizon. Mes bras étaient engourdis et mes cheveux échevelés tandis que des picotements grimpaient sur mes vertèbres ! Nul besoin d’une kyrielle de coussins pour bien dormir, toutefois… Pas de quoi me lamenter.
Halte à la brusquerie ! Lisime me saisit par le poignet, enroula son bras autour de mon dos et me porta hors de ma couchette. Sitôt débout qu’elle répondait au rythme des cors, dressant sa propre effigie au gré de son humeur. De son sourire au coin de visage jusqu’à l’œillade complice se dessinait sa volonté. Pouvait-elle juste me lâcher ? C’en devenait un peu gênant.
— Toujours en chemise de nuit ? constata-t-elle. Il faut t’habiller, partenaire !
— Avec quelle tenue ?
— La même que la mienne ! Quoi, tu étais si exténuée hier que tu n’as pas vu la petite pile sous ton lit ? C’est la tenue des recrues !
J’y jetai un œil rapide après que ma collègue m’eut enfin posée. Sous l’ombre du sommier était en effet posé une tunique et un pantalon gris doublés de protections en cuir, identique à celle de ma consœur. Je voulus donc l’enfiler, mais quelqu’un ouvrit la porte à l’improviste. Nous avions tant tardé que cela ? Pas vraiment : Kolan dormait encore. Pourquoi réclamait-il autant de repos ? Était-il enrôlé de force comme moi ? Réponse évidente…
Lisime croisa ses bras derrière elle en guise de salut. En vain, puisque ce ne fut pas un soldat qui entra.
— Mes salutations ! s’exclama la femme juste devant le seuil. Je me suis occupée de souffler dans le cor même si ce n’était pas mon rôle. Je voulais faire connaissance avec les nouveaux ! Mais j’en oubliais les politesses. Nalionne Quaril, scribe officielle de l’armée, fraîchement diplômée de l’académie de lettres de Virmillion !
La première fois que je l’avais rencontrée, je fus quelque peu déconcertée. Cette petite femme de gabarit fuselé était attifée d’une jupe ambrée en-dessous d’un tablier beige et pimpant. Une natte nouait ses mèches épeautres de manière à embellir son faciès oblong serti d’yeux marron. Et dans ses mains glissait un livre épais dont elle faisait défiler les pages vierges… Si j’avais su ce qu’elle écrirait dedans…
Chaleureusement, Nalionne serra la main de Lisime qu’elle fixa des secondes durant avant de s’intéresser à moi.
— Je me sentirais presque dans mon élément, avec toi ! me reconnut-elle.
— On se connait ? questionnai-je.
— Je t’ai déjà aperçue et je n’oublie jamais un visage ! Qui sait, peut-être que nous serions devenues amies si nous avions étudié ensemble ! Mais tu as préféré t’entraîner en autodidacte. Ce qui est une manière d’enseigner tout aussi enrichissante.
— Et voilà où je me retrouve aujourd’hui… Tu as su garder tes ambitions, au moins. Cependant, pourquoi l’armée a besoin d’une scribe ?
Ce fut comme une incitation pour Nalionne, tant et si bien qu’elle dressa le buste, fléchit la jambe et adopta une position incongrue. Rien de bien original même si de la fascination brûlait à travers les pupilles de Lisime.
— Quelle question stupide ! se moqua l’intellectuelle. Impossible de relater un quelconque récit si je demeure cloîtrée dans la capitale, sinon les dégustations de thé et les potins de garde. Est-ce que vous vous rendez compte de ce que nous vivons actuellement ?
— Une opportunité de prouver notre valeur ! lança Lisime.
— Bien plus que cela ! Une guerre est un événement historique offert à peu d’entre nous ! J’ai toujours voulu rédiger quelque chose d’épique, c’est le moment rêvé !
— Comment ? intervins-je. Un conflit armé placé au même niveau que des romans comme « Les aventures d’Avine et Beld » ?
— Oh, belle référence littéraire ! Un peu gratuite, surtout que ce n’est pas la meilleure. Ces deux héros sont attachants et leur relation comme frère et sœur est bien développée, mais l’emphase est davantage axée sur l’exploration que sur l’action ! Et puis, l’auteur a trop profité du succès de sa saga… Onze volumes pour achever l’histoire, tu te rends compte ?
Nalionne maintint sa posture pendant qu’elle contemplait notre vitre, un air déterminé luisant sur son visage.
