Chapitre 2 : Offensive (2/2) (Corrigé)
— À l’aide ! supplia une lancière à la jambe lacérée. lJe ne peux plus bouger !
— Repoussez-les ! stimula un soldat au bouclier à moitié brisé. Secouez-vous ! On peut encore y arriver !
— Fuyez ! réclama un épéiste, volte-face au front. Courez pour vos vies !
— Je… Pitié… Argh…, agonisa une militaire en rampant.
Je battais un cil et la vision empirait. J’humais une goulée d’air et l’empyreume persistait. Tant de sang s’écoulait dans cet embu, tant de gouache submergeait le tableau. Les uns abattaient leur arme dans l’espoir de briser des ondulations de magie, les autres pataugeaient dans la fange avec la naïveté de remonter. À quoi bon persister si nous ne nous unissions pas correctement face au danger ? J’avais beau m’épuiser, estoquer contre myriades de protections, je n’étais qu’une goutte lancée dans ce vaste océan !
Moi comme les autres, fantassins comme gradés, qui pouvait se dresser contre eux ? Ils nous immolaient par rayons de glace. Ils nous décimaient par déflagrations. Ils nous exterminaient par jets de foudre. Tout ce flux sillonnait dans cet environnement. Nous n’avions pas appris à l’exploiter ! Encore moins à lutter contre… Les Ridilanais le manipulaient alors que nos troupes étaient exemptes de mages. Ils appelaient la nature à honnir, à nous détruire ! Lumières délétères, fussent-elles invisibles, frappèrent encore et encore ! Un rayonnement inexorable auquel personne ne couperait…
Maedon recula. La pointe de sa lame traça un cercle inutile comme il anhélait. Jamais ses sclères ne s’étaient autant injectés de sang… Suie et poussière s’amoncelaient sur son visage traumatisé. Étaient-ce des larmes qui affluaient à hauteur des gouttes de tempête ? Ashetia dut l’agripper par le poignet afin de réfréner ses ardeurs.
— Assez, Maedon ! implora-t-elle. Admettons donc notre défaite et sauvons un maximum des nôtres. Ne vois-tu pas que nous sommes impuissants ?
— Je ne renoncerai jamais ! s’opiniâtra notre commandant. Moins ils seront et plus le péril faiblira !
— Cela ne te ressemble pas ! Toi qui es toujours réfléchi, faiblis-tu face au désastre de cette bataille ? Pitié, Maedon, ne t’abandonne pas dans l’abime. Nous avons besoin de toi. J’ai besoin de toi !
La bretteuse l’entraîna malgré lui en arrière, plaquant ses mains sur ses épaulières.
— Tu ne sauveras personne si tu péris ici ! L’unité quatorze requiert tes injonctions pour demeurer en vie. Toutes les batailles ne peuvent pas être gagnées !
— Parfois le coût de la défaite ne peut pas être insupporté. Pourquoi prendre la retraite ? Pourquoi abandonner ?
— Aucun autre choix n’est possible !
— Retraite ! enjoignirent Ryntia et Denhay. Retournez au camp !
Il fallait filer à brûle-pourpoint ! Quand bien même cette vie nous sollicitait, tant d’entraves nous liaient à ce champ de ruines et de morts ! Que mes jambes cessent de trémuler ! Que mon estomac finisse de se nouer ! Que ma sueur arrête de renforcer la pluie ! Ou bien s’agissaient-ils de mes larmes… Comme sclérosée, je me suspendais à ces effondrements, à ces soupirs d’antan.
Un simple geste suffisait à m’ébranler ! Lisime venait d’embrocher une mage à deux mètres de moi, l’uniforme dégoulinant de sang, la figure perlant d’indécision.
— Tu as entendu, Denna ? secoua-t-elle. Cette mêlée a assez duré !
— Partons tant qu’il en est encore temps ! soutint Kolan.
Oui, je pouvais y arriver… et je le devais ! Hochant du chef, enserrant mon poing, j’abandonnais ce front. Ne manquait plus qu’un regain de vitalité ! Nous tentions de nous soustraire de leur portée, certains y parvenaient mieux que d’autres.
