Chapitre 5 : Insurrection de la multitude (2/3) (Corrigé)
— La résistance ne meurt jamais ! interpella Kiril.
L’archer s’arrêta à l’orée du bois, flèche bandée sur son arc. Ses yeux s’étaient plissés sur ses cibles. En lui brûlait la résolution d’occire, plus que naguère.
— Sergent Kiril ! interpellai-je. Ne vous exposez pas au danger !
— Parce que je suis plus gradé ? La hiérarchie n’existe plus ! Ce qui importe, c’est de protéger ses villageois, c’est de tuer ceux qui se complaisent à massacrer des innocents ! Fuis, Denna, je vous rejoins dès que possible !
Nous courûmes plus loin que nos songes. Nous nous dispersâmes au cœur des conifères, séparés mais pas invaincus. À nous de nous efforcer d’éviter chaque projectile, flèches ou sorts, afin de mieux rejoindre les villageois ! Sans attirer le danger, bien sûr, eux qui ne souhaitaient que la paix ! Autour de moi régnait la haine, autour de moi s’étendaient la violence que personne n’aurait dû amorcer. Je franchirais chaque obstacle, je rattraperais Shimri, je lui devais bien cela ! Tous méritaient protection, plus personne ne périrait prématurément ! Assez de jeunes pourfendus, assez de rêveurs plongés dans le chaos et l’hécatombe !
Une lame courbe me frôla.
Aussitôt je me retournai, déviai l’arme et lacérai l’abdomen de mon agresseuse ! Bon sang… Il s’agissait d’une Tordwalaise, jadis consœur, exécutée en un instant. Derrière elle attendait son sergent et son tuteur : le guerrier Dalim en personne.
— J’ai appris à te connaître, jeune fille, dit-il. Denna Vilagui, nièce de Jalode Nalei, c’est bien ça ? Comme quoi, le concept de famille n’a vraiment aucune valeur. Ta tante, si ça se prononce bien comme ça, défend son pays sans faille. Toi, soldate sans grade, tu la poignardes dans le dos dès qu’elle tourne les yeux. Tu es fière de toi ?
— Mon allégeance ne vous regarde pas ! m’écriai-je, brandissant mon épée envers et contre tout.
— Peut-être bien. Mais ça ne change rien aux faits : je suis dans l’armée de Carône donc je défends ses intérêts, tu t’es rebellée donc tu es une ennemie. Je me demande juste… À ton avis, quelle sera la réaction de la générale lorsque je lui ramènerai ta tête ?
Il accorda un regard pétri d’empathie à sa défunte alliée avant d’amorcer la confrontation.
Il m’aurait décapitée si je ne m’étais pas écartée ! Dalim était un adversaire à ne pas sous-estimer en dépit de son âge avancé. Non seulement il assénait de puissants coups, mais en plus il était réactif à mes attaques ! Aucune dérobade ni parade ne me préservait de la sérénade des lames… Le sergent manquait de me transpercer chaque fois que mon épée bifurquait. J’en garderais le contrôle et je riposterais quoi qu’il se produisît !
Mais Dalim s’opiniâtrait. Peu étonnant puisqu’il héritait d’une carrière d’illustre guerrier et de maître d’armes dans son pays ! Des soldats comme moi, il en pourfendait des centaines par an ! À peine engagée que je sentais déjà mes muscles se tendre et mes poumons réclamer de l’air. Mon corps ne supportait d’être ainsi tenaillé, sans quoi j’aurais pu riposter…
Une nouvelle lame brilla. Vandoraï surgit d’entre deux conifères, impulsé d’un cri de combat, et il s’interposa entre Dalim et moi. Son arme et lui ne formaient qu’un : guerrier de toujours, défenseur en devenir, mon ami n’hésitait pas à se dresser contre son propre tuteur pour m’épauler !
— Mon garçon…, marmonna Dalim. Je ne voulais pas y croire. Tu m’as souvent critiqué, mais je ne pensais pas que tu me trahirais. Il n’est pas encore trop tard pour renoncer.
