Chapitre 9 : Fête d'engagement (2/2) (Corrigé)
— Pourquoi j’ai perdu ? râla Emar. J’étais sur le point de gagner !
Un autre cri retentissait à peine je m’étais fondue de la masse ! Notre confrère avait échoué à une partie de cartes face à Ilza. Au lieu d’admettre sa défaite, il se leva et entreprit de partir, les traits déformés. Jusqu’au moment où il se heurta à Shimri, installée à l’écart de sa même table.
— Pourquoi se plaindre pour de telles futilités ? critiqua-t-elle. Aurais-tu oublié ce qui nous attend ?
Des poings tremblèrent à hauteur de ses cuisses alors qu’il rompait tout mouvement, dévisageant sa camarade d’un air distant.
— De quoi tu te mêles ? rouscailla Emar. Toi-même, tu n’as fait que te plaindre depuis ton arrivée !
— Parce que j’ai de bonnes raisons… Je n’étais pas destinée à…
— On sait, tu le rabâches constamment ! Tu souffres du mal du pays, c’est ça ? Tes voisins sont bien intégrés, eux !
— Ils sont venus pour prendre part à votre guerre, pas moi !
— Comment peux-tu être aussi ingrate ? On te nourrit, on te loge ! Le moindre des remerciements, c’est de rendre service à ta nouvelle patrie ! On a tous dû faire des sacrifices avant de venir ici ! Tu crois qu’il suffit de maîtriser la langue du pays pour devenir citoyenne ?
— Rendre service ? Pour combien de temps ? Il est très probable que je ne m’en sors pas vivante… Mais il n’est plus possible de reculer, je suppose. Me voici soldate comme vous…
Les querelles se succédaient sans que quiconque n’agît ! Il en serait autrement. Je retroussai mes manches et avançai. Hors de question de le laisser importuner Shimri plus longtemps ! Qu’est-ce qui l’avait provoqué, quelques chopes en trop ? Lui qui était si en retrait d’ordinaire… Mais une main se posa sur mon épaule.
— Ne tente pas ce genre de bêtises, copine ! intervint Lisime, les yeux vitreux.
— Il est en train d’insulter notre amie ! m’indignai-je.
— Dans ce genre de contexte, il y a toujours une autre solution : la méthode universelle ! Je vais te montrer !
Si seulement Lisime marchait droit, elle l’aurait atteint plus prestement ! Elle satura le pavé de ses ondulations en hélant Emar. Aussitôt, avec spontanéité, elle enroula son bras autour de son épaule et lui présenta sa chope à moitié pleine.
— Et si tu allais te détendre un peu ? proposa-t-elle. Il reste tant de bières dans les tonneaux !
Quelques tapes sur le dos et il était reparti de plus belle, animé d’une nouvelle volonté. Bien que notre amie peinât à garder l’équilibre, ses gestes hasardeux dictaient ses intentions, aussi se tordit-elle devant chacun des regards consternés à son encontre. Celui de Kolan, qui me rejoignit, brûlait plutôt d’une passion ineffable.
— Tu commences à la connaître, dit-il, un rire retenu sous sa façade réservée.
— Elle me surprend toujours ! m’exclamai-je. Combien de bières a-t-elle ingurgité ?
— Ce doit être la sixième ou la septième. Mieux vaut arrêter de dresser le compte… Lisime s’en sortira car elle est formidable !
— Inutile de se soucier pour elle ! Je m’inquiète plutôt pour Shimri.
J’étais assez restée derrière. Alors, si je devais prouver mon utilité, autant que ce fût pour une cause juste. Kolan et moi nous installâmes en face de notre consoeur qui, en lieu et place d’incliner la tête, sourit à pleines dents.
— Vous venez me consoler ? devina-t-elle. Inutile, j’ai bien compris ce qu’on me reprochait.
— Ne renonce pas à cause d’eux ! sollicitai-je. Il faut affirmer tes convictions !
— À quoi bon ? Elles seront bientôt bridées. Les opinions des soldats n’ont pas leur place à la guerre. Je n’oublie pas ce que je pense… Je cherche juste à l’exprimer d’une autre façon.
Jamais Shimri n’avait proféré de telles paroles. Elle se tenait droite sur son banc, poings plaqués sur la table : pas une once d’hésitation ne se lisait dans ses yeux. Elle s’ancrait dans un avenir incertain. Des étincelles de ses pensées semblaient se transmettre jusqu’à moi ! C’était une effigie unique qui se dévoilait.
Lisime s’assit sur la table à l’improviste. Elle conservait une certaine stabilité malgré ses oscillations sporadiques. Que signifiaient ses œillades si appuyées ?
— Mes amis, votre tronche vend du rêve ! blagua-t-elle. Qu’est-ce qui vous tracasse ainsi ? Venez prendre une chope, et séchez vos soupirs. Ainsi vous affronterez les problèmes à venir !
— Temporairement tu devrais ajouter, mon amour, avisa Kolan.
