Chapitre 4 : Formation d'unités (2/2) (Corrigé)
Nous nous dirigeâmes vers notre répit dûment mérité. Mes deux partenaires ne purent hélas pas y assister, du moins pas au début. Si consumés d’énergie qu’un sommeil, fût-il profond, reconstituerait à peine leurs forces. Moi-même aurais volontiers accepté un bain mousseux et un lit douillet, sauf que ces caprices ne pouvaient plus être exaucés. Nourriture et boissons, en revanche, viendraient en abondance !
Ce devait être un jour d’exception. Viandes rouges, volailles et poissons de rivière ornèrent nos assiettes à profusion au lieu des quantités réduites servies d’ordinaire. Les cuisiniers s’étaient surpassés, préparant poulet rôti, cochon grillé et saumons frais et autres mets sur une poêlée de tomates, oignons et lauriers, le tout nappé de sauces crémeuses. Notre pause se ressemblait un banquet, il y avait de quoi couper notre motivation pour l’après-midi. Pas d’alcool, toutefois : un militaire devait avoir l’esprit clair ! Il fallait nous contenter d’eau fraîche issue des souterrains à défaut d’être totalement propre…
Pourquoi un tel festin ? Jamais nous n’avions eu droit à autant de mets, on eût cru un repas de nobles ! Encore des intentions sous-jacentes… Au loin Nalionne inscrivait cet événement dans son livre tandis qu’un peintre l’immortalisait sous une autre forme. Mais que manigançait ma tante ? Elle qui m’avait privée de mon pinceau, elle s’en servait d’un autre !
Un tableau typique se dessinait autour de moi. Recrues et soldats ripaillaient jusqu’à remplir leur estomac trop creusé, jusqu’à étancher leur gorge trop sèche. Comment percevoir les dires d’autrui lorsqu’un tel tintamarre régnait ? Je n’entendais pas mes compagnons à plus de dix mètres !
Encore que la placidité dominait dans mon côté de table… Rohda n’était pas avec nous sans que je susse pourquoi. Notre commandant, à trois places de moi, dégustait des parts d’agneau haché sans piper mot. Parfois il nous lançait sourires et clins d’œil, à peine son faciès s’en voyait illuminé. Je tentai des signes, il en suffisait d’un, rien n’y fit ! Je me réfugiai dans mon plat, les yeux rivés sur ce fumet à moitié avalé. Puis Aldo, assis à ma gauche, m’interpella de quelques coups de coude.
— Si je puis me permettre, tu n’as pas l’air dans ton assiette ! s’aperçut-il. Qu’est-ce qui ne va pas, Denna ?
— Eh bien…, hésitai-je. Je m’inquiète pour Lisime et Kolan, c’est tout.
— Quel cœur sensible ! Vous trois avez été extraordinaires, je tenais à vous le dire.
— Moi ? Mais je n’ai pas réussi à encourager Kolan ! J’ai juste suivi Lisime qui elle a réussi à lui donner un semblant de sourire.
— Tu as essayé, qui d’autre peut s’en vanter ? Si j’avais su, j’aurais agi comme ton amie… C’était ce genre de leçon dont on devait tirer de cet entraînement ! Je croyais que mes camarades auraient… Peu importe, tu as été prodigieuse !
— J’ai encore beaucoup de progrès à accomplir.
— Tu es arrivée il y a quelques semaines à peine ! Continue comme ça et tu seras bientôt parmi les meilleurs ! Tu es formidable, Denna, n’en doute jamais ! Je crois en toi, en Lisime, en Kolan, et en tous les autres. Je ne doute pas une seule seconde que nous sortirons victorieux de cette guerre !
Aldo semblait si convaincu de ce qu’il déblatérait, enchaînant sa tirade d’une goulée d’eau. Pour notre commandant, qui écoutait d’une oreille distante, c’était une autre histoire… Il mangeait malaisément le contenu de son assiette tout en se rongeant les ongles. Pourquoi s’isolait-il ainsi ? Plusieurs d’entre nous le remarquèrent.
— Vous allez bien, commandant ? s’enquit un grand et costaud soldat. Je ne vous ai jamais vu aussi pâle… Qu’est-ce qui vous arrive ?
— Ce n’est rien, Emar, mentit Maedon. Je ne souhaite pas m’épancher devant vous.
— Inutile de cacher ce que vous ressentez ! objecta une militaire à la crinière blonde. J’ai entendu Jalode et Denhay vous rabaisser tout à l’heure. Vous n’auriez pas dû vous laisser faire !
— Mais je leur dois mon respect. Créer des disputes est contre-productif dans l’armée. Tu comprends, Ilza ?
— Le respect va dans les deux sens ! Où est votre hargne d’antan ? Il faut être aussi ferme ici que sur le champ de bataille !
