Chapitre 5 : Conquête (1/3) (Corrigé)
« Si j’admire la puissance et la grandeur de Carône, je déplore le manque de tolérance envers les mages. Nous n’y persécutés comme dans certains pays, heureusement d’ailleurs, mais nous sommes souvent relégués au second rang. Considérons un exemple frappant : pourquoi les mages n’ont-ils pas le droit de s’engager dans l’armée ? Ils pourraient constituer une force non négligeable… Sauf que beaucoup nous considèrent comme trop dangereux, pourtant la magie est capable de sauver des vies. Ne résumons pas l’histoire de la magie au désastre des Terres Désolées ou au Massacre d’Aernaux… Souvenons-nous donc des exploits des triplés Cidano. Il y a quelques temps, un groupuscule bandit avait pris en otage des employés de la Banque Centrale de Virmillion. Leurs revendications étaient claires : renverser le système financier actuel afin d’en revenir au troc, d’application avant l’unification. À eux trois, ces vaillants mages, que je suis fier d’avoir formé, ont réussi à secourir presque l’entièreté des captifs et de tuer seulement la moitié des criminels, envoyant le reste en prison. Cela aurait-il été possible par l’usage des armes conventionnelles ? Sans vouloir être hautain, je ne pense pas. Bien sûr, chacun est libre de forger sa propre opinion, mais n’oubliez pas que la magie existait bien avant la fondation des premières cités et qu’elle circulera bien après notre déclin. Cette attaqué déjouée, récemment de surcroît, n’est qu’un cas parmi tant d’autres : ne retenez pas que le négatif, pensez aussi au positif. »
Déclaration d’Aerick Dualli (né en 1375 AU), maître de l’académie des mages de Virmillion.
Depuis une falaise, perchée à un sommet de ces terres étrangères, j’observais la canopée sur laquelle volaient myriades de pies et geais. À peine percevais-je leurs pépiements en comparaison des grondements, amorce de la renaissance d’un vent oublié. Je me sustentais de cette lueur bigarade. Au loin dansait une brume ceinte de distincts blocs de pierres…
Là nous attendrait notre prochaine bataille.
Lisime ? Pourquoi se tenait-elle si près de moi sans m’avoir saluée ? Si occupée à contempler que je n’avais pas remarqué sa présence ! Pointes des pieds bord de la paroi, face aux rafales grandissantes, elle écartait les bras comme pour embrasser sa destinée ! Elle pliait ses genoux tandis qu’une goutte perlait sur mes tempes ! Quoi qu’elle eût voulu réaliser, je m’interposai, me ruai vers elle, esquissai ce lien tant rompu !
Et je la plaquai au sol. Sous la caresse des fétuques, je me perdis dans son sourire élargi, dans ses iris smaragdins, dans ses sentiments refoulés. Puis Lisime bondit innocemment, débarrassa son uniforme comme le mien des brins agglutinés et… s’agrippa sur mes jambes avec les siennes ? Il n’y avait plus lieu de s’étonner.
— Tu as eu la même idée que moi, partenaire ! s’écria-t-elle. Admirer le superbe paysage pour se préparer au combat !
— Es-tu sûre que tu es venue pour cette raison ? m’enquis-je. Lisime, je t’en supplie, parle-moi de tes problèmes, nous sommes deux à subir cette épreuve ! Je sais que ce doit être bien pire pour toi, mais je comprends ce que tu ressens !
— Pas de défaitisme, camarade ! Nous n’avons pas le temps de discourir : bientôt se déroulera un important combat. Rentrons avant que le soleil ne décline !
Elle m’entraîna par le poignet vers notre campement. Refuge abrité où repos était quémandé, sa population ne cessait de se renouveler, et cette vêprée ne constituerait pas une particularité. Circulaient les soldats dans l’attente du lendemain, s’exerçant ou conversant. Nous patientions là depuis l’aurore ! Encore une stratégie dont nous connaissions peu les tenants et aboutissants…
Rohda était assise sur un rocher à l’écart. Elle me héla aussitôt qu’elle me repéra… J’abandonnai Lisime à son devoir, non sans lui accorder des coups d’œil discrets, maigre précaution… En quelques pas, je me heurtai à ma sergente aux sourcils froncés.
— Tu dois me prendre pour une crevarde, lança-t-elle. Et c’est sans doute vrai. Alors je tenais à te dire : je suis désolée pour Kolan. C’était un gars sympa, un peu réservé, mais avec ce qu’il a vécu, y’a pas beaucoup de choix possibles. Soit on fait comme moi et on vit avec. Soit on n’y arrive pas.
— Pourquoi vous mépriserais-je, sergente ? doutai-je.
