Chapitre 11 : Conséquences (2/2) (Corrigé)
Pour sûr que les guérisseurs accouraient ! Cet espoir brûla en nous, transmit l’énergie jusqu’à nos quadriceps, nous alimenta contre les lacérations et les entailles. Nous ne chuterions point. Nous ramperions si nécessaire, mais nous connaîtrions le crépuscule, nous irions au-delà de tout !
Le geste était censé suivre l’intention… S’ensuivit la poursuite chagrinée de l’idéal médical. Nous cheminions si lentement que nos blessures risquaient de s’aggraver, d’achever ce que la bataille avait entamé. Personne ne se déplaçait à une cadence identique par surcroît ! Force était de constater que je figurais parmi les plus retardataires.
Je ne l’abandonnerais pas ! Certes Lisime boitait, son bras enroulé autour de mes épaules, certes elle s’affaissait à mesure qu’on avançait, s’appuyant sur moi pour ne pas tomber. Mais elle méritait mon soutien au nom de ses précédentes interventions ! Elle braverait les dangers comme d’habitude ! Mon amie rayonnait d’un pâle sourire dans la clarté de l’astre orangé. C’était tout ce dont j’avais besoin pour continuer. Pour me bercer d’illusions tandis que je m’empâtais sous mes propres impulsions.
— Nous y arriverons…, exhortai-je. Nous sommes tout proches !
Je perçus comme une réponse. Plutôt un chiche murmure, dissimulé par-delà quelques mélèzes. Il était déjà ardu de progresser et voilà que je me détournais du droit chemin. Mon cœur battait tellement la chamade que mes interrogations devaient être résolues ! Sauf qu’il se fendait davantage chaque fois qu’il assistait au pire.
— Bats-toi, mon amour ! cria une voix féminine. Tu ne vas pas mourir, c’est compris ? Je te relèverai !
Je les reconnaissais. Criny s’évertuait à secourir son compagnon entre ses sanglots. Difficile de croire à l’irréparable lorsqu’on s’y confrontait… Je discernais à peine l’armure de Rolin sous ses lésions étendues en sus de son bras gauche arraché. Même son visage était couvert de sang. Il tendit pourtant son membre restant vers sa bien-aimée et ce bien que chaque remuement lui arrachât des râles d’agonie.
— Pas de grands gestes ! insista Criny. Garde tes forces, tu en auras besoin pour…
— Criny…, souffla Rolin. Sache que je continuerai de t’aimer… et que je serai avec toi quoi qu’il…
— Non ! Arrête de parler comme si tu allais mourir !
— Écoute… Il ne me reste pas… beaucoup de temps. Tu dois être forte… Traverse cette épreuve… Tout ira bien, mon cœur…
— Ne me mens pas ! Nous étions plus que partenaires, nous formions un imbattable duo ! Rolin… Je suis désolée, mais je ne peux pas vivre sans toi.
Coulaient sang et larmes en abondance quand la jeune femme se redressa. La vie quittait son double peu à peu, tout juste remuait-il, tout juste clignait-il des yeux. Si jeune et déjà condamné à rejoindre le néant… Soudain je réalisai ce que Criny avait proposé.
Non… J’étais trop loin pour modifier la sentence. La soldate dégaina son épée avec lenteur et sans hésitation, l’orientant dans un trop dangereux sens. Rolin n’eut pas l’énergie pour hurler en ses derniers instants. Au-dessus de sa silhouette subclaquante fila une ombre longiligne. Elle s’étira, se leurra. Bientôt Criny et Rolin sombrèrent vers le même destin. Deux corps superposés l’un sur l’autre, amas de chair et de sang que reflétait la lumière tamisée. Deux âmes périclitant ensemble, condamnées sur l’autel d’un pouvoir intouché. Ils s’étaient aimés, ils furent détruits.
Et personne ne les pleura, sinon eux-mêmes.
— Allons-y, Lisime…, dis-je. Nous y sommes presque…
Inutile de s’attarder outre mesure. Ils ne seraient pas récupérés et recevraient encore moins une sépulture décente. Trop d’alliés avaient péri pour être honorés. Malgré tout, Lisime peina à me suivre, non car son corps ne supportait plus, mais parce qu’elle échouait à détourner son regard des nouvelles dépouilles.