— Le problème ne se situe pas là.
Maedon baissa la tête et remua sa fourchette sur sa viande d’un brun vif mêlée de tomates rougeoyantes.
— Je suis fier de vos progrès, dit-il. Vraiment ! Mais nous festoyons trop sans considérer l’entraînement au sérieux… J’ai reçu de terribles nouvelles. Des nouvelles prouvant une fois encore que le Ridilan constitue un indéniable danger pour nos sociétés.
— Qu’en est-il réellement ? demandai-je, quelque peu impertinente. Je n’arrive pas à entrevoir cette menace…
— Parce qu’elle ne nous impacte pas encore directement. Sauf que l’influence de notre civilisation s’étend au-delà ! Niguire a toujours été notre allié et il borde cette infâme patrie. Je viens d’apprendre qu’une vingtaine d’éclaireurs des trois royaumes de ce pays ont été retrouvés morts, près de leur frontière.
Des premières larmes perlèrent autour de ses orbites tandis que nous nous consultâmes sans savoir quoi prononcer. Aussi sincère pusse-t-il paraître, qu’en était-il des circonstances ? Il ne les précisait guère.
— Je ne veux plus voir couler le sang de mes frères et sœurs ! éluda-t-il. Carône a eu de nombreux ennemis mais celui-là est de loin le plus ignoble. Le Ridilan n’est pas facile à appréhender : il est replié sur lui-même et ne communique avec les autres pays que quand ça l’arrange ! Et je n’en ai jamais entendu de bien… Régi par des lois et coutumes barbares, il est peuplé de déséquilibrés s’en prenant à leurs propres compatriotes ! Des fanatiques asservissent les faibles pour mieux contrôler le territoire ! Leur idéologie impérialiste croît lentement mais sûrement.
— Vous êtes sûr de ce que vous avancez ? contesta Ilza. De qui tenez-vous ces informations ?
— De mes supérieurs hiérarchiques et des services de renseignement, précisa notre commandant. Nous ne lançons aucune accusation à la légère. La dangerosité du Ridilan est étayée par des faits. Notre reine elle-même l’a déclaré. Nous devons les attaquer avant qu’ils ne le fassent, sinon, il sera trop tard !
— D’où son entrevue avec notre générale ! devina Aldo. J’ai entendu des rumeurs sur une crainte montante chez le peuple… Et nous sommes les seuls à se dresser entre eux et nos adversaires. Je me fie à la parole de Jalode comme aux vôtres. Séchez vos larmes, commandant, il n’arrivera rien aux citoyens !
Aldo souhaita lever sa coupe en l’honneur de son supérieur, tout juste ce dernier esquissa un sourire. Le mieux était de poursuivre notre repas, noyés dans le flot de conversations, gavés de trop lourds mets. Parfois il suffisait d’un geste pour que l’enthousiasme se tarît. Une femme couturée de cicatrices passa derrière Aldo, et ce dernier se braqua aussitôt… Une certaine mésentente s’en transmettait.
Soudain Lisime s’invita à notre banquet. Déjà débout ? Elle débordait d’énergie à peine sur pied !
— Bonjour à ceux que je n’ai pas encore vus ! cria-t-elle contre le tumulte. Il reste à manger, j’espère ? Je meurs de faim !
C’était comme si une nouvelle journée s’entamait pour elle. Lisime bondissait d’une table à l’autre, parcourait la salle d’un pas si léger qu’elle semblait danser sous des yeux fascinés ou consternés. Recrue d’un jour, héroïne du lendemain, elle conquérait une foule de rictus et regards bien placés. Peut-être aurait-elle dû mieux prêter attention à côté de qui elle marchait…
Deux individus s’étaient reclus au bout de notre table. Aisés à reconnaître : Maedon nous abandonnait toujours à un moment de la journée pour se focaliser sur leur entraînement.
Brejna et Sermev… Voilà de considérables empâtements pour cette trame ! Ils en imposaient par leur grande taille et leur robustesse, sans évoquer leurs longues jambes rehaussées de genouillères en cuir ! À la clarté de leur abondante chevelure contrastaient des emmêlements disgracieux. Qu’ils étaient crasseux, par surcroît ! Cela, à la limite, relevait du détail… Car je n’avais jamais vu autant de cicatrices orner un visage. Tandis qu’une épaisse balafre striait le nez camus de Brejna, une profonde estafilade fissurait le menton glabre de Sermev. Et, malgré tout, cet uniforme leur seyait mieux que quiconque.
Maintenant que je les contemplais de plus près, je réalisais pourquoi il valait mieux garder la distance. Un avertissement dont Lisime aurait dû tenir compte… Elle cédait à la provocation en s’arrêtant à leur niveau. Tant pis s’ils la toisaient, les intentions étaient sans équivoque !
