Chapitre 6 : Déclarations d'affection (2/2) (Corrigé)
Ce soir-là, tandis que de premiers astres constellaient le ciel déclinant, Shimri alla se coucher sans nous adresser la parole. Il était temps de rentrer, en effet. Je marchais devant Lisime et Kolan qui avaient plus transpiré que moi. Face à la porte se dressaient alors deux obstacles de taille : Brejna et Sermev nous paralysaient du regard, bras croisés. Lisime ne trouva rien de mieux qu’un sourire niais.
— Excusez-nous, mais on aimerait bien entrer ! dit-elle.
— Tu vois ? provoqua Brejna. Ton heure de gloire est terminée. Te voilà de nouveau une recrue comme les autres. Profite donc tant que tu es encore vivante.
Kolan se plaça devant elle, sourcils froncés, telle l’égide qu’il souhaitait devenir.
— Ne la touchez pas ou vous le regretterez ! menaça-t-il. Elle s’est montrée plus généreuse que vous ne le serez jamais !
— Le petit chiot aboie pour sa maîtresse, mais sait-il mordre ? brocarda l’ancienne bandite. Fragile dépressif, ce n’est pas toi que j’entends, c’est Lisime.
— Fichez-nous la paix, à la fin ! m’écriai-je. Pourquoi tu nous méprises ? Et pourquoi tu t’exprimes toujours à la place de ton frère ?
Tout était à craindre… C’était comme si leur ombre s’épaississait, assombrissait leur mine, noircissait leur regard, comprimait leurs membres. Mais une lippe étrange dérida le faciès de Sermev. Quand je le dévisageais, son aînée fut à deux doigts de m’empoigner.
— Il est muet ! révéla-t-elle. Personne ne l’a compris ?
— Ah…, fis-je. Je ne savais pas…
— Tu ne sais rien du tout ! Toi qui nous critiquais, soi-disant qu’on serait de terribles bandits, tu crois qu’on a choisi cette vie ? Non ! Notre mère était la cheffe du clan. Et notre père ? Un membre loyal du groupe qu’elle a tué dès qu’elle n’avait plus besoin de lui ! Ça motive à mener sa propre vie, peut-être ?
— Nous avons tous souffert, rétorqua Kolan. Moi aussi, j’ai grandi sans mes parents…
— Tu fais mal la paire avec ces deux petites privilégiées, alors ! Quelle est la pire punition que ta mère t’a infligée, la peintre ? Te priver de dessert ? La nôtre a coupé la langue de Sermev alors qu’il n’avait que huit ans, tout ça parce qu’il a osé s’opposer à elle ! Qu’est-ce qu’on pouvait faire contre une mère aussi grande et costaude, décapitant tous ceux qui osaient se lever contre elle ? On s’est soumis toutes ces années ! Notre seule satisfaction était de voler aux riches de ton genre, qui se complaisent dans des babioles sans intérêt !
— Mais vous avez réussi à vous libérer, non ?
— On sait se débrouiller, nous ! On a fini par créer une mutinerie dans notre clan afin de pouvoir tous les massacrer, en terminant par notre mère… On l’a brûlée vive. Vous voyez ce qui vous attend si vous nous enragez ? Sermev et moi sommes plus forts que quiconque ici ! Je lui ai promis que rien ne lui arriverait. Alors restez gentiment à votre place et soyez contents qu’on se batte pour votre foutu pays.
Et elle rentra d’elle-même, entraînant son cadet avec lui. Nous restâmes figés sur place, bouche bée, nos paroles suspendues face aux ravages de la réalité. Il était l’heure de se reposer, d’oublier les problèmes du monde au creux d’un matelas inconfortable. Encore que nos songes risquaient de nous y ramener…
Nous ne pûmes nous laver faute de sanitaires trop occupés. J’allais donc troquer mon uniforme contre ma chemise de nuit, seulement, je vis Lisime s’installer sur le lit de Kolan, à côté de lui. Que se passait-il ? Le jeune homme inclinait derechef la tête vers le bas, bras relâchés, en fidélité parfaite avec le fond camaïeu. Mon amie se gratifia d’un sourire attendrissant. Elle caressa l’avant-bras de son confrère, ce qui fit rosir ses joues.
— Tu n’as plus de raison de pleurer, consola-t-elle.
— Bien sûr que si ! se lamenta Kolan. Qu’est-ce je vaux, moi ? J’ai été incapable de te protéger !