Ce détour nous avait isolés des autres. Peu d’alliés peuplaient encore ma vision hormis un trio de soldats près d’un dense rassemblement d’arbres. Nous connaissions la direction à suivre au contraire de l’état de nos effectifs. Dans notre cœur tambourinerait l’espérance, dans notre errance luirait la chance ! Exactement ce que Lisime affirmait autrefois : donner le meilleur de soi-même.
Que le ciel nous préservât... Une large entaille ouvrait l’hypogastre d’un militaires. Adossé contre un tronc, du tissu vainement appuyé contre sa plaie, le jeune homme déclinait à vue d’œil. Un homme et une femme en armure de plaques, équipés d’un espadon d’acier, quelque peu écorchés, s’ingéniaient à le maintenir conscient. Mais cela paraissait éphémère.
Il subsistait néanmoins un espoir. Lorem se hâta de les rejoindre en dépit de sa mine revêche. Sa mallette en cuir bringuebalait à hauteur de ses hanches tandis qu’il examinait de loin le soldat blessé. De quoi apaiser les plus perplexes…
Alors notre destin dépendait de lui ? Mes yeux se plissèrent d’instinct comme mes muscles se contractaient. Ce n’était guère le moment pour laisser mon jugement primer ! Lorem jouissait d’une kyrielle de compétences, je pouvais faire abstraction de ses défauts ! Seulement, il sévissait une opinion au-delà du devoir de médecin.
— Qu’est-ce que vous attendez ? lâcha la militaire. Sauvez notre pote !
— Que de brusqueries…, grogna le guérisseur. Le respect, vous connaissez ?
— On s’en fout ! beugla son confrère. Il risque de claquer d’une seconde à l’autre, il faut faire quelque chose !
D’enjambées en froncement de sourcils, Lorem rendit son verdict aussitôt positionné.
— Je perds mon temps une fois encore… Je ne peux réaliser aucun miracle ! Si vous voulez un conseil, mieux vaut l’achever tout de suite, sinon il se videra de son sang. Vous lui épargnerez une interminable agonie.
— Quoi ? s’indigna le soldat blessé, grinçant des dents. Vous… Vous refusez de m’aider ? C’est comme ça… que vous nous considérez ?
— Oh, je suis censé voir des victimes en vous ? C’est raté. Vous n’avez pas idée du nombre de sacrifices que j’effectue pour une bande d’ingrats tels que vous ! La destruction du château m’a coûté près de la moitié du matériel médical, et maintenant, on me demande de revenir sur mes pas juste à cause de vous.
— On vous a engagés pour ça ! contesta la guerrière.
— Pauvres idiots… Que pouvais-je espérer de vous ? Des abrutis ne sachant ni lire ni écrire méprisent forcément l’intelligence. Mais bon, c’est plus facile de ne pas réfléchir et de se soumettre aveuglément aux ordres de vos supérieurs ! Toute cette histoire de vengeance pour la mort de deux misérables bandits ! Et pendant que vous tapiez l’ennemi comme des demeurés, notre base était laissée sans défense. Des fondations se sont écroulées, des gens sont morts, et nous sommes maintenant perdus au milieu d’une campagne étrangère. Vous êtes fiers de vous ?
— On n’a pas besoin d’une leçon de morale ! s’écria le combattant. Pas maintenant ! Intervenez, il va bientôt crever !
— Hors de question. J’en ai assez de m’occuper de centaines de militaires sans le moindre remerciement. J’en ai assez d’être traité comme du bétail. J’en ai assez de servir pour une stupide guerre ! Si vous vouliez des soins, il fallait vous attirer les faveurs du médecin. En ce qui me concerne, votre camarade peut mourir. Un de plus, un de moins… Vous l’avez bien cherché.
Saisissant sa mallette, dédaignant les soldats, Lorem fit volte-face, s’apprêta à les abandonner et…
Le jeune soldat l’empala par le dos.
Sur ce geste s’arrête le guérisseur. Seuls ses borborygmes étaient perceptibles comme il s’étouffait dans le sang perlant de sa bouche. Après quoi il s’abattit sous son propre échec. Ses yeux s’ouvrirent sur la hargne des deux militaires qui l’assénèrent de coups, encore et encore, jusqu’à déchirer ses organes digestifs. Leurs lames s’étaient imprégnées de son fluide vital, tirant du vermeil au verdâtre. Faucheuses, cisailleuses, destructrices.