— Avec la guerre, on a plus le temps pour rien. Je perds les notions et parfois, ma hache me commande. Les semaines défilent, nos camarades crèvent, mais c’est pas le pire. J’ai vu comment vous me regardiez quand j’ai détruit la statue, l’autre jour.
Rohda ouvrit grand les yeux et me happa en elle… Un océan d’émotions refrénées naguères, tourbillonnant entre deux âmes, jaillissait tout entier ! Du moins était-ce mon ressenti : tout juste ma supérieure remua les cils.
— Je ne vous blâme pas, pardonnai-je. Vous avez juste obéi aux ordres. J’en veux à ma tante ! Elle a massacré un innocent…
— Fais gaffe qu’elle pourrait entendre, prévint la géante. J’ai peut-être buté aucun fidèle, mais ça fait plus de dix ans que j’ai le meurtre dans le sang. Et souviens-toi que beaucoup de massacres ont été commis par ceux qui se sont rangés aux ordres. On pourrait croire notre armée tendre, sensible aux jeunes… Mais t’as entendu ce que sont devenus les cinq déserteurs ? Ceux qui ont décampé ce matin ?
— Aux dernières nouvelles, ils étaient déjà partis loin ! Les patrouilles ont échoué à les rattraper…
— T’es pas vite au courant, toi. Vimona est revenue il y a une heure. Chacun des fuyards était troué de flèches, pas joli à voir. La plus vieille avait vingt-trois ans… Ça donne la couleur.
Déglutir pour mieux digérer… Non, comment pouvais-je endurer cela ? Combien de jeunes devaient périr, de quelque façon que ce fût, pour que ma tante comprît son fourvoiement ? Ainsi occis, sans sommation ni pitié, juste parce qu’ils rêvaient d’un autre monde ? Ma sergente me révélait cette nouvelle avec une telle froideur… Quel camp soutenait-elle, bon sang ? Tiraillée entre sanglots et tressaillements, jugeant ma propre supérieure, je faillis perdre l’équilibre à cause d’une fichue pierre !
— Là je te reconnais, Denna. Cette hargne dont on a tous besoin. Ça montre que tout le monde ne pense pas pareil.
— Je suis juste capable de grogner ! me fustigeai-je. Quand il faut frapper, je me réfugie, pleutre comme je suis…
— Arrête de te dévaloriser. L’éloquence est une grande qualité en cette période trouble. Affirme-toi, ça te sera utile. Sois présente pour les autres. Je pense surtout à Lisime. Elle se débrouille bien sur le champ de bataille, mais pour combien de temps ? Franchement, partie comme elle est, elle va se suicider.
— J’ignore comment l’aider... J’ai beau lui montrer que je suis là, elle me fuit tout le temps, et je ne peux lui jamais lui parler…
— Laisse-lui le temps de faire son deuil. Regarde-la de loin. Rattrape-la quand elle tombe. Sèche ses larmes quand elle pleure. Et c’est la foutue soldate sans cœur qui te l’affirme.
— Rohda, vous n’êtes pas…
Nonchalamment, la sergente se redressa de toute sa stature et huma l’air crépusculaire. Ce contre quoi je levai les yeux, tentant en vain de la fixer !
— Je suis pas une héroïne, ni une légende. Je suis le bébé qui a failli déchirer les entrailles de sa mère. Je suis la gosse que les autres marmots fuyaient. Je suis l’adolescente qui tabassait quelques pouilleux dans des combats de rue. Tout ça pour gagner un peu de pognon, pour pas crever de faim. Alors ouais, depuis que je suis dans l’armée, j’ai tué près de quatre cents personnes. Mais c’est le seul mode de vie qui me convient.
Encore une discussion irrésolue, à la suite inexistante. Rohda n’avait plus rien à débiter, elle dont les tueries l’avait tant marquée qu’elle en avait dressé le compte. Ce pourquoi elle m’abandonna là, bientôt appelée par son devoir. Tant d’amis à soutenir tandis que coulait le flux de la fatalité ! Un mental à forger dans la fusion du métal sanglant… Pas un instant d’égarement ni de contemplation ne m’était offert sans regret.
— Mages et soldats, alliés contre un ennemi commun ! discourut Nalionne. Le soutien tant attendu est survenu, ne manque plus que sceller l’union et de batailler héroïquement ! Ainsi naîtra notre victoire, car notre armée va tout balayer sur son sillage !
D’où émergeait cette proclamation si exacerbée ? Notre scribe n’inventait pas la réalité, sinon en partie : mes camarades se rassemblaient autour de renforts ! Je me hâtai de les rejoindre. Il me fallait démêler la vérité dans ce flot de rumeurs et de contresens, voyager au-delà des opinions, mais aussi confirmer les dires de ma tante.