— Pourquoi vous me dévisagez comme ça ? tâta-t-elle.
Aucune réponse. Lisime aurait pu les laisser en paix, sans insister davantage, mais ce ne lui aurait pas ressemblé. Il me fallait intervenir ! Je lui devais bien cela après sa dévotion !
— Commandant, révélez-nous la vérité ! requis-je. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ?
— Pas la peine de s’énerver ! rasséréna Maedon. Brejna et Sermev Haski sont deux recrues prometteuses, c’est normal que je leur accorde une attention particulière.
— Vous avez bien prononcé ce nom ? releva Ilza. Est-ce qu’ils ont un rapport avec le clan qui a sévi à Chevik il y a quelques années ?
— C’est vrai. Ils appartenaient à un clan de bandits avant d’émigrer à Tevolmer, puis à Vauvord.
— Quoi ? m’offusquai-je. Vous avez engagé des criminels ?
— Ils n’en sont plus ! Écoutez, je savais que la décision porterait à controverse… Je vous demande juste de ne pas vous fier qu’aux apparences. J’estime que l’erreur est humaine. Les mêmes opportunités doivent être offertes à chacun. Tout le monde peut devenir un bon soldat, quel que soit son passé.
— Une erreur longue de plusieurs années n’est pas une erreur !
Personne ne m’entraverait. Je me levai avec prestesse, traçant comme jamais l’écart qui séparait les âmes. Lisime n’avait pas cessé de leur parler…
— Je veux savoir ! persévéra-t-elle. Qu’est-ce qui vous tracasse ?
— Fous-nous la paix, lâcha Brejna avec un accent rocailleux. Tu ne devrais pas te mêler de tes affaires ? Ou tu as déjà trop pris la grosse tête ?
— Hé, tu es un peu rude, toi ! J’étais curieuse, c’est tout. Je me demandais juste pourquoi notre commandant s’intéressait autant à vous.
— Peut-être qu’on ne sait pas porter des gringalets, mais on sait manier une arme correctement. C’est ce qui fait de nous des vrais guerriers. Range ta fausse gloire et garde-la pour quand tu crèveras sur le champ de bataille.
— Tu n’aimes donc pas la conversation ! Et ton frère, alors ?
À peine Lisime se pencha vers Sermev que ce fut trop tard. Brejna planta ses griffes sur l’agresseuse puis lui tordit le bras. Lisime n’avait pas souvent crié… Ce pourquoi son hurlement retentit d’autant plus, jetant un froid dans la salle auparavant chaleureuse. Alors qu’elle amplifiait son emprise et grognait comme une bête, personne ne se dressait contre l’ancienne brigande. Au nom de quoi on assisterait à la souffrance d’une camarade sans agir ?
— Tu poses une seule main sur mon frère, une seule, et je te bute ! intimida-t-elle. Ta joie me rend malade, foutue nantie !
— Laisse-la tranquille ! sommai-je.
Je fus la seule à m’opposer à Brejna. Et je n’étais pas la mieux disposée… Outre notre différence de carrure, une bonne tête nous séparait. Pourtant je la poussai quand même, et je réussis juste à glisser et à me fracasser sur le sol. Au moins s’était-elle détournée de mon amie ! Pour mieux me foudroyer du regard.
— La fidèle consœur vole à sa rescousse ? dédaigna-t-elle. Vous faites bien la paire, on dirait. C’est elle qui s’est ruée sur mon frère, j’avais le droit de le défendre. Le devoir, même !
— Tu ne me fais pas peur, répliquai-je.
— Je n’ai pas besoin de ta peur pour te rompre le cou. C’est ce qui arrivera si tu t’en prends à ce que j’aime, Denna. Tu sais, certains ont vraiment souffert. Pas comme toi qui couines parce que ta tante t’a fourré une épée entre les doigts.
— Votre place est dans une prison et pas dans un camp d’entraînement. Vous…
— Ça suffit !
Un autre cri tonitrua. Maedon faisait preuve d’autorité pour la première fois, son poing sur la table, implacable regard, figeant son portrait dans les mots et les gestes.
— Je ne veux pas de combat dans mon unité ! ordonna-t-il. Où est la camaraderie ? Où sont les valeurs ? Vous combattrez ensemble, vous devez vous respecter, est-ce bien compris ?
J’aurais voulu assurer ma position par l’affirmative. Mais cela m’était impossible. Au lieu de quoi je déguerpis à brûle-pourpoint, abandonnant ma partenaire à son sort. Je ne pouvais plus voir personne en peinture céans. Et ce même si le regard attendri d’une Lisime affamée et reconnaissante me frappa de plein fouet.