Lorem avait refusé de sauver des vies, y compris la sienne.
— La nièce de la générale nous a vues ! remarqua la jeune soldate. Désolée, frangin, on va t’abandonner là… Plus question de perdre qui que ce soit pour l’armée !
De soldats trahis en déserteurs, ces inconnus avaient ruiné des chances, ces anonymes décampèrent loin de la guerre. Et dans leur sillage s’éteignit leur lueur d’amitié, leur ami agonisant jusqu’au dernier soupir, lui qui n’assisterait pas au coucher du soleil…
— Ce n’est pas grave ! affirmai-je.
— Vraiment ? murmura Lisime. Je crois que…
— Hé, ne désespère pas ! On y est presque ! Je vais prendre cette mallette et nous allons revenir auprès des autres, d’accord ?
Oui… L’optimisme triompherait de tout ! Une once d’opiniâtreté, un excès de naïveté, et aucun obstacle ne se dresserait entre nous ! Sur cette pensée, non sans trembler, j’attrapai la mallette qui glissa aussitôt de mes doigts. Peu d’importance : il me suffisait de la ramasser, de m’insuffler du courage, et je parcourrais les monts et les mers !
Lisime s’écroula.
Elle respirait par saccades. Elle s’était ternie au-delà du raisonnable. Elle réprimait ses gémissements en se mordant les lèvres. Couchée sur l’étendue verte, mon amie plantait ses ongles sur la terre humide pour se maintenir consciente. Ni ses tressaillements convulsifs, ni son regard vacillant ne mentirent. Et je compris. Au moment où ses yeux se plongèrent au profond de mes prunelles.
— Denna…, quémanda-t-elle. Peux-tu… me rendre une faveur ?
— Pas de fadaise, Lisime ! répliquai-je avec un sourire factice. Nous repartons de plus belle, comme à chaque fois !
— Tu dois…
— Ne dramatise pas ! Tu es forte, Lisime ! Oui, la plus forte soldate que j’ai connue ! Cette petite égratignure ne te ralentira pas ! Je te porterai, comme quand tu avais porté Kolan, tu te souviens ? Il faut se soutenir entre…
— Tu dois me couper la jambe.
— Non ! Ton état n’est pas si grave, après tout…
L’esprit et la parole se disjoignaient, séparés par le mur du déni. J’imaginais qu’il s’agissait d’une coupure bénigne qu’un pansement corrigerait. Un hoquet me prit lorsque j’ôtai sa jambière. Puis je hurlai au moment de remonter la manche de son pantalon… Une fracture ouverte. L’os de son genou ressortait, autour duquel du sang dégoulinait continûment.
Je me serais évanouie si Lisime n’avait pas agrippé mon poignet.
— Fais-le…, supplia-t-elle. Nous trouverons un autre guérisseur, nous utiliserons le matériel médical. Mais si tu ne me tranches pas la jambe, je vais sûrement mourir.
— Je ne veux pas…, me lamentai-je, noyée de larmes. Je ne veux pas te priver de ta carrière de militaire ! Je veux encore me battre à tes côtés !
— Denna… Ne pleure pas, souris. Tu ne gâches pas ma vie, tu m’offres d’autres opportunités. Sans ma jambe, je continuerais à profiter de la vie. Juste un mauvais moment à passer… Je vivrai toujours, installée au coin d’un feu, portant ma chope mousseuse à mes lèvres. Je vivrai toujours, perchée sur une plaine, contemplant les rivières qui ondulent au contrebas des collines. Je vivrai toujours, posée sur un balcon, sifflant d’un air enjoué les chansons nocturnes. Il y a tant de raisons de vivre en ce monde. Ne l’oublie jamais, partenaire.
Je devais accomplir sa volonté, fût-ce une dernière fois. Même si mes doigts remuèrent sur la poignée de mon épée, même si ma lame s’alourdit à mesure que je la soulevais… Je scellerais son avenir.
Et mon arme s’abattit sur sa jambe.
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