— D’où vous vient cette passion pour ce breuvage ? demanda Shimri. Cette boisson est si amère, elle m’écœure !
— Pourtant il en existe pour tous les goûts ! vanta Lisime. Dans mon royaume, si tu n’aimes pas les bières blondes et brunes, tu peux encore essayer les bières fruitées et ambrées ! Sa fabrication est tout un art. Pas étonnant qu’on l’affectionne tant !
— Certaines différences culturelles ne s’expliquent pas. L’alcool est assez mal considéré au Dunshamon car on considère qu’il altère les sens créatifs…
— Foutaises ! L’alcool m’a toujours inspirée, il suffit juste d’en profiter au bon moment !
— Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça. Ma sœur aînée, Néférine, était exactement comme toi : elle mettait de l’animation dans notre famille trop calme. Mais elle est devenue la honte de la famille dès le jour où elle a ambitionné de devenir tenancière. Elle a dû s’exporter au Sinyr pour pouvoir exercer le métier de ses rêves…
— C’est quoi ce pays ? Bah, peu importe ! Ta sœur n’a aucune honte à avoir ! Allier passion et travail est même le meilleur moyen de s’épanouir dans la vie ! À ce propos… Une idée me vient en tête !
Dans chaque mimique parfois incontrôlée s’embrasait une inénarrable volonté. Tel un pinceau trempée d’une palette de couleurs, Lisime guidait le déplacement de groupe. Assurée, résolue, elle domina la table sur laquelle elle se mit debout, sa chope triomphant de hauteur.
— Camarades ! appela-t-elle. Et si on chantait pour nous porter chance ? Je propose un grand classique : « L’hymne des soldats victorieux ». Allons-y, et avec entrain !
Une trentaine de soldats se joignit à elle. Ensemble ils occupèrent les tables et, tandis qu’ils se tenaient par les épaules, commencèrent à fredonner l’air aussi mélodieux que guilleret. S’ensuivit l’immortalisation toujours connue mais jamais vécue.
« Ce matin on a été enrôlés,
Engagés pour protéger le pays,
L’ennemi envahit notre contrée,
Ce qu’on aime sera anéanti !
J’irai épée levée vers le danger,
Préserver cette vie qui nous unit.
Amis, soldats, partons sans attendre,
Et d’ici peu nous serons victorieux !
Mes frères, mes sœurs, ils vont nous entendre,
Car d’ici peu nous serons victorieux !
Aujourd’hui on va rejeter nos peurs,
Personne ne nous abandonnera,
L’adversaire mourra dans la douleur,
Contre les revers on triomphera,
Pour nos morts se déverseront les pleurs,
Mais dans le sang l’ennemi tombera !
Compagnons, défendons notre famille,
Et d’ici peu nous seront victorieux !
Camarades, affrontons-les en amis,
Car d’ici peu nous serons victorieux ! »
Soudain Lisime perdit l’équilibre et glissa de la table, entraînant une réaction en chaîne. Comment une effigie si bien garnie pouvait s’effondrer ainsi ? Nous éclatâmes tous de rire face à cette chanson brutalement interrompue. Mais nos devoirs nous rappelaient, aussi nous nous précipitâmes vers nos amis en quête de répit. Kolan et moi aidâmes Lisime à se relever : bien des taches alcoolisées parsemaient sa figure sans détériorer son aura. Au-delà de ses yeux injectés de sang et de son haleine repoussante se terrait un cœur précieux.
— J’ai la tête qui tourne…, dit-elle en pâlissant. Cette superbe mélodie résonne encore… Je veux la chanter jusqu’à ce que ma gorge s’assèche…
— Mais tu es ivre, mon amour ! s’enquit Kolan.
— Possible… Et alors, mon petit Kolan ? Ça ne change pas de mes autres soirées !
— Je pense que tu dois prendre un peu l’air.
À nous deux, nous guidâmes Lisime vers un endroit meilleur. Non que la fraîcheur de la nuit dissiperait l’alcool dans son sang, mais au moins serait-elle libérée de la chaleur étouffante ! À ce printemps s’ouvrant à nos passions, nous avions tant exacerbé alors qu’il restait tant à clarifier. Le souffle retombait dans la salle, comme si la peinture s’était effacée, révélant une gouache dispersée. Trop de fûts s’étaient vidés, trop d’échanges avaient été formulées, trop de personnes avaient fulminé. Un brin d’apaisement apporterait du bien à tous…
M’égarer dans mes pensées ne nous aiderait pas à emmener Lisime ! Le chemin vers l’entrée paraissait interminable tant on devait slalomer entre les soldats biturés. Notre amie, dressée sur la pointe des pieds, ne nous facilitait pas la tâche.
— Je voulais vous dire…, bredouilla-t-elle en hoquetant. J’ai de la chance de vous avoir… Parce que sinon, je ne serais qu’une minable. Obligée de me réfugier dans l’alcool pour oublier mes problèmes ! Et je…
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? s’inquiéta Kolan.