— Contre Brejna et Sermev ? Ils sont un peu violents, et pas très justes, mais la hiérarchie les empêche de s’en prendre à nous !
— Au contraire, la hiérarchie les défend… Mais là n’est pas le seul sujet. Lisime, tu as été si tendre avec moi. Grâce à toi, j’entrevois un peu de lumière dans ce monde baigné de ténèbres. Peut-être que j’aurais été plus heureux si j’étais né avec ton esprit…
— Je ne l’ai pas obtenu à la naissance ! Je l’ai développé toute ma vie. À chaque mauvaise épreuve ? Rire, s’amuser, me complaire dans mon métier d’artisane, vider des chopes, faire la fête ! Pas pour oublier les problèmes, mais pour les surmonter !
— Et maintenant ? Comment peux-tu garder le sourire sachant ce qui nous attend ? Des soldats hurlant de peur et de douleur quand l’ennemi les fauchera ? Le désespoir face à la mort inévitable ?
Je m’interrompis pour mieux les observer. Des perspectives intéressantes s’ébauchaient devant mes yeux ! Voilà que Kolan s’abandonna dans les bras de Lisime, et notre amie commune le cajola de son mieux. Un sourire contre des larmes. Un susurrement contre les gémissements. Un contact chaleureux pour un homme malheureux.
— La mort n’est pas une fatalité, apaisa Lisime. Bien sûr, nombreux sont les militaires à périr à la guerre, mais beaucoup survivent aussi ! Non sans séquelle, je l’admets. Mais tu ne dois pas partir défaitiste quand la victoire est envisageable !
— Qui en profitera ? demanda Kolan. Qui vivra ? Lisime, j’ai toujours eu peur… Peur de ce que la mort me réserverait après une vie de souffrance. Peur des sévices que m’infligeraient mes différents tuteurs. Peur de tout… Et maintenant que tu es là, j’ai peur de te perdre…
— On ne me perd pas si facilement, je suis solide ! Une fois, par exemple, je suis tombée du deuxième étage d’un bâtiment après un pari avec des potes, et j’ai survécu ! La guerre est un peu plus dangereuse, cela dit.
— Je parlais sérieusement. Tu m’as relevé chaque fois que je suis tombé. Tu m’as complimenté là où les autres se sont moqués. Personne d’autre n’avait jamais été aussi gentil avec moi.
— C’est normal : tu es mon partenaire, après tout !
— Il y a autre chose, non ?
Quelqu’un d’autre se serait empourpré et aurait détourné les yeux. Pas Lisime : ses mains glissèrent jusqu’aux poignets de Kolan tandis qu’elle le fixait intensément.
— Bien sûr que oui ! clama-t-elle. Je l’affirme haut et fort : Kolan, je t’aime !
Les mots furent prononcés et les gestes accomplirent le reste. Lisime posa ses mains sur les joues de son partenaire, vint rencontrer ses lèvres… et elle l’embrassa. Plus rien n’eut d’importance pour eux. Ils échangèrent tout : leur souffle chaud, leur étreinte, pour un doux toucher. Tête inclinée, paupières closes, leurs nez se frottèrent comme ils glissèrent leurs doigts dans leurs cheveux. Ceux de Lisime voyagèrent jusqu’au menton de Kolan, puis vers son col, et elle garda sa bouche collée à la sienne jusqu’à lassitude. Ce qui dura encore un moment.
N’étais-je pas un peu intruse dans cette histoire ? Peut-être aurais-je dû allumer une chandelle.
— Je… Je…, bégaya Kolan, le souffle coupé. C’était la plus belle expérience de ma vie…
— Alors faisons en sorte qu’elle dure ! suggéra Lisime.
J’aurais dû déceler son intention… Notre amie bondit de la couchette pour atteindre la sienne. En quelques secondes elle arbora sa petite sphère, ambitionnant cette fois-ci de s’en servir à bon escient.
— Que… Qu’est-ce que c’est ? angoissa Kolan.
— Ça ? s’amusa Lisime. Juste une petite protection pour que j’évite de porter un charmant chérubin ! Ne t’inquiète pas, je m’occupe de l’insérer là où il faut !
— Mais… Pas besoin d’aller aussi vite !
— C’est maintenant que tu dois profiter de la vie, Kolan. Tant qu’il est encore temps ! Autrement tu le regretteras. Enfin, si tu n’es pas consentant, je ne vais pas non plus te forcer, ce ne serait pas moral.