Brejna et Sermev, rompus à leurs tueries perpétrées, assuraient le sprint sur une longue durée. Criny et Rolin avançaient main dans la main, parmi les seuls à n’avoir récoltés aucune blessure. Vandoraï et Kione épaulaient Dalim souffrant de quelques fêlures aux côtes pendant qu’Ashetia, Denhay et Kiril guidaient les survivants vers la montée. Priorité était accordée aux mortifiés même si les invalides s’accrochaient à une aide qui ne se présentait pas toujours…
Partir pour connaître les lendemains. Scruterions-nous des bannières dans l’imperceptible horizon ? Distinguerions-nous les cors entonner au lointain ? Admirerions-nous ces chapelets d’épées brandies vers un futur triomphe ? Aucunement. Juste ces corps consumés ou mutilés sur lesquels les yeux s’ouvraient sur la cruauté du monde. Juste des soldats se traînant vers quelque nitescence noyée de noirceur… Et quand le tonnerre grondait, des éclats de voix transperçaient l’indomptable forêt.
Je m’étais trop dissipée, une fois encore.
Mais la retraite devenait inenvisageable… Jamais leurs bourrasques et explosions de flux ne s’atténueraient ! Elles s’amplifieraient tant que nous restions à portée, encore qu’ils pouvaient nous poursuivre… Pleuvaient leurs arcs d’éclair et flèches enflammées qui massacraient des militaires par dizaines ! Existait-il une voie sûre ou bien étions-nous forcés de zigzaguer pour maximiser nos chances de survie ?
Plusieurs soldats ne fuyaient pas. À genoux face au déluge, bras pendants contre la fatalité, ils ne cherchaient pas à s’échapper, ni à subir des minutes de géhenne. Parmi eux se trouvaient Shimri… Quelques mètres à proximité, les yeux vitreux, figée sur l’instant… Je me précipitai vers elle !
— Il faut bouger, Shimri ! implorai-je. Sinon leurs vagues magiques t’engloutiront, toi aussi !
— Et alors ? rétorqua-t-elle d’une voix aussi glaciale que le vent. N’est-ce pas le sort que je mérite ?
— Bien sûr que non ! Tu dois vivre, comme chacun d’entre nous !
— Contemple donc ce qui jonche à mes pieds ! J’ai tué, et plus d’une fois ! Mes mains sont souillées de sang… Moi qui rêvais de créer aux limites de l’imagination, je détruis dans les bordures du réel.
Des lopins de terre éclatèrent si près de nous ! Pas question que les explosions l’emportassent ! Je me plaçai au-dessus d’elle, la secouai par les épaules. Je la traînerais si cela était indispensable !
— Tu n’es pas seule. Tout n’est que destruction, ici ! Est-ce vraiment la dernière image que tu veux graver dans ton esprit ? Esquisse ta volonté par-delà ce que tu vois ! Il y a encore tant à vivre !
— Mais elle ne vaut la peine d’être vécue que si on sert une cause juste…
Apparut soudain une sphère embrasée jaillie des cieux ! Sitôt que j’eus attrapé Shimri, je l’emmenai avec moi. Rien n’était engendré ni anéanti, tout se transformait sous les manipulations des surpuissants. De cela je pris conscience tandis que mon amie se relevait avec souffrance. Au centre du versant s’entrecroisait la destinée des survivants !
— Pourquoi m’as-tu sauvée ? demanda Shimri.
— Je n’ai pas à me justifier. Je le devais !
— Alors la vie se poursuivra…
Quand le temps était compté, se retourner inscrivait la signature des trépassés. Aucun mot ne mesurait ce paysage apocalyptique ! La foudre fendait la terre humide au rythme d’une pluie torrentielle qui obturait ce creux mêlé de smaragdin et de vermeil ! Les corps déchiquetés, brûlés ou givrés coulaient sur les flaques mordorées autour desquelles vociféraient les Ridalanais pour la perte des leurs ! Et ces ondes de flux qui se matérialisaient sur des longues distances…
Où étaient mes partenaires ? Ils avaient déjà pris de l’avance ! Par leur épée ils s’unissaient contre les ennemis surgis de biais ! Lisime évita de justesse une boule de feu, trancha le bras de son assaillant puis l’étêta net. Elle esquiva de peu une mage, le poing sillonné de bleu, après quoi Kolan brisa son égide d’un coup vif. Il estoqua, para, tuant plusieurs ennemis en une paire de gestes. Ainsi ils continuèrent à s’épauler.