— Tu déprimes quand tu es ivre ? remarquai-je. Pourvu que tu redeviennes vite sobre !
Enfin nous parvînmes dehors ! Certes, quelques compagnons à la démarche chaloupée circulaient hasardeusement sur notre terrain, dégobillant par endroits. Rien d’envahissant, toutefois. Sur ce fond diffus se peignaient les indicibles merveilles, scintillant depuis le lointain. Dommage que la lumière de derrière m’empêchât de l’admirer…
Nous ne fûmes pas les seuls à avoir cette idée. Rohda, Vandoraï, Hintor et quelques autres soldats de diverses unités s’étaient installés. Des Tordwalais plaisantaient dans leur langue tandis que Chevikois et Ertinois galéjaient sur la culture de leur pays. Criny et Rolin sublimaient la soirée par leurs baisers, moins discrets qu’ils ne l’eussent espéré. Des sursauts d’innocence se confrontaient à l’imminent appel du devoir…
Toujours était-il qu’un autre couple attendait une approbation. Lisime était plus livide que son partenaire, pour la première fois ! Pas de chance pour Kolan : elle finit par s’allonger sur le gravier. Leur attention vacillait entre la voûte étoilée et nos vieux amis.
— Tu n’as pas su résister à l’alcool ? charria Vandoraï.
— Pas aujourd’hui…, se lamenta Lisime. Je reviendrai un autre jour… Prendre ma revanche sur l’ennemi ! Ce serait lâche de ma part de m’avouer vaincue…
— Faut bien s’arrêter à un moment, dit Rohda.
— Vous êtes avantagée par votre carrure ! jalousa le Tordwalais. Si vous goûtiez les alcools épicés, vous tireriez une autre tête !
De nouveaux rires emplirent nos cœurs. Puis la mine de Vandoraï s’assombrit.
— Nous avons quelque chose d’autre à prouver que notre amour de la boisson, songea-t-il. Ce sera bientôt le grand jour. Après tous ces mois d’entraînement, je me rends compte que je dois encore progresser.
— Comme nous tous, appuya Kiril, pensif. L’issue est incertaine. Je peux vous confier que des recrues aux généraux, nous ne sommes pas prêts pour cette guerre. Peu importent tous les mois d’entraînement.
— On s’améliorera sur le terrain ! affirma Hintor. On a évoqué tant de fois l’avenir… Mais là, c’est pour bientôt.
Moi qui souhaitais oublier l’imminence… C’était impossible, même dans ces circonstances.
Maedon s’assit avec nous pendant que nous contemplions le ciel entre deux dialogues. Il semblait nous regarder avec fierté malgré notre portrait peu flatteur. Devions-nous en déduire de quelconques intentions ?
— Vous vous amusez bien ? demanda-t-il. Parfois, je suis si obnubilé par mes responsabilités que je vous oublie. Heureusement qu’il existe ce genre d’occasion, bien qu’elles soient trop rares.
— Vous avez été assez présent, exprima Kolan, caressant le dos et les cheveux de sa dulcinée. Du moins à mon avis. Vous êtes le seul commandant présent à cette célébration avec Vimona.
— Ils avaient de bonnes raisons de s’absenter. Ryntia planifie encore les stratégies d’approche avec notre générale tandis que Denhay cogite sur des façons de s’en sortir sans trop de violence. Quant à Ashetia… Il me semble qu’elle ait préféré une soirée plus privée.
— Inutile de les défendre, rétorqua Rohda. S’ils ont pas voulu venir, c’est leur droit.
— Tu as sans doute raison. Mais je ne désirais pas m’attarder sur moi. Ces derniers mois, je me suis impliqué personnellement pour que chaque recrue devienne un véritable soldat. Et je ne suis pas déçu.
— Pourquoi je ne me sens toujours pas soldate, dans ce cas ? m’épanchai-je.
Alors je devins le centre de l’attention. Plus rien n’avait d’importance aux yeux de mes compagnons sinon la valeur que j’associais à mes idéaux.
— Parce que tu n’as pas oublié qui tu étais, dit Maedon. Tu es exceptionnelle, Denna, et cette nuit t’illustre mieux que personne. Sous ces étoiles que ton père étudie avec passion, dans ce tableau que ta mère esquisse avec talent. Tu as hérité des talents des deux et tu as su pourtant tracer ta propre voie. J’ai hâte de combattre avec toi. Avec vous tous.
Des sourires, des clins d’œil, de quoi embellir mes perspectives. Voilà tout ce que j’exigeais. Nous nous suspendîmes au temps trop rapide, aux nécessités qui nous rattrapaient. Quand chaque souffle nous rappelait notre engagement… Cette fête s’achevait dans les songes d’une sorgue fraîche et propice. S’écouter l’un l’autre, s’observer pour mieux se connaître au lendemain… Notre rapprochement nous éloignerait.
La guerre allait débuter.
FIN DE LA PARTIE 1
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