Chapitre 1 : Enfant de la guerre (2/2) (Corrigé)
L’âme d’artiste sommeillait dans un corps figé par de perpétuelles transformations. Mon cœur cognait ma cage thoracique que scellait mon plastron, protecteur de vie. Ma force se transmettait à mon bras qui brandissait mon épée d’acier, apporteuse de mort. Au-delà des hésitations ferraillait une soldate à n’en point douter. Tout mon être tressaillait à l’idée de la prochaine bataille ! Alors mes muscles comme mes bras se crispaient à l’approche du terrain d’affrontement.
La paix était un mensonge.
Lutte éternelle où pullulaient les décès, excès de véhémence au service de la hiérarchie, notre credo triompherait encore ! Brûlaient notre conviction comme les morts partout où nous assaillions l’ennemi. Pas de répit pour l’hiver, nous devions attaquer, tant au contrebas des déclives forestières qu’au détour des plus harmonieuses clairières. Nulle alternative quand la solution idéale s’ouvrait à nous !
Chaque unité se confondait dans la mêlée. Commandants et sergents s’ingéniaient à conserver une once d’autorité, mais les généraux les supplantaient en permanence. Héros à suivre au quotidien, symboles de nations, ils nous guideraient vers des contrées à découvrir, ils nous mèneraient au triomphe dûment souhaité.
Ainsi donc se révélaient les ambitions de tout un chacun. D’où naissait une convergence comme nous nous soumettions aux idéaux de nos supérieurs. Peu de contestations ou d’abandons : unis contre l’adversité, nous conquerrions cette terre, nous priverions les Ridilanais de leurs droits fondamentaux ! Plus de volonté de l’individu ni de décision collective... La jeunesse se perdait au fil du conflit. Que nous fussions contadins ou citadins, marchands ou artisans, nantis ou indigents, nous étions identiques au moment de se ruer vers ces maudits mages !
Notre passé disparaissait-il ? Parfois d’obscures réminiscences me rappelaient mes opportunités d’antan. De quoi me déconcentrer aux pires instants ! Exercer un quelconque métier et se conformer à nos rêves d’autrefois paraissaient autolâtres en comparaison de notre combat. Son ampleur grandissait jour après jour, semaine après semaine, mois après mois. D’aucuns s’imaginaient que tout ceci était éphémère, que c’était pour la bonne cause, que notre existence reprendrait son cours après une période d’abnégation. Mais comment lancer de telles affirmations quand le temps perdait sa notion ?
L’heure d’admettre la vérité viendrait. Aucun traité de paix ni de retraite ne ratifierait notre destinée et apaiserait nos âmes meurtries. Nous nous sacrifierions pour la gloire, nous nous lamenterions sur nos défaites et nous célébrerions nos victoires. Tant que le fluide vital coulerait dans nos veines, tant que l’aura guerrière nous cornaquait par-delà le chagrin, nous affûterions nos armes et les enchanterions pour riposter de plus belle ! Il ne nous appartenait pas de décider. Jamais le feu n’imputait le bois qui l’alimentait. Jamais la mer n’accusait le fleuve qui l’engorgeait.
Difficile d’appréhender une civilisation incomprise quand on la saccageait. Cendres et ruines jonchaient les cultes de Deibomon tandis que les hameaux s’uniformisaient sous notre invasion. L’objectif demeurait limpide : détruire leur société pour étendre la nôtre. Une grande puissance anéantissait les moindres, cela avait toujours fonctionné ainsi ! Des pans entiers de la culture ridilanaise s’écrouleraient, de leur proximité avec la nature et leur lien avec la magie en passant par leur faculté à aimer autrui. Bien des alliés se complaisaient dans leur géhenne même si les innocents nous suppliaient de les épargner ! Quand des parents enveloppaient leurs chérubins, quand ils se réfugiaient aux tréfonds de leurs habitations, qui pouvait encore les traquer ? Beaucoup, hélas. Impulsés par leur soif de vengeance, ils prétextaient la perte de leurs compagnons pour justifier leurs atrocités.