— Je suis prêt à le faire. C’est maintenant ou jamais.
Ainsi les deux amoureux entreprirent de se redécouvrir. Ils avaient oublié un petit détail, cependant…
— Je suis contente pour vous, dis-je. Vous voulez que je sorte pour…
Apparemment, non, ils toléraient un peu trop ma présence. Lisime ôta ses vêtements à la vitesse de l’éclair avant de retirer ceux de Kolan. Eh bien… Certains conciliaient à merveille la vie privée et la vie publique, sans connaître une once d’intimité ! On ne changeait personne, surtout pas Lisime, déjà mise à nu dans ce tableau aux nuances sans pareil. Ils saisirent l’occasion de briller au crépuscule. Ils rayonnèrent comme nul autre au moment de l’accomplissement.
Trop tard pour me défiler : j’étais la peintre de cette scène, témoin de l’union de ces deux âmes. Je brandissais le pinceau de leur affection au-delà de leur déclaration. Portraiturer leurs corps entrelacés était mon devoir. De la douceur de leur carnation, de leur jeu de hanches, de leur jambes accrochées l’une à l’autre, de leurs mains jointes jusqu’au creux de leur paume. Cabrée par-dessus son partenaire, Lisime guidait Kolan comme personne, l’accompagnait pour ne jamais l’abandonner. Leurs corps entrèrent en harmonie. Ils ne cessèrent de s’embrasser, de s’enlacer, de crier à pleins poumons. D’ici je sentais leurs muscles se détendre et leurs poils se hérisser. D’ici je voyais leur transpiration née de leur effort. D’ici j’entendais leur extase. Ils avaient fusionné pour ne former qu’un. Au centre des châssis vivaient des glacis… Kolan et Lisime n’appartenaient pas à la fresque. Ils étaient la fresque.
— Je…, balbutiai-je. Peut-être devrais-je sortir. C’est ce que j’aurais dû faire depuis le départ…
— Mais tu es la bienvenue ! proposa Lisime. Pourquoi tu ne te joindrais pas à nous ?
— Pardon ?
— J’ai toujours voulu essayer à trois mais je n’en ai jamais eu l’occasion. Ce serait le moment rêvé, pas vrai ?
Je m’étais assez attardée dans cette chambre ! Je les abandonnai aussitôt, ainsi ils profiteraient du moment sans des yeux indiscrets pour les lorgner. Une étape de leur relation avait été franchie d’un bond prodigieux… Un brin d’air m’apporterait du bien.
Des bruits similaires me chatouillèrent soudain les oreilles. Dans combien de chambres des soldats s’adonnaient-ils à ce plaisir ? J’en percevais même depuis celle de Brejna et Sermev… Non, c’était incohérent, ils n’étaient qu’eux deux à l’occuper ! Je devais rêver.
Je parcourus le corridor avec prestesse avant de me heurter à une porte entrouverte. Moi qui m’étais déjà montrée trop indiscrète… Deux jeunes recrues, Rolin et Criny, se bécotaient sous mon nez ! Ils se séparèrent toutefois dès qu’ils m’aperçurent.
— Oh, bonsoir, Denna ! dit Criny d’un faux sourire. J’ai repéré quelques crasses sur la bouche de Rolin, je me suis empressée de les nettoyer !
— Et Criny avait mal aux côtes, ajouta Rolin en évitant le contact visuel. Je devais bien la soulager !
— Qu’est-ce que vous racontez ? demandai-je. Je vous ai bien vus échanger un baiser…
— Par pitié, ne dis rien à la générale ! Je ne veux pas être exclu de l’armée !
— Et pourquoi j’irais lui signaler ?
— Eh bien… Tu es sa nièce, donc je suppose que vous vous parlez souvent, pas vrai ?
— De temps en temps. Mais je suis celle qu’elle déteste le plus. Alors je ne vais pas vous priver de votre relation, c’est à vous d’être responsables. Et de profiter, bien sûr !