L’un était en danger, l’autre frappait, parait, tournoyait, et ils reprenaient de plus belle ! Si complémentaires… Si énergiques… Pour le meilleur comme pour le pire. Car quand Kolan transperçait la poitrine d’un ennemi, de bien sombres traits déridaient son faciès.
Une illumination. Une lueur aveuglante. Ce fut le souffle coupé que je retrouvais mes esprits, et que je vis Kolan éjecté contre un cèdre. Quel était ce choc ? D’où provenait-il ? Non, pas lui ! Une épaisse traînée de sang peignit tandis qu’il chutait, Lisime volant à sa rescousse.
— Allez, je vais te sortir de là, tu vas être soignée au camp !
Mais… Pourquoi réagissait-elle ainsi ? Pourquoi souriait-elle face à une telle plaie ? Ce qu’avait subi Kolan était bien pire qu’une bénigne égratignure ! Tellement, tellement pire ! Pourtant Lisime l’emmena comme elle ne l’avait jamais fait, elle courut comme jamais elle n’avait couru, ce malgré sa lacération à la jambe ! Il était de mon devoir de les protéger aussi ! Je devais… Je devais…
— Tir de couverture ! ordonna Vimona. Assurez la retraite de tous les survivants !
Une cinquantaine d’archers dirigés par des commandants et sergents tels que Kiril, renforcèrent le rempart. Cette batelée de traits impactait parfois mais ricochait surtout sur les boucliers ennemis ! Au moins récupérions-nous un peu de temps… Mais mon corps devait suivre, mon âme aussi. Rejoindre ceux que jamais, quelles qu’en fussent les conséquences !
Les autres gradés revenaient ! Maedon, Rohda, Ryntia, Denhay, entamés mais pas meurtris sinon par la perte des leurs. Lambinait Ashetia derrière eux… Des halètements hachaient sa respiration tandis qu’elle s’avisait que Gamreth demeurait en contrebas. Une blessure lui ouvrait le bas du torse…
— Il faut le rejoindre ! proposa Vandoraï.
— Ne te lance pas dans une attaque suicide, mon garçon ! réprima Dalim. On se vengera une autre fois ! Je suis déjà assez amoché…
— Sergent, pourquoi t’immobilises-tu ainsi ? s’enquit-elle. Nous abandonnons le combat, rejoins-nous en hâte !
— Ils ont occis tant des nôtres ! s’indigna-t-il. Vos flèches ne suffiront pas à les préserver… Constatez mon état, commandante ! Je vais me vider de mon sang si une infection ne me tue point avant ! Mon glas a retenti et ce sera un honneur de me sacrifier pour vous !
— Non, sergent ! Nous avons encore besoin de vous !
Rien ni personne ne put l’arrêter. Sauf l’ennemi. Dans un dernier élan, il souleva son épée et s’élança contre les adversaires à sa portée. Luttant contre l’incoercible flux, surpassant ses propres limites, Gamreth abattit sa lame pour ses idéaux, pour la vie d’autrui. Il emporta une demi-douzaine d’ennemis dans la mort, bien insuffisant…
Et nous fûmes encore éblouis ! Un éclat irisé saillait de toute part, s’infiltrant dans l’utilisation même de nos sens ! Cela ne nous entraverait pas, nous allions survivre, décamper hors de leur étendue ! Le campement était proche… Nous… Je… Mes oreilles bourdonnaient tant… Mes phalanges s’enfonçaient dans la boue… J’avais besoin d’un repère, de quelqu’un pour me guider… Ou bien je m’étalerais comme les autres. À rêver de mieux pour vivre le pire. Peut-être que, dans l’inconscience, j’échapperais à ce nouveau quotidien.
Annotations
Versions