En quel nom les critiquais-je ? Certes ils martyrisaient quelques Ridilanais, mais aucun n’avait engendré des centaines de décès dans les deux camps. Aucun n’avait contemplé l’agonie de deux scélérats parmi des milliers. Indubitablement, Brejna disait vrai : ils ne furent pas les seuls à se délecter du viol, loin s’en fallait ! J’avais ouvert les yeux à leur infamie en ignorant le reste. La nièce de la générale était impardonnable. Car tout ce que nous faisions était de reprendre ce qui nous fut volé. Ce qu’ils avaient récupéré après mon erreur.
Ils me croyaient inoffensive. Ils pensaient que je leur ressemblais. Ils se fourvoyaient. Je me fondais parmi eux, coupable de moult maux, guerrière tout sauf honorable. Je me rattrapais donc en me plongeant dans des escarmouches… Cruelle consolation. Du sang s’écoulait partout, sauf que le mien s’asséchait dans mes iniquités, s’ancrait d’abondance dans mes anfractuosités. Des têtes familières chutaient par centaines, pourtant je survivais, intacte, inchâtiée, invaincue. Nulle aptitude physique ne me particularisait, alors pourquoi étais-je épargnée ? Il ne subsistait plus de justice en ce bas monde…
Le cœur de l’hiver périssait quand germaient les premières fleurs du printemps. Une nouvelle saison impliquait de plus riches provisions ainsi que l’arrivée de renforts de toute provenance. Chaque pays puiserait toujours parmi ces citoyens, fussent-ils involontaires, pour prolonger notre quotidien. Sur le front ouest comme le nord progresseraient les militaires contre la résistance. Souvent les échauffourées s’engageaient aux lieux identiques, points stratégiques desquels émergeaient chaque fois de nouveaux ennemis. De leur désespoir naissait leur opiniâtreté à toute épreuve. Leurs priorités se conservaient par-dessus tout : préserver les leurs comme leur territoire, une tâche bien ardue face à une armée résolue à les annexer. Peut-être qu’ils nourrissaient de véritables convictions… Quoi qu’il en fût, après avoir occis une dizaine de commandants et trois généraux depuis la chute du trône de cristal, leur menace ne cessait de croître.
Et pourtant… La lutte persistait. Elle continuerait tant qu’un soldat respirerait encore. C’était ce que Jalode déclarait à chaque défaite, elle qui assumait enfin sa position en multipliant les batailles. En revanche, elle s’éloignait davantage des généraux après les réunions. Herianne et Rafon dédaignaient à son égard même s’ils s’évertuaient à être discrets. Impossible d’unir les soldats dans de telles conditions… Et les commandants suivaient le rythme autant que possible. Là où Ryntia planifiait avec une myriade de stratèges, Denhay et Vimona s’illustraient au cours des batailles. Maedon les imitait tant bien que mal, évitant les regards d’autrui, s’engageant dans un minimum de risques. Mais le pire demeurait Galdine qui chérissait les affrontements plus que tout autre. Comme quoi les propos de Kiril n’étaient point excessifs…
Les autres s’effaçaient dans la répétitivité de cette guerre. Moins Andilla et Guerrante s’impliquaient et plus leurs homologues se distinguaient. Même leurs guérisseurs sauvaient bien des vies, contre lesquels Adhara conspuaient, entêtée dans la médecine traditionnelle. Quant à mon unité… Vandoraï rejetait les siens outre mesure tandis que Shimri bataillait toujours à l’arrière des troupes, ce en dépit des blâmes d’autrui, Emar le premier. Je présageais que certains complots étaient ourdis hors de toute déclaration officielle. Des faits que Nalionne n’inscriraient pas dans son livre auquel Lisime apportait désormais sa contribution…
Et moi… Semblable mais différente, unique mais commune, à jamais privée d’une carrière de peintre. Jamais mes désirs n’auraient d’importance si je continuais à servir ainsi ma nation. Ils ne surpassaient les autres en rien. Soldate malgré moi, je piétinais le sol nourri de la violence humaine, je foulais le paysage détruit par l’être honni, je marchais au cœur de notre destruction.