— Jamais ! s’exclama Vandoraï. Denna est ma camarade, tu ne lui feras pas une égratignure !
— Aucune loyauté pour les tiens… Regarde quel corps gît à tes pieds ! C’est Denna qui l’a tuée ! Toi qui étais fidèle aux valeurs de ton pays… Tu l’as trahi.
— Je regrette, mais Denna s’est juste défendue ! Dalim, je vous respectais, je vous admirais même, mais nous devons voir la réalité en face ! L’armée de Carône n’a jamais eu aucune considération pour nous. Elle s’est servie de notre volonté d’intégration pour nous utiliser comme de vulgaires mercenaires ! Ouvrez les yeux !
— C’est bien ce que je disais… Tu n’as rien compris. Tu m’en vois navré, gamin, mais je dois te tuer.
— Désolé, maître. Affrontons-le ensemble, Denna.
Sûrement appréhendais-je peu la lueur qui émergeait de leurs yeux… Dalim avait vu Vandoraï grandir, il l’avait formé à l’art des armes, ils avaient combattu ensemble. Tout ceci n’avait plus d’importance, désormais. Je le réalisai quand ils se rompirent au mutisme de leur duel. D’élèves à maîtres, de partisans à opposants, Vandoraï et Dalim respirèrent profondément, s’abandonnèrent au jugement de l’autre. Aucune magie ne serait utilisée. Juste les lames.
Nous frappâmes à l’unisson, Dalim bloqua seul. Sans fléchir, sans transpirer, il opposait résistance et pression contre notre offensive. Bientôt des étincelles rythmèrent les collisions, bientôt les lames s’entrechoquèrent intensément. Le sergent reculait dès qu’il pressentait un danger, aussi devions-nous anticiper chacun de ses mouvements. La manière dont son cimeterre volait d’une main à l’autre nous échappait ! À plusieurs reprises il faillit nous faucher, parfois même à nous découronner !
Riposte était exigée. Unissant nos forces, Vandoraï et moi enchainâmes estocades après estocades, fût-ce pour lui infliger une estafilade ! Nous l’aurions à l’usure. Il existait une limite à tout être humain et Dalim ne s’extirpait pas de cette règle. Certes il répliquait à chaque coup, certes ses contre-attaques nous déséquilibraient drastiquement, mais nous le contraignions souvent à se retirer. Une once d’imprévisibilité et il flancherait !
— Vous vous battez bien, je dois l’admettre ! reconnut Dalim, reculant de justesse.
— Ce n’est pas le moment de nous complimenter ! rétorqua Vandoraï.
— Tu ne sais pas faire la part des choses ? Qu’est-ce qu’on vaut, au fond, à s’entre-tuer entre alliés ? Contrairement à toi, j’ai toujours réussi à reconnaître le bien chez les gens.
— La ferme !
Vandoraï hurla de plus belle au moment d’abattre son cimeterre. Une hargne que Dalim exploita pour dévier la lame : rompant à sénestre, il s’apprêta à taillader son ancien apprenti là où il avait ouvert sa garde. Je m’intercalai de peu, l’épée devenue bouclier, puis notre adversaire m’éjecta d’un coup de pied au thorax. Vandoraï s’imposa alors dans une frénétique alternance entre parades et estocades.
— Je cherche juste à nous protéger, gamin ! s’égosilla Dalim. C’est ce que j’ai toujours voulu !
D’un coup de tête Vandoraï exprima son refus. Son maître parvint toutefois à ignorer la douleur nonobstant son râle.
— Je ne vous reconnais plus…, regretta mon ami. Le vrai Dalim n’aurait jamais courbé l’échine face à un empire comme Carône !
— Tu ignores le véritable empire ! contesta Dalim. Ces faibles de Dunshamon sont des cibles faciles, mais il faut aussi regarder au-delà de nos frontières. L’Empire Myrrhéen grandit décennies après décennies, bientôt il envahira le Tordwala ! Sans le soutien de Carône et de ses pays alliés, nous serons anéantis, réduits en esclavage !