Ce disant, je saisis la poignée de la porte et la fermai avec la douceur qu’ils devraient égaler. Finalement la sortie se présenta devant moi ! Que le fond noir parsemé de pigments blanchâtres me dominât ! Ainsi la fraîcheur s’infiltrerait en moi et la nuit me libèrerait de mes maux. La solitude ne m’accompagnerait pas, ceci dit. Déjà une mélodie me berçait… Kiril était installé un peu plus loin, flûte au bec. Il était musicien ? Allier l’arme et l’instrument me paraissait rare. Ou bien je refusais d’admettre que l’on pouvait être militaire et artiste en même temps. Quoi qu’il en fût, le sergent me gratifia d’un clin d’œil, constatant que j’appréciais sa musique.
Aldo avait eu la même idée que moi. Et il m’accueillit avec son usuel sourire.
— Tu ne vas pas dormir ? s’enquit-il.
— Ma chambre est… occupée, avouai-je. Tu comprendras mieux dans les prochains jours.
— Ah, facile à deviner ! Félicitations à eux, dans ce cas ! Ils auront réussi à partager des sentiments positifs, ce sera important pour la suite. Des soldats liés n’en seront que plus efficaces.
— Tes encouragements me font plaisir mais tu as l’air préoccupé. Que t’est-il arrivé ?
Aldo se renfrogna et me fixa. À défaut d’admirer la voûte outre mesure…
— J’aimerais m’entendre avec tout le monde, s’épancha-t-il. Mais aujourd’hui, je me suis disputé avec une recrue de l’unité treize, Morena qu’elle s’appelle.
— La femme aux cicatrices qui te dévisage en permanence ?
— Oui. Je me suis comporté de façon trop familière avec elle et elle est devenue agressive. On m’a prévenu que c’était son caractère… j’ai voulu avertir notre générale, qu’elle s’occupe de son cas, puisque notre commandant ne voulait rien écouter. J’avais oublié qu’il devait justement s’entretenir avec elle… D’où les coups de fouet et les cris de plaisir dans le bureau de notre générale, je suppose.
— Hein ? m’écriai-je. Je vais faire comme si je n’avais rien entendu. Je suis certaine qu’elle te laissera tranquille. On a aussi rencontré ce type d’énergumènes… Ma tante les a bien sélectionnés, on dirait.
— L’armée peut les rendre meilleurs !
— Tu y crois réellement ? Ta confiance est un peu trop aveugle.
— C’est ce qu’on me dit souvent. Pour l’instant, jamais elle ne m’a trahi, et jamais mes idées ne se sont inscrites en faux ! Je continue de penser que Jalode Nalei est la meilleure générale pour nous mener, quoi qu’on pense d’elle. Elle a assisté à la mort de tant des siens, dont son mari et son fils… Ça l’a endurcie pour le pire mais surtout pour le meilleur.
— Cela n’excuse pas tout ! Mais bon, je n’ai pas envie de parler d’elle maintenant…
— Tu as raison. Oublions les tracas du quotidien, juste pour cette nuit.
Aldo disait vrai. Je restais quelques minutes avec lui, sans rien penser, juste à contempler le ciel dans les bienfaits du mutisme. L’amour avait émergé dans un lieu propice à la mort. Combien de temps survivrait-il ? .
Bientôt la musique ralentit, s’acheva dans une belle note finale, et Kiril nous sourit de sa position.
— J’ai écouté votre conversation d’une oreille distraite, avoua-t-il. Je ne suis pas d’accord avec tout, mais il est trop tard pour me prendre la tête. Il est temps de profiter un peu des moments calmes tant qu’ils sont à notre disposition.
— Sergent Kiril ! m’exclamai-je, prise au dépourvu. Vous êtes un bon flûtiste ! Où avez-vous appris ?
— Feu mon père. Il était toujours passionné… et toujours triste, aussi. Il m’a appris à être fort, à me battre pour ce que j’aime, sans renoncer à qui j’étais. Voilà pourquoi je pratique de la flûte dès que l’occasion m’est offerte. Heureux de constater que je ne me débrouille pas trop mal.
— Vous avez un vrai talent ! complimenta Aldo. Continuez ainsi. Ça nous détend pour le conflit à venir.
— Certains de mes supérieurs critiquent les recrues, soi-disant qu’elles seraient trop détendues, et qu’avec mon attitude, j’y contribue. Ils ne comprennent donc pas ? Nous avons besoin de nous exprimer, peu importe comment. Il faut nous connaître, sympathiser, sinon nous ne vaudrons pas mieux que des pantins.
Kiril se gratta le bouc avant de nous dévisager avec davantage de gravité.
— Au fond, n’est-ce pas ce qu’ils veulent que nous soyons ?
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