Chapitre 3 : Révolte de la pensée (2/2) (Corrigé)
Les coutumes militaires au nom de l’honneur, fussent-elles archaïques, fussent-elles iniques. Une solution de haine et de désespoir quand une requête était lancée. Pas une hésitation ne se lisait sur les traits de Denhay. Il était résolu à affronter Maedon quitte à risquer sa propre vie !
Notre escorte s’était scindée entre deux unités. La douzième soutenait le choix de leur supérieur tandis que la nôtre faisait de même. Des réactions jaillirent de toute part comme des voix s’étaient élevées sitôt la sentence prononcée.
— Vous n’avez pas le droit ! se plaignit Emar. La guerre a déjà emporté plein de commandants et vous proposez de vous entretuer ?
— Pas le choix ! répliqua un arbalétrier de l’unité douze. Maedon Farno est un danger public ! Ce ne sera que justice après ce qu’il a fait.
— Il a mieux défendu notre patrie que n’importe qui ! défendit une archère de notre unité. Vous avez retenu sa défaite mais pas ses victoires !
— Transpercez-le une bonne fois pour toutes, commandant Denhay !
— Nous ne le laisserons pas faire ! C’est notre meneur, nous ne l’abandonnerons pas !
Aucun cri ne se tarit tant se confrontaient les volontés de tout un chacun. Égides de leur unité, fragments d’un mouvement entier, ils se dressèrent comme barrières humaines. Car des cœurs tambourinaient à même de l’âme en désir permanent d’un guide. Tous s’époumonaient dans leur position pour ne pas perdre un autre repère. Autant de hurlements me déchirèrent les tympans !
— Fermez vos gueules ! beugla Rohda. Ouais, c’est une pratique que peu de soldats utilisent encore. Et alors ? Laissez les commandants s’exprimer ! S’ils doivent se taper dessus à mort pour ça… On est peut-être allé trop loin mais on peut plus reculer.
L’air sembla s’épaissir comme nul ne pipa mot outre mesure. Face à face se présentaient un Denhay inflexible et un Maedon vulnérable. Peu importait la décision finale. Ses erreurs passées. Son comportement dubitable à mon égard : il était de mon devoir de lui prêter un coup de main en ces temps difficiles ! Il avait essayé de tuer une innocente, mais quand même, il était mon commandant ! Peut-être mon sens du devoir me requérait aux mauvais contextes… Aussi trempais-je mes bottes dans l’eau et relevai Maedon là où mes homologues avaient privilégié la défense verbale. Un chiche sourire étira ses lèvres, puis il fixa son adversaire.
— J’accepte ce duel, déclara-t-il.
Deux destinées furent scellées au moment clé. Confrères de naguère, les commandants se perdirent dans la loi du combat. Rivaux d’autrefois, ils s’armèrent à l’unisson sans se lâcher un instant du regard. Ennemi de ce présent, ils cédèrent leur pouvoir à la parcelle de métal suspendue au bout de leurs bras.
Maedon n’était plus le même. Plus jamais ses mèches emmêlées ne rayonneraient d’un éclat obscur, plus jamais ses iris ne brilleraient du même azur. Après tant de luttes, des sillons creusaient sa figure de manière irréversible, et sa barbe mal taillée ne les camouflait plus. Moult coupures déparaient son surcot outre les multiples éraflures striant l’acier de ses adoubements ! Même sa cape n’oscillait pas avec autant de grâce qu’avant… Il marcha droit tel un militaire endurci. Plissa les yeux en appréhendant la force adverse. Inspira et expira afin de préparer son corps au pire. Mais je compris son état d’esprit au moment où il me tourna le dos. Il ne tressaillait pas à cause du duel imminent, il se claquemurait dans son for tant invectivé. Car des soldats qu’il avait juré de protéger souhaitaient le voir mort.
Lui ambitionnait de s’inscrire en faux. Bientôt le sort serait tranché, non en faveur de la justice, mais à l’avantage du plus fort. Imitant Maedon, Denhay invita les siens à s’écarter pour éviter des dommages collatéraux, ce à quoi nous nous conformâmes. C’était leur duel. Leur destin. Tout juste étions-nous autorisés à les exhorter, dans le parfait respect dû à leur code. Je n’avais qu’une maigre idée de ce qu’ils devaient ressentir… Mais ils ne tergiversèrent pas. Ils s’engagèrent.
Un faisceau d’étincelles jaillit d’emblée. S’élevèrent les lances contre l’épée dans un retentissement qui nous cloua sur place. Suspendus à l’affrontement, nous suivîmes leurs prestes mouvements, des torsions de leurs poignets à leur intense jeu de jambes. Denhay s’échina à percer la défense de son opposant. Certes Maedon maniait une seule lame, mais elle tournoyait avec vivacité, endiguant chaque tentative. Tous deux assénèrent coups sur coups, amplifièrent leur garde, suèrent sang et eau pour terrasser l’autre.
Notre commandant frôla la mort ! D’une pointe aiguisée il s’était dérobé comme son adversaire déviait son épée. Retourné, pantelant, Maedon se ressaisit au bon moment. Il imposa son rythme aux assauts. Par cette méthode il s’insufflait assez d’énergie pour anticiper. La moindre seconde d’inattention lui serait fatale contre deux armes, surtout face à un guerrier expérimenté !