— Je parle d’un récit d’une toute autre envergure ! se targua-t-elle. Imaginez les cors vrombir tandis que les lignes de soldats se forment ! Imaginez ces rangs avancer vers l’ennemi, fiers et impavides ! Imaginez-les, l’épée à la main, pourfendant l’adversité ! Les lames étincèleront, les cris retentiront, et dans leurs oreilles tonitruera la plus héroïque des mélodies ! Qu’en pensez-vous ?
Une image biaisée de la guerre pour un portait emblématique. Que pouvais-je répliquer face à une vision si tronquée, encouragée qu’elle fût par l’enthousiasme de Lisime ? C’était oublier le troisième occupant de la chambre.
Kolan Prelli se leva et s’avança vers nous, parés à affronter cette journée. Il avait enfilé l’uniforme sans que nous le vissions ? Je ne lui avais accordé aucune attention la veille, là je le sondai dans toute sa splendeur, si je pusse dire. Ce visage si pâle où des cernes violacés cerclaient de sombres prunelles… Ce corps si maigre flottant dans sa tunique… Cette mine si chagrinée qu’une coupe noire comme l’encre miroitait… Ces épaules affaissées soutenant des bras émaciés… Pourquoi était-il ainsi ?
— Ce n’est pas la guerre que vous décrivez, rétorqua-t-il d’une voix morose.
— J’aurais une image fantasmée ? douta Nalionne. Peut-être, mais sans les témoins de l’époque, je ne dispose que des livres et des peintures !
— Alors renseignez-vous. Ce monde est déjà trop cruel sans être forcé de se joindre ici. Nous n’allons connaître que la souffrance et la mort…
— Hé, mon gars ! interpella Lisime en se rapprochant. Pourquoi tu déprimes ainsi ? Positive un peu !
— À quoi bon ? Quoi que nous fassions, quoi que nous accomplissions, notre destin reste inchangé. Voilà la réalité. Notre futur n’existe pas ici. Nous ne sommes que des innocents envoyés au suicide par une cause qui nous dépasse. Peut-être que vos cors retentiront quand nos cadavres putréfiés joncheront les champs de bataille… Cela n’aura plus d’importance. Aucun héros n’est content qu’on lui rende hommage lorsqu’il se perd dans le néant éternel…
Ses yeux se plissèrent davantage comme il baissa la tête. Nous ne nous permîmes aucun commentaire : Kolan passa entre nous et se dirigea vers l’entraînement à l’instar d’un condamné vers l’échafaud. Un croquis aplat et terne suivait l’ombre de ses pas dans un couloir déjà vidé de sa population. Et nous étions là, figées dans le seuil de la chambre, égarées dans nos pensées.
— Hum…, songea Nalionne. Vous auriez pu connaître un meilleur départ ! Quoi qu’il en soit, je vais continuer de vous suivre, l’aventure débute toujours par l’apprentissage ! La salle pour manger se trouve dans le bâtiment au fond. Chaque bâtiment est équipé d’installations sanitaires, même s’il va falloir vous alterner dans les deux ou trois jours vu votre nombre. Vous êtes certes des citadines, pourvu qu’utiliser l’eau de source et du savon rudimentaire ne vous dérange pas. Je file !
Plaquant son ouvrage vierge contre sa poitrine, la scribe détala à toute vitesse sans qu’on se conformât à son mouvement. Pour sûr que mon estomac criait famine ! Mais s’épuiser en partant en quête d’appétit n’était guère une bonne idée si l’entraînement suivait. Et le bracelet d’imitation argent qui nous fut distribué à la sortie nous rappelait notre mission à venir… Le nombre « quatorze » gravé sur la courbure, un bien clair symbole de notre appartenance.
Une nouvelle fresque émergea dès que nous pénétrâmes dans ladite salle. Des kyrielles de soldats se rassemblaient autour de tables en bois encadrées de piliers de pierre. Tous ces jeunes réunis par une même ambition, comme si la contrainte s’effaçait… Des esquisses de responsabilité parcouraient le tintamarre à chaque bouchée, à chaque gorgée et à chaque rire. Pains tartinés de miel ou de confiture accompagnaient thé et autres boissons chaudes. Tant de nourriture pour nous ! Comme de juste, on nous imposait de les consommer avec modération, plus pour économiser nos ressources que pour garder la forme.
Ensuite l’entraînement commença.