— C’est ça, votre solution ? La soumission à une puissante nation pour s’en préserver d’autres ? Tout ça pour s’en prendre à un petit pays qui n’avait rien demandé ? Vous êtes le traître parmi nous, Dalim !
Éloignée du combat malgré moi, je saisis mon épée et tentait d’y retourner. Tant Vandoraï que Dalim alliaient prestesse et robustesse, impossible d’accrocher au rythme ni de m’y précipiter ! Cependant… La lame de Dalim ralentit à mesure qu’il reculait. Sueur et larmes semblaient perler le long de ses tempes tandis que Vandoraï, entre deux hurlements, abattait son cimeterre en continu. Rembrunit la figure de l’ennemi quand son ancien apprenti fit voler son épée. Vandoraï transperça la poitrine de Dalim.
— Tu es un grand combattant…, souffla-t-il. Tu aurais dû… défendre une meilleure cause…
Et le vieux guerrier expira dans les bras de son élève, souillé par son propre sang. Rien ne put endiguer les larmes de Vandoraï, dont la lutte fratricide l’avait mené à une telle décision. Au moins put-il formuler adieux et excuses… Car il ne se pardonnerait pas cette victoire de sitôt. Je demeurais à l’écart, ankylosée, hagarde.
— Je suis désolée, Vando…, compatis-je. Mais nous devons y aller.
— Laisse-moi faire mon deuil, je t’en supplie ! hurla mon confrère entre deux sanglots. J’ai cru en lui pendant des années, je pensais qu’il était le guerrier le plus honorable qui soit ! Jamais l’homme que j’ai connu ne se serait soumis ainsi ! Et pourtant… Même dans ses derniers instants, il restait un grand meneur !
— Je comprends ta tristesse ! Hélas, tu vas devoir faire ton deuil plus tard… Nous sommes exposés, nos ennemis risquent de surgir d’une minute à l’autre et…
C’était déjà le cas. Massive fut l’ombre à s’étendre derrière nous, si bien que Vandoraï et moi tressaillîmes au moment de l’appréhender. Rohda, hache d’armes à la main, nous dévisagea d’un air hésitant. Elle s’approcha de nous. Elle plissa aussi les yeux à la découverte de la dépouille de Dalim…
— Bordel, vous l’avez vraiment buté ! s’étonna-t-elle.
— Sergente Rohda…, murmurai-je, peinant à formuler mes mots. Pitié, évitons d’en arriver là…
— Si elle essaie de nous arrêter, nous n’avons pas le choix, regrette Vandoraï.
— Vando dit vrai. J’ai deux choix devant moi : soit je vous dégomme et je dois vivre avec ça sur la conscience, soit je vous laisse vous barrer et je deviens aussi une traîtresse.
— Il y a forcément un moyen ! J’ai déjà tué mon ancien tuteur, je ne veux pas être obligé de tuer une autre supérieure ! En considérant que je suis de taille face à vous…
— Écoutez, on n’a pas le temps de se perdre en bavardages. Je comprends pas trop votre cause, mais mon instinct me dit qu’elle est juste. Alors voilà ce que je propose : on fait semblant que je vous ai résisté. Donnez-moi un coup dans la jambe et déguerpissez. Ça vous va ?
Vandoraï et moi nous consultâmes en parfait tâtonnement. Nous n’avions cependant pas à tergiverser, surtout que nous percevions des mouvements autour de nous ! Ce devait être la meilleure alternative, aussi dégainai-je de nouveau mon épée, aussi opinai-je devant ma sergente. Et j’entaillai sa cuisse de lame, après quoi elle saigna abondamment. Rohda s’écroula par terre et son visage, d’ordinaire renfrogné, s’affublait d’un sourire.
Pas de temps à perdre ! Vandoraï et moi fuîmes en toute hâte, sans jeter le moindre coup d’œil derrière nous. S’éloignèrent tintements et éclats à mesure que nous nous engouffrâmes au nord de la sylve. Les autres devaient s’endiguer dans d’âpres affrontent, mais il ne s’agissait pas d’un abandon, nous les protègerions nous aussi ! Même si nous étions incapables de triompher des malheurs du monde de nos deux mains.
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