Chapitre 5 : Délégation d'étrangers (3/3) (Corrigé)
L’infirmerie restait ouverte toute la journée, je pus donc y pénétrer sans frapper. Chaque patient potentiel partageait assez d’espace : une demi-douzaine de lits était calée contre le mur gris. Un seul soldat profitait des soins prodigués, un jeune Ronônien avec un bras bandé suite à un accident au cours d’un exercice. Il dormait comme un loir et épargnait ainsi du labeur à ses soigneurs.
Tous trois étaient présents, justement. Notre médecin principal, Lorem Odal, rangeait flacons, lotions et pansements dans son armoire vitrée. Une moustache et un bouc lustrés rehaussaient son visage triangulaire aux courts cheveux noirs aux reflets roux. Décidément, son chemisier en lin à encolure froncée, serrée par des bretelles, le distinguait de la rigueur de ses homologues !
Ses deux assistantes coopéraient pour porter des caisses lestées des mêmes affaires. Je les dérangeais, semblait-il… Tonia sifflait comme à son habitude, toujours à l’aise dans sa tunique céruléenne à ample capuche. Quelques mèches châtaines bataillaient sur son crâne sans dépasser de ses oreilles ni égaler l’intensité de ses yeux smaragdins. En face d’elle travaillait sa partenaire, Adhara, dont le visage renfrogné concordait encore avec son bustier anthracite. Elle se déplaçait avec fluidité malgré ses cheveux noirs ondulant jusqu’en bas du dos.
Mais leur devoir les appela dès mon arrivée. Aussitôt ils se rassemblèrent autour de moi et entamèrent déjà un diagnostic de la victime au nom inconnu.
— Que lui est-il arrivé ? s’informa Lorem.
— Pas de panique ! calmai-je. Elle s’est juste évanouie… Elle est arrivée avec la délégation Tordwalaise.
— Quelle délégation ? Personne ne nous prévient sauf en cas de nécessité ! Déposez-la sur le lit à votre gauche, soldate.
— Excusez-moi, mais j’ai un nom. Je m’appelle Denna Vilagui.
— Je n’ai pas besoin de nom pour traiter mes patients. Même si tu es la nièce de la générale.
S’obstiner aurait été une perte de temps ! J’obtempérai pour le bien de cette pauvre femme dont le sort dépendait de mains expertes. Lorem s’approcha d’elle tandis que ses deux assistantes amenaient des chaises sur lesquelles ils s’installèrent. Des frissons remontèrent soudain mes membres tandis que mes dents claquèrent… Tout allait bien se passer !
Retroussant ses manches, Lorem s’assura d’abord que la jeune femme respirait normalement. Lui et Adhara collaborèrent juste après : l’un disposa ses membres inférieurs dans l’axe de son corps pendant que l’autre pliait son bras à sa perpendiculaire. Quel était le rôle de Tonia ? En retrait, elle déploya sa paume depuis laquelle un rayon verdâtre naquit. Mais sa partenaire la foudroya du regard.
— Arrête avec ta magie ! réprimanda-t-elle. Ça ne l’aidera pas !
— Pas ma faute si tu n’y comprends rien ! répliqua Tonia. Beaucoup d’illustres médecins soulageaient les plaies et réparaient les maux en utilisant des sorts. Si du flux se cache en chacun de nous, autant le développer à des fins bénéfiques, non ? Je perpétue la tradition !
— En quoi fais-tu progresser le domaine ? Tu te contentes d’imiter tes prédécesseurs ! Il faut se salir les mains, être au chevet de ses patients des heures durant, se sacrifier pour son bien-être ! Jamais nous n’aurions compris le fonctionnement du corps humain si nous avions cédé à la facilité de la magie !
— Mais la magie aide à mieux l’appréhender ! Elle est à l’origine de notre évolution. Elle nous compose et il nous appartient à tous de la maîtriser !
Et l’opération s’interrompit. Les deux guérisseuses se rapprochèrent et plissèrent les yeux à mesure que leur figure virait au rouge. Elles se livraient une rude bataille du regard alors qu’il y avait plus urgent ! Heureusement que Lorem les rappela à l’ordre :
— Vous n’allez pas recommencer ! s’écria-t-il. Je vous ai choisies pour vos compétences, pas pour vos débats éthiques. Rendez honneur à votre métier et cessez d’importuner les patients, même lorsqu’ils sont inconscients ! Quant à notre nouvelle venue, son état semble se stabiliser. Il lui faudra juste un peu de repos.