Cet amas de gravier se méprenait à une arène. Des recrues s’exerçaient sous la houlette des soldats aguerris. Les uns s’évanouissaient dans la grisaille de leur uniforme, les autres luisaient dans les teintes chatoyantes de leur armure. Par centaines ils couraient ou se musclaient, levaient l’épée ou tiraient à l’arc, beuglaient ou se soumettaient. Il était ardu de tirer un enseignement et une organisation dans cette agitation militaire où les unités se confondaient.
Lisime et moi fûmes parmi les dernières à s’immerger dans cet environnement. Nous devions nous repérer, mais comment ? Progresser entre épéistes acharnés et archers concentrés requérait de la délicatesse. Ma partenaire gambadait comme une enfant dans un champ de fleurs, bouchée bée devant chacun des soldats qu’elle saluait. Elle arrivait pourtant à ne jamais me quitter d’une semelle.
Une silhouette familière se préservait dans l’anonymat ! Aldo surgit de nulle part et se joignit à nous. De la transpiration dégoulinait de son front tandis qu’il martelait ses côtes comme pour nous impressionner.
— Salutations ! dit-il. Je vois que tu commences à trouver tes marques.
— Et comment ! s’emballa Lisime. C’est ma camarade, maintenant, et on va tout partager ! Kolan est un peu plus timide, mais il a parlé ce matin, ce qui est un grand effort !
— Calme-toi ! tempérai-je. Nous venons tout juste de nous rencontrer. Tu viens nous voir pour nous entraîner, Aldo ?
— Pas possible, admit le jeune soldat. Il me faut encore de la pratique ! Mais rassurez-vous, notre commandant n’est pas loin, vous le remarquerez très vite ! Il y a quelques rumeurs à son sujet. Comme quoi il aurait plutôt utilisé son autre épée avec certaines soldates… N’y prêtez pas trop attention, Maedon est un excellent et irréprochable ! Vous allez constater combien notre générale sait s’y prendre pour rallier des troupes sous un même objectif…
— Permets-moi de douter.
— Tu verras, Jalode a le don de tirer le meilleur de nous-même ! L’incident concernant son fils… n’était pas de sa faute. On se retrouvera bientôt. Sur ce, je dois m’exercer pour la rendre fière !
Lisime voulut lui taper dans la main mais il était déjà parti. Nous ne nous fûmes point livrées à nous-mêmes pour autant : dans cette dense foule se distinguaient aisément les gradés. Quelques pas et le portrait du dit commandant se peignit devant nous, ou du moins, Lisime le reconnut. Ce pourquoi elle croisa son coude avec le mien, sans doute.
— Regarde là-bas ! me signala-t-elle en se léchant les lèvres. Ce ne peut être que notre supérieur ! Eh bien, on ne nous avait pas menti, le plus jeune commandant de la division possède bien des attributs ! Il est à croquer, tu ne trouves pas ? J’ai bien envie de… m’entraîner avec lui !
— Je vois…, murmurai-je, comme paralysée. Pourquoi restes-tu collée à moi, dans ce cas ?
— Toi, tu n’es jamais allée à Orône ! Tous les liens de fraternité, d’amitié et d’amour se transmettent par le toucher !
Une première justification de son comportement qui en devenait plus naturel, ou presque… Je m’évertuais à regarder dans la même direction qu’elle. Il s’agissait donc de lui, notre commandant. Maedon Farno s’illuminait dans la clarté matinale. Homme jeune et bien proportionné, sa barbe taillée soulignait l’éclat de ses yeux azurs comme ses cheveux noirs coiffés à la perfection frôlaient ses épaulières en bronze. Une petite cape carminée, battue au vent, couvrait son cou comme un écharpe sans effacer son sourire joliet. Et quel équipement ! Un surcot rehaussé d’or enrichissait à merveille ses adoubements en acier sur lesquels moult symboles curvilignes se croisaient. Sa beauté se réflétait dans son allure, dans ses gestes, dans son être. Les rumeurs disaient peut-être vraies, en fin de compte. De son galbe idéal jusqu’à ses bottes en cuir lustrées, en passant par son torse bien charpenté, aucun défaut ne gâchait le tableau ! Sauf sur sa ceinture dorée comme son bracelet… Une épée en bois reposait sur son baudrier.
Maedon nous identifia en même temps que nous. Les frissons se transmirent sur ma partenaire et moi quand il nous allégua un sourire. L’innocence incarné ! Peut-être…
— Hé, vous deux ! interpella-t-il. Vous êtes de mon unité, n’est-ce pas ?