Une troupe entière de mages traversait notre campement. Jamais je n’en avais autant, encore moins en de telles circonstances ! C’était l’opportunité de dresser un tableau inouï, aux nuances chamarrées de leur longue robe ou tunique, à leur aura transmise jusqu’à leur cape en laine. De la prestance se diffusait tant dans leur fière posture que dans leur gestuelle libre et pourtant précise ! Si leur uniforme reflétait moult couleurs, tous étaient frappés d’un motif de cercle inscrits de courbes aux multiples orientations. La célèbre guilde de mages de Vauvord, indubitablement !
Parmi cette foule de nouveaux venus se distinguaient trois personnes. Mages au statut particulier à la tête de cette cohorte, à la tenue grise brodée de fils argentés, aux amples manches serties de brassards cloutés. Leur large cape marquait leur territoire à chacune de leurs foulées tandis que leur capuche rabattue dévoilait leur visage juvénile. D’ébène brillaient leur chevelure et leurs yeux desquels s’extériorisaient d’invisibles nimbes. Elles nous faisaient frémir jusqu’ici… Des mèches soyeuses et libérées satinaient du premier, homme glabre et imberbe qui attirait bien le regard. Lui s’inclina devant nos supérieurs, surtout face à Jalode puisqu’elle cachait Berthold et Ryntia derrière elle… Alors notre générale lui serra la main.
— Aerick a bien reçu ma lettre ! se réjouit-elle. Nos informations disaient votre arrivée imminente, je n’imaginais pas que ce serait à ce point-là ! Merci donc pour votre promptitude.
— Nous avions toujours voulu vous épauler, précisa le mage. Mais la hiérarchie est ce qu’elle est. À présent, nous allons rattraper notre erreur, secourir ce peuple désespéré !
— Je n’en doute pas. De combien de combattants se compose votre délégation ?
— Cent quatre-vingt mages environ. Cela risque de vous paraître peu, mais nous avons dû répartir nos forces sur le front de l’ouest. Et notre royaume ne comporte pas autant de mages que de soldats. Nous sommes deux cent dix en comptant les mages de guérison, en omettant nos camarades tombés sur le chemin… Abuser de notre téléportation aurait épuisé notre flux magique, et nous ne désirions pas altérer ce si bel environnement pour nous recharger…
— Vous avez subi des pertes ? Comment ? J’ai repoussé les troupes adverses dispersées au nord !
Un sourire permanent s’effaçait ? Jalode tapa du pied, émit des râles, en quête d’un responsable à blâmer. Tandis qu’elle orientait ses yeux vers moult suspects, un cri guilleret se fit soudain entendre sur le coin latéral de la foule.
— Je ne serai plus la seule à pratique la guérison magique ! s’écria Tonia. Vous avez fini par entendre la voix de la raison !
— Qui t’a autorisée à prendre la parole ? tança Jalode. Ceci est une rencontre sérieuse entre deux coalitions complémentaires, alors je ne tolèrerai pas les digressions ! Ces mages ont parcouru tant de chemin, ce n’est point par courtoisie, mais avant tout parce que nous requérions leur aide ! Non seulement ils constitueront une force puissante, mais ils renforceront aussi notre habileté par le biais des enchantements !
— Et ce sera un honneur de batailler à vos côtés ! se targua le chef des mages. Je suis Erdiesto Cidano, et voici mon frère et ma sœur, Guerrante et Andilla.
S’éclaircirent alors les portraits des triplés derrière Erdiesto : tous deux d’une minceur comparable, Andilla portait des cheveux rabattus sur les côtés et abusait du jeu de doigts tandis que Guerrante, plus modeste en gestes, arborait de longs cheveux sur la nuque mais courts sur le front… Une singulière fratrie, qu’ils formaient !
— Nos talents sont mis à votre service, amis ! allégua Andilla. Je suis une mage de combat et déploierai mes sorts à ma guise comme à la vôtre !
— J’étaye les propos de ma sœur, appuya Guerrante. Quand combattrons-nous ?
— Demain très précisément ! annonça Jalode. Vous arrivez à point nommé ! Comme vous le savez sûrement, je suis la générale Jalode Nalei, voici ma commandante Ryntia Ereni, stratège avec laquelle nous discuterons de la stratégie de la bataille. Et voici mon homologue Berthold Ernst. Vous découvrirez les autres gradés sous peu.
— Intéressant ! s’impatienta Erdiesto. Et en quoi consistera la stratégie ?
Les yeux de Jalode s’embrasèrent alors qu’un sourire volontaire compléta ses traits.
— Conquérir un château, révéla-t-elle. Le plus important fief du nord du pays.
Annotations
Versions