J’étais une enfant de la guerre.
Cette motivation me guida au-delà de mes conceptions. Je gardais un parfait souvenir de ce jour où nous luttâmes au centre d’une vaste vallée. Une légère brise caressait les champs de pervenches et d’asphodèles à côté desquels dominait un cercle de platanes massifs. Pas un nuage ne grisait le ciel où brillait intensément l’astre diurne. C’eût été une journée idéale dans d’autres circonstances.
Dans l’ombre des arbres se tapissait un pernicieux invisible. Une silhouette mobile, bien au-devant de ses propres troupes, nous envoyait kyrielles de sorts tout en rechargeant son flux sans crainte. J’avais esquivé un rayon lumineux tandis que je progressais sur le champ de bataille : haletante, déconcertée, je repérais la menace à proximité. Des vibrations se transmettaient sur chaque membre comme du flux tourbillonnaient autour de ma lame. Ce serait à moi de l’occire.
Derrière moi résonnait le tumulte du combat. À mes alliés de s’engager, je les rejoindrais par après ! Je me glissai par-delà la lumière, là où le moindre remuement le trahirait. Il était autant exposé que moi. Une seule erreur et je le repérerais. Aussi virtuose fût-il, aussi discret parût-il, il restait un être humain avec toutes les failles que cela impliquait.
Des ondes tranchantes se transmirent instantanément. Sans mon armure, j’aurais été lacérée ! Je me positionnai en garde pendante, reprenant mon souffle, guettant l’approche. Je ne cèderais guère, nonobstant les tremblements de mes muscles ! Il me fallait tendre l’oreille aux bruissements alentour puisqu’il me rendait aveugle… Je perçus alors le frottement de bottes au contact des feuilles mortes et des akènes. Il était tout proche.
Une lueur bleuâtre jaillit de front. J’abattis mon épée et la silhouette se révéla. Un mage vêtu d’une robe céruléenne, baignant dans un flux modéré quoique maîtrisé. Le choc de l’acier résonna contre ses bras croisés. Je grinçai des dents lorsqu’il amplifia la puissance de son assaut. Lorsqu’il écarta ses bras, je me courbai d’instinct avant de rompre à sénestre. J’esquivai son rayon suivant d’une roulade de biais tandis qu’un jet incandescent frôla mon épaule. À peine touchée que je m’arc-boutai sous l’impact, contrainte à me caler contre un tronc !
Ma vision se brouillait… Je me crispais sous l’agressivité de mon adversaire… J’avais cru qu’il s’agissait de ma fin. Celle d’une soldate devenue anonyme, isolée de tous, enfin châtiée pour ses actions. Mais mes doigts enserraient encore la poignée de mon épée, ils brandissaient encore ma volonté. Et ils la soulevèrent au moment où mon opposant réduisait sa distance de sécurité. Je déviai une spirale de flux et pénétrai dans sa garde. En un instant, je l’empalai tout entier, et il s’écroula dans une suite déclinante de borborygmes.
Si simple s’avérait le duel quand la mort était évitée de peu… Même pantelante, même blessée à l’épaule, j’accordai le temps nécessaire pour examiner la dépouille de ma victime. Il devait être un combattant ordinaire, engagé pour défendre sa patrie, sa famille, ses amis. Il avait été occis par le visage de l’invasion.
Parfois, un seul adversaire pouvait changer drastiquement la donne.