Enfin un peu d’air frais… Les rayons de l’étoile diurne comme meilleure nourriture. Je m’arquai et écartai les bras pour mieux les réceptionner. C’eût été parfait de m’arrêter en cet instant, sans percevoir le retour du tapage interne, sans appréhender la mésentente croissante. Cependant, après quelques secondes, je m’aperçus que Rohda me tenait compagnie, assise sur le gravier.Voilà où elle était depuis tout ce temps.
— Deux fois que vous êtes remarquées aujourd’hui, dit la sergente. La seconde était moins brillante que la première. Pas de bol.
— Sergente Rohda ! reconnus-je gauchement. Pourquoi vous ne mangez pas avec nous ?
— Vous vous empiffrez d’un vrai festin, là-dedans. J’ai préféré bouffer ailleurs pour vous en laisser plus. Un ours traînait dans les parages, un petit coup de hache, un peu de dépeçage, et il ne restait plus que les os.
— Un ours près du camp alors que nous nous sommes entraînés à l’extérieur aujourd’hui ? Je croyais que l’endroit était sûr !
— Bientôt, ce sera le cadet de tes soucis. On affrontera bien pire.
Sur ces mots, Rohda se releva, et son épaisse ombre s’étendit jusqu’à moi. Elle aurait été d’un soutien de taille à l’intérieur… Si toutefois elle avait daigné agir.
— Je vais te raconter une histoire, fit-elle. Pour être franche, j’aurais voulu que ta conduite à l’intérieur soit exemplaire, parce que j’ai aussi cru à ce genre de trucs un jour. T’as déjà entendu parler de la cité d’Avelano ?
— Pas beaucoup, admis-je. Je la connais juste de nom et de position. Et de quelques rumeurs, aussi.
— Les rumeurs sont loin de la réalité. J’y ai grandi avant de venir ici et c’était un bazar pas possible. En haut vivent les bourgeois, en bas le petit peuple. Et les premiers ont trouvé comment garder leurs privilèges… en divisant les deuxièmes. Sans parler de la pègre locale qui achète les dirigeants pour qu’ils ferment les yeux, et empochent une partie de leur profit. Tu vois le tableau, jeune peintre ?
— Il existe une telle ville à Vauvord ?
— Hé ouais. Pas le genre de coins dont les patriotes vont se vanter. Et quand on évolue dans des ruelles étroites, on se fait encore plus remarquer que dans les larges espaces. J’en ai fait les frais… Denna, je vais pas te cracher à la gueule comme quoi tu serais favorisée, parce qu’en vrai, j’aimerais être à ta place.
— La vie là-bas est si horrible ?
— T’as pas idée. C’est là que je voulais en venir. Un jour que je me baladais, j’emprunte un autre chemin que d’habitude et des cris aigus me pètent les esgourdes. Dans une ruelle à côté, une jeune femme est retenue par une autre pendant que deux hommes armés de surins déchirent ses vêtements. Y’avait des gardes tout près mais ils intervenaient pas. La liberté de déranger, qu’ils appelaient ça… Une vraie connerie, oui ! Ils osaient pas se frotter à la racaille, plutôt ! Alors j’ai trouvé les agresseurs et je leur ai arraché la tête. Et là, tu crois que la victime m’a remerciée ? Non, je lisais la frousse dans ses mirettes… Elle a détalé fissa vers les gardes. J’étais devenue un monstre… et j’avais quatorze ans.
— Mais tu l’as sauvée ! Pourquoi elle n’était pas reconnaissante ?
— T’es encore naïve, toi. Elle craignait que je lui fasse pire qu’eux. Tu serais rassurée, toi, si quelqu’un arrachait trois têtes devant toi, à mains nues ? Je me suis barrée de cette cité car j’en avais marre d’être dévisagée en permanence. Ici, au moins, on me respecte, et ma force sert à quelque chose. Se battre dans un pays lointain sauvera pas les opprimés de la cité que j’ai abandonnée... mais ça me défoulera.
Je ne m’attendais pas à cela… Ma sergente m’avait confessée un aspect de son existence que je n’aurais pas soupçonné. Pourtant, si l’émotion avait porté sa voix, aucun rictus n’avait déridé son visage. Comme si l’essence émanant d’elle s’était dissipé sous le poids des malheurs…
— Tu sais où je voulais en venir ? reprit Rohda. J’ai voulu faire le bien et je suis devenue une criminelle. Ouais, comme ces deux bandits que notre commandant zyeute bizarrement. C’est ça, la réalité, petite. Prendre des initiatives et s’affirmer, c’est bien. Mais répare mal l’injustice et tu deviendras toi-même une injustice.
— Comment combattre les maux de ce monde, dans ce cas ? demandai-je.
Rohda se tut et me fixa de son air le plus sérieux.
— Fais en sorte de ne pas empirer les choses.
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