— Parfaitement ! Je suis la recrue Lisime Milkon, et ma pote, c’est Denna Vilagui. On peut s’entraîner avec vous ?
Soudain, elle m’inclina et frotta son poing contre mon cuir chevelu. Un autre exemple de coutume, je supposais. Mais le contact se découpa aussitôt : une ombre s’étendit derrière nous. Mon amie, déstabilisée, secoua les jambes tandis qu’on la portait… d’une seule main !
— Premier jour et déjà indisciplinée ? grogna une voix grave. T’es pas venue ici pour reluquer, recrue, c’est compris ?
Lisime n’avait aucun intérêt à désobéir… Jamais je n’avais vu quelqu’un d’aussi grand auparavant ! À peine dépassais-je son ceinturon ! Quelle taille cette personne faisait-elle ? Je devais lever considérablement le chef pour apercevoir couturé de balafres en croix derrière lequel une épaisse tresse auburn suivait son dos. Ciel, elle affichait des traits revêches et infligeait un terrible regard ! Une armure de plates intégrale la recouvrait et une hache d’armes en acier aussi longue que moi ornait sa dossière… Cette femme relayait à elle seule toute personne musclée au rang de chétif. Tout son poids se répartissait pourtant avec équilibre dans son corps, même si ses biceps dépassaient la largeur de ma tête ! De quoi décourager quiconque de la provoquer… Comment n’avais-je pas pu la remarquer avant ?
— Dommage qu’on ne peut plus se faire plaisir…, riposta finalement Lisime. Comment tu t’appelles ?
— Sergente Rohda ! rugit la géante en montrant son bracelet moitié doré moitié argenté. Et tu vas me faire le plaisir de me vouvoyer, t’es mon inférieure !
— Si vous le dites… Bon, je m’excuse pour mon comportement, respecter la hiérarchie, c’est important ! Pouvez-vous me reposer ? Pas que ça me déplaise de flotter, mais…
Sa volonté fut exaucée… Lisime subit une chute d’un bon mètre et s’affala sur le gravier, avec tant de maladresse que tous s’esclaffèrent aux alentours. Elle-même se joignit à l’humeur générale sans remarquer que, en se relevant, de la poussière s’était conglobée sur sa figure.
— Tu veux débuter, hein ? cria la sergente. Va me faire cinq tours du camp !
— Trop génial ! s’écria Lisime. Je vais déjà muscler mes jambes !
Alors Lisime partit à toute allure, dans une cadence plus proche du sprint que de la trotte. Sûrement que Rohda s’attendait à une autre réaction, aussi préféra-t-elle me dévisager. Relever ma nuque constituait une douleur négligeable par rapport aux capacités de son corps…
— T’as pas l’air aussi motivée que ton amie, dit-elle.
— C’est que…, déglutis-je. Vous…
— Quoi, t’es impressionnée, effrayée, les deux à la fois ? Ouais, je suis grande, deux mètres quinze si ça peut t’aider.
— Mais comment est-ce possible ? Personne ne dépasse les deux mètres !
— T’es jamais allée très loin, toi. T’as la preuve du contraire devant toi. La nature est souvent étrange. C’est peut-être une malformation ou je sais pas quoi, mais je suis bien dans ma peau. Mieux vaut que je sois une alliée qu’une ennemie, hein ?
Elle disait vrai. J’étais consciente que je me heurterais à des spécimens, mais pas à de tels le premier jour ! Mon entraînement semblait mal parti… jusqu’au moment où Maedon arriva et me tendit la main d’un air amical.
— Ne sois pas si sévère avec elle, Rohda, suggéra-t-il. Nous avons tous été un jour parmi les recrues. Je m’assurerai que Denna Vilagui et tous ses camarades de l’unité quatorze deviennent des bons soldats.
— Commandant Maedon Farno ? saluai-je maladroitement.
— C’est bien moi. Heureux de faire ta connaissance, Denna ! Jalode m’a parlé de toi. Je sais qui tu es, aussi vais-je m’assurer de te traiter avec le respect que tu mérites. Suis-moi ! Tu peux disposer, Rohda… ou entraîner des compagnons d’armes qui te connaissent mieux.
Une lueur d’espoir se glissait entre les doutes et les troupes. Maedon m’adressait un sourire authentique pendant qu’il me désignait le râtelier sur lequel s’alignaient les épées de bois. C’était ma première occasion de porter une arme, fût-elle fausse. Mais quand j’en soulèverais des véritables… Ce ne serait plus aussi brillant.
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