Tonia et Adhara grognèrent mais eurent la bonne volonté de se séparer. Il restait tant à accomplir, encore que la guerre exigerait davantage des guérisseurs… La première s’enquit de l’autre soldat même s’il s’était perdu dans les limbes des rêves tandis que la deuxième poursuivit le rangement. Une place venait de se libérer et j’en profitais trop à mon goût… C’était ainsi que je me rapprochais mieux de l’inconnue.
— Je suis épuisé sans avoir rien fait ! se plaignit Lorem, à moitié ironique. Je me suis assuré qu’elle sache bien respirer, le reste dépend d’elle. Mais, dites-moi, comment s’est-elle évanouie ?
— Je préfère ne pas le révéler…, murmurai-je. Je risque d’être grossière.
— Les tensions s’amplifient déjà ? Je ne veux pas savoir. De toute manière, mes patients peuvent être des meurtriers sanguinaires, je les sauverais quand même. C’est à la personne qui me l’amène de juger s’ils méritent d’être sauvés.
J’écarquillai des yeux avant de prêter une oreille plus attentive. Avais-je bien entendu ?
— Où est votre morale dans cette histoire ? demandai-je.
— Une soldate qui me parle d’éthique, on aura tout vu ! se gaussa le soigneur. J’ai été formé pour guérir et non pour juger. Et aussi pour obtenir une position confortable dans la société... Tous les médecins le pensent mais s’inventent des faux idéaux pour mieux être considérés.
— C’est faux. Que vaut un médecin qui se préoccupe plus de sa personne que des autres ?
— Un médecin qui peut pratiquer toute sa vie sans se tuer à la tâche. Désolé d’être aussi rude mais je préfère être réaliste. Nous allons à la guerre, des gens mourront inévitablement. Et nos futurs patients ne ressortiront pas entiers… Ça relativise votre inquiétude pour ce simple évanouissement.
— Mais vous…
Un bâillement inopiné interrompit notre discussion. La victime clignait de ses yeux azurs… Elle était en train de se réveiller, ce pourquoi je me hâtai de poser ma main sur son avant-bras.
— Où suis-je ? souhaita-t-elle savoir tandis qu’elle prenait conscience de son environnement. Était-ce un mauvais rêve ?
— Je crains que non, confessai-je en me mordillant les lèvres. Ils t’ont bien conduite là où tu penses.
— Tu ne présentes aucun signe de sévices physiques, rassura Lorem. Je te suggère néanmoins de te reposer et de…
— Alors tu m’as sauvée ? demanda le jeune femme en me fixant. Qui es-tu ?
— Sauver est un bien grand mot… J’ai juste accompli mon devoir. Je suis Denna Vilagui, celle dont on retient trop facilement le nom… J’aimerais connaître le tien.
À ces mots, l’étrangère s’enfonça dans son oreiller. Sûrement savait-elle que son identité l’inscrirait comme recrue ordinaire, fût-elle récalcitrante. Mais son portrait aurait encore le temps de s’épaissir.
— Shimri Elunawa Kinaos, révéla-t-elle d’une voix claire et profonde. Mais tu peux juste m’appeler Shimri.
— Tu as deux noms de famille ? insistai-je.
— C’est parce que je viens du Dunshamon. Là-bas, nous pensons que nos deux parents transmettent leurs compétences de façon égale. Alors nous portons le nom de chacun comme une fierté.
— Oh, c’est bien différent de chez nous. Ici la famille la plus puissante lègue le nom. Voilà pourquoi les plus pauvres n’ont qu’un prénom…
— Tu ne donnes pas une image positive de ton pays. J’ai entendu de tout sur Carône et je ne sais pas quoi en penser. Ce sont les Tordwalais que je blâme !
— Respire un peu, Shimri, tout se passera bien… Pourquoi et comment t’es-tu retrouvée recrue ?
— Je ne voulais pas. J’appartiens à un peuple de bâtisseurs ! Savez-vous que l’écriture a d’abord émergé dans nos régions avant de se diffuser sur tout le continent ? C’était il y a des milliers d’années, mais quand même… Je ne suis pas faite pour tenir une arme.
Parfois se taire constituait la meilleure option. Nos médecins semblaient le réaliser puisqu’ils ne s’adressèrent pas à Shimri outre mesure. Ils poursuivaient juste leur travail… J’étais la seule à dialoguer avec elle, à devoir la persuader de ne rien commettre de fâcheux. Comment discuter d’un avenir quand des opportunités de carrière étaient brisées ? Je soupirai.