Alors Maedon choisit la prudence. Il se préserva à bonne distance afin de récupérer son souffle. Telle était sa tactique : se préserver et riposter judicieusement. Il s’adaptait au mieux à son ennemi, c’était ce qu’il m’avait enseigné ! Et ce même s’il s’agissait d’un commandant, jadis allié, fendant la hiérarchie pour l’abattre. Ainsi sauvegarda-t-il sa combattivité au gré des défaites. Il se redresserait toujours, il ne faillirait jamais.
Denhay aussi évoluait en fonction de son confrère. Ses lances luisaient dans le feu du duel tandis qu’il étudiait Maedon. D’un pas vers l’avant, d’une flexion du genou, ses armes fusèrent tels des éclairs, mais notre meneur ne se laissa pas foudroyer. Il rompit à sénestre et se plaça en garde pendante. Après quoi son ennemi chargea de plus belle, manquant de désaxer son épée. Aussitôt la lame devint un bouclier : bien que son bras trémulât, il en conserva le contrôle et recula derechef. Il domina d’une parade à l’autre avant de pivoter à plusieurs reprises. Ses esquives étaient un gain de temps en amont de la contre-offensive.
Maedon bloqua la lance droite puis se mut à dextre. Il avait trouvé une ouverture dans la défense de Denhay. Il la saisit toute entière en détournant la seconde arme, ce qui lui permit d’entailler sa cuisse.
— Non ! hurla une soldate de l’unité douze. Relevez-vous, commandant ! Vous pouvez encore le battre !
— Enfoiré de Maedon ! insulta un de ses confrères. On aura ta peau !
— T’as déjà ruiné la carrière de Ryntia ! T’avise pas de buter Denhay en prime !
Soldats et mineurs avaient désigné leur favori. Ils soutinrent Denhay par dizaines, l’exhortant à se relever envers et contre tout, souhaitant la pire géhenne à Maedon. Si bien que ce dernier en fut atteint. Il ne réussit pas à réprimer ses émotions en ces circonstances ! Même un clignement d’œil trahirait sa tentative d’achèvement. Une faille dont Denhay se servit pour le repousser d’un coup de pied.
Une fureur de vaincre naquit en Denhay. Malgré la plaie, moins grave qu’escomptée, il contint la douleur en lui et brandit ses deux lances comme jamais. Lui et Maedon se confrontèrent de plus belle, rompu à la technique de l’autre, harassé par la dureté du duel. Tant de coups s’échangeaient à une cadence surhumaine ! Leurs mouvements se firent vifs, leurs attaques sévères. Alors que nous peinions à percevoir le chant du métal, alors qu’ils enchaînaient ripostes et esquives, les deux commandants se retrouvèrent à l’eau.
Suivirent quelques instants de répit. Deux vétérans de guerre haletaient, se tournaient autour, enrichissaient la rivière de leur combat. Ils s’immobilisaient au vent de leur antagonisme, luttant contre le courant à proximité des chutes. Bientôt sifflerait le tintement du métal en parallèle du clapotis. Maîtres de leur environnement, experts en lames, Maedon et Denhay se soumettaient à leurs émotions derrière des faciès inébranlable. Eux qui bataillaient sous un drapeau identique se livraient à la rudesse de leurs idées, à la sécheresse du bien-fondé, à la hardiesse de leurs pensées. Ils tiendraient leur engagement jusqu’à leur dernier souffle.
Le choc final se produisit. Un épéiste et un lancier aux ambitions opposées. Des vibrations se transmirent à nous, sans relâche ni modération. Leurs armes s’entrechoquaient avec une telle intensité. Ils assaillaient encore et encore malgré la fatigue, ils luttaient continûment malgré les blessures. Leur existence, leur souffrance, leur déférence.
Épées et lances se croisèrent une dernière fois. D’instinct Maedon se déroba, mais il hurla juste après à pleins poumons. Forcé de se courber, il posa un genou à terre et maintint tant bien que mal sa main moite enroulée sur sa poignée. Et il relevait le chef même si Denhay le toisait. Difficile d’apercevoir l’étendue de la plaie, mais la lance avait traversé le surcot, ce devait être grave !
Pourtant… Denhay abaissa ses lances comme sa vigilance. Dans une ultime impulsion, Maedon empala son adversaire. Son épée ensanglantée se nourrit de la vie, de la détresse des subordonnés, de leurs sanglots et de leur appel à la haine. Mais ce fut Denhay qui recula, ouvrit les bras et se laissa tomber dans les chutes.
Nous restâmes bouche bée, sans savoir comment agir, incapable d’appréhender les répercussions. Triomphant de lame mais pas de cœur, Maedon s’effondra dans l’eau, proche de s’évanouir.
— Faut le sauver ! beugla Rohda. Que vous le vouliez ou non, c’est le vainqueur du combat, il a ce droit !
Heureusement qu’elle intimidait autant que sa voix portait… Sans elle, une mutinerie prématurée aurait pu être déclenchée. Comment prendre du recul quand un autre commandant était tué, par un propre allié de surcroît ? Denhay risquait de laisser un grand vide derrière lui… Malgré tout, au-delà des larmes, des protestations et des querelles, une paire de mages guérisseurs accomplirent ce pourquoi ils étaient venus.
Peut-être que cet acte redorerait l’image de la magie auprès des détracteurs. Ou peut-être qu’ils verseront leur haine ailleurs. Une telle disparition désunirait inévitablement des troupes déjà divisées.
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