D’épars hurlements vrillèrent mes tympans. Sondant sa provenance, j’avisai des colonnes de flux à une centaine de mètres ! Ni une, ni deux, je me hâtai droit vers le danger, épée sur la main, mes poumons écrasés par l’effort. J’allai là où se noircissait le tableau, là où espoirs comme perspectives s’obscurcissaient, là où succombaient la flore. Déjà des râles d’agonie imprégnèrent l’atmosphère suffocante…
Maints frémissements me ralentirent sitôt que je repérais l’ennemi. Je dus plisser les yeux pour identifier cette silhouette dans cette brume… Des filaments anthracite virevoltaient autour de lui et concrétionnaient à hauteur de ses pieds, altérant les dépouilles, étendant sa magie. Au centre du cercle se dressait un grand homme en communion avec son environnement. Une ample robe noire enserrée d’une double ceinture en bronze enveloppait son corps. Sur son poitrail luisait un médaillon ambré, accordé aux broderies dorées de son vêtement, auquel se joignait sa capuche ornée de glyphes. Une abondante chevelure de jais couplée au brun profond de ses iris renforçait la pureté de sa figure glabre et dépourvue de sillons. Et son aura pesait, s’alourdissait à proximité, comme il nous examinait profondément, dissimulant toute expression derrière un visage de marbre.
Au-delà des cadavres et des agonisants résistait ma tante. Sa cape vermeille oscillait au vent comme son armure était à peine éraflée. Jalode ne bronchait guère face à cette magie qui s’insinuait t en nous ! Ses traits se durcissaient davantage quand la brume effleurait ses épaulières et jambières. Une opportunité de défourailler sa lame affûtée par-devers l’imposant mage. Tous deux se montrèrent inflexibles à la vue de l’autre… Pourquoi la générale n’accordait son regard qu’à la moitié de ses subordonnés décédés ?
— Nul doute n’est encore permis, trancha Jalode. Est-ce toi, le fameux plus puissant mage du Ridilan ? Tu n’as pas volé ton surnom, semblerait-il.
— J’ai un nom, répliqua le mage. Lyrodis Dessem. Je pensais t’inspirer la crainte, sinon le respect, après avoir occis bon nombre de tes camarades.
— Force est de reconnaître que tu es puissant. Mais tu ne me duperas point : tout mage possède ses limites et tu ne constitues pas une exception. Tu interviens d’ailleurs bien tard pour quelqu’un qui prétend protéger son pays.
— Je suis une force de dernier recours. Voyez-vous-même : il m’a fallu vous isoler pour être certain de ne pas toucher mes alliés. Bien trop des nôtres ont succombé sous vos lames, je ne veux pas tuer des innocents supplémentaires.
— Quelle arrogance ! Toi qui défends la noblesse d’âme, comment peux-tu te targuer d’un tel acte ? Il n’y a aucune beauté ni subtilité. Tu maîtrises juste une magie annihilatrice. Tu n’es qu’une arme utilisé à des fins de destruction, un symbole de la décadence ridilanaise. Voilà pourquoi, aussi doué sois-tu, tu demeures objectivement inférieur. Parce que tu es une âme dépravée par nature.
— Vous êtes Jalode Nalei, la générale coupable de l’invasion, est-ce bien cela ?
— Exactement. Mais je préfère plutôt être considérée comme la défenseuse authentique d’une patrie en danger.
— Donc si je vous élimine, j’obtiendrais une chance de rétablir la paix.
Aussitôt Lyrodis croisa deux doigts où se forma un orbe noir. Esquissant quelques courbes de ses mains, la sphère s’agrandit, s’engorgea de flux et compressa l’air. Des jets tournoyèrent à haute vélocité, annihilant la vie, personnifiant la mort. Pas un cillement n’anima pourtant ma tante. Elle restait immobile alors que le sort s’approchait lentement mais dangereusement !
— Attention ! hurlai-je.
D’instinct je rengainai mon épée et me plongeai sur ma tante. Nous frôlâmes toutes deux l’orbe, sauf qu’un jet me cisailla la figure au moment où je retombai au sol.
Tout devint flou. Tout s’amenuisa. La magie m’avait punie en entamant ma peau, en marquant une cicatrice sur ma chair comme mon âme. Échos et cris résonnèrent aux profondeurs de mon esprit tandis que mon corps semblait me quitter. Et je sombrais dans les bras de ma tante.
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