— Je comprends ce que tu ressens, compatis-je. J’aspirais à devenir peintre mais le destin en a décidé autrement.
— Mais quel est ce pays belliqueux ? se plaignit Shimri. Il prive les citoyens de leur rêve pour… Je suis arrivée au mauvais moment. Pourquoi moi ? Les Dunshamonais ont toujours été des créateurs. Nous n’avons même pas d’armée. Juste quelques guerriers çà et là, dans un rôle purement défensif.
— Parce qu’ils veulent unir plein de pays pour justifier leurs actes. Un prétexte se cache dans cette histoire.
— C’est ma faute. Mes parents sont d’importants architectes qui m’ont tant appris… Je pensais ne jamais pouvoir égaler leur niveau, encore moins ceux de mes ancêtres. L’architecture doit évoluer sans trahir les traditions… Alors j’ai voulu trouver ma place dans un autre pays. Quoi de mieux que Carône, me disais-je ? Ce pays est réputé pour sa grandeur et sa diversité ! Je me suis renseignée sur votre culture, j’ai appris votre langue, j’ai entrepris le voyage des mois durant… Et on m’a récompensée en m’incrustant parmi les Tordwalais, patrie guerrière par excellence !
— Tu as une opinion bien négative à leur sujet. D’où vient cette rivalité ?
— De baroudeurs qui sont restés à l’état primitif ! Je ne me berce pas d’illusions, beaucoup de nos voisins voient notre esprit créatif comme une faiblesse. Nous pouvons nous estimer chanceux de ne pas avoir été envahis par l’Empire Myrrhéen. Mais les Tordwalais ne se sont pas gênés ! Je ne compte plus le nombre d’attaques pirates dans nos ports… Partager une même mer n’est pas facile tous les jours.
— Je ne sais pas quoi dire pour t’aider.
— Tu as déjà fait beaucoup pour moi. Encore merci, Denna… Peut-être qu’il me reste un destin. Peut-être que je deviendrai une bâtisseuse comme je le rêvais. En attendant, je suis coincée ici.
Voilà un discours catégorique… Je déglutis en la dévisageant : le portrait de Shimri devait encore s’approfondir, mais je n’avais aucun pinceau à lui prêter. Plus rien ne pouvait être prononcé sinon l’évidence. Je me dérobai de son regard appuyé pour m’échapper de la pièce.
— Les murs ont des oreilles, prévint Adhara. Souvenez-vous en, toutes les deux, car vous avez l’air d’un peu trop dire ce que vous pensez.
Et ce fut après cet ultime avertissement que la sérénité revint. J’inspirai un grand coup, mijotant cet ensemble de nouvelles dans mon esprit. Maintes facettes se dessinaient autour de moi et je ne savais comment les exploiter.
Maintenant, je disposais de quoi répondre à mes parents.
« Maman, papa,
Je suis vivante, en bonne santé et je compte le rester. La vie au camp est loin d’être plaisante. L’entraînement intensif se poursuit chaque jour : j’essaie d’entrevoir la camaraderie, de me dépasser, mais cela ne suffit pas toujours. Vous savez qui rôde dans les parages…
Pardonnez-moi, je ne suis déjà plus la même. Je sens mes muscles et mes os souffrir quotidiennement. Ce n’est qu’une question de temps avant que je ne me reconnaisse plus dans le miroir… Au moins ai-je rencontré quelques personnes sympathiques. Des gens qui, comme moi, ambitionnaient une autre carrière que l’armée. Je partage ma chambre avec une femme un peu trop optimiste et un homme un peu trop dépressif… Un milieu bien différent, donc. Mais ne vous tourmentez pas trop : pour l’instant, personne ne s’en est pris à moi. À quelques exceptions près… Le commandant de mon unité se porte garant de ma personne, c’est déjà cela.
Je partage tes appréhensions, mère. Aujourd’hui est arrivée une délégation issue de plusieurs pays, principalement du Tordwala. J’en avais peu entendu parler. Un peuple guerrier venu par centaines pour nous aider… Ne soyons pas naïfs, je décèle très clairement les intentions de nos supérieurs. L’entraînement risque d’être encore long…
Pour le moment, ce n’est pas le Ridilan qui a causé le plus de victimes chez nous.
Je vous aime,
Denna Vilagui »
Annotations
Versions