Chapitre 8 : Offre de la réconciliation (2/2) (Corrigé)
Esseulée au cœur de plus grandes ambitions. Conviée à une réunion à laquelle je n’appartenais guère. Peut-être que je devais embrasser ce destin au lieu de le rejeter. Quelle que fût mon opinion, Jalode imaginait à chaque reprise une parade pour m’inviter aux plus importants événements. Elle prétextait que des escorteurs, lesdits militaires ordinaires, avaient pour devoir de protéger les commandants et généraux des embuscades. Ce qu’elle craignait par-dessus tout était que les ennemis s’adonnassent à ses méthodes… Cruelle ironie.
Cette rencontre se déroula au centre d’un tableau aux grandes étendues. Au détour d’un sentier, niché au cœur d’une vallée, chênes et mûriers se confondaient là où l’herbe luisait pareille à des pigments. En ce milieu de journée rayonnait l’étoile diurne, ce qu’atténuait quelque peu le vent issu du nord. Ce vaste paysage abritait peu d’ombres et d’aspérités, aussi offrait-il l’avantage de se préserver de tout piège. Un lieu choisi par les Ridilanais, pour sûr, redoutant de nouveau un traquenard de ma tante.
Nous patientions comme convenu sous un mûrier. Par expérience, je savais qu’il valait mieux rester derrière Jalode, elle qui s’était placée à hauteur de Berthold, Herianne, Rafon, et de trois autres généraux. À leur niveau attendaient aussi une quinzaine de commandants, parmi lesquels Ryntia se tenait à l’écart de Maedon tandis que Tangar empêchait Galdine de défourailler. Je me serais sentie écrasée par tous ces gradés sans mes homologues ! Mais il me fallait observer, encore et toujours.
Arriva alors la conséquente délégation. Des mages cerclaient par dizaines les négociateurs où de nouveaux visages apparurent. Fherini et Aldenia y figuraient, entraînant d’hargneux regards notamment de la part de Maedon, mais ils se tarirent bien vite face aux nécessités. Trois personnes se distinguèrent. D’abord un homme d’âge mûr engoncé dans un pourpoint aux boutons argentés, du gris mêlé de noir dans sa chevelure pendue tout comme sa barbe pointue. Suivait une femme à la tenue similaire et aux traits durs sous ses mèches châtaines nouées, ses yeux lançant de terribles éclairs. En retrait observait un homme plus jeune, portant un ample chemisier en lin croisée de nuances smaragdines et carminées, son crâne dégarni hormis quelques touffes rousses. L’écusson de leur patrie apparaissait sur leur poitrine… Nul doute qu’ils feraient tout pour la défendre.
— Je suis Cysele Ramar, se présenta-t-elle, imitant l’accent de notre langue sans défaut. Voici Theren, mon mari, et Ismold Eldel derrière nous. Nous représentons le Conseil Dirigeant au sein de cette rencontre. Nos équivalents sont dans l’impossibilité de nous rejoindre pour des raisons diverses.
— Assez de présentations pompeuses ! s’impatienta ma tante. Vous savez qui nous sommes, il me semble ? Jalode Nalei, héroïne de guerre, générale de la troisième division de l’armé de Carône, bras armé de la reine Dorlea de Vauvord. Dois-je présenter mes homologues ?
— Inutile, trancha Berthold. Nous n’avons pas de temps à perdre. Vous avez voulu nous voir, expliquez-nous pourquoi !
— Ce que les Carôniens peuvent être impulsifs…, dédaigna Theren.
— Nous ne sommes pas tous des Carôniens ! rétorqua Galdine. Moi par exemple, je suis Chevikoise, et fière de l’être ! Ridi et Ladi le sont aussi d’ailleurs, pas vrai ?
— Silence, Galdine ! coupa Tangar. Pour qui passons-nous à leurs yeux ?
Déjà des dissensions émergèrent au sein de nos propres rangs ! Non que notre image revêtît une quelconque importance désormais, mais une telle immaturité risquait de la détériorer davantage auprès de nos contempteurs. Un constat notable par les rires indiscrets de Fherini et Aldenia… De quoi raviver d’anciennes hostilités.
Les trois conseillers se consultèrent l’un après l’autre avant de reprendre le débat :
— Restons sérieux, rectifia Ismold. Si nous avons effectué tout ce déplacement, c’est par une peur mutuelle. Vous ravagez votre armée comme vous détruisez notre pays… Ne serait-il pas temps de mettre fin à cette folie ? Cela n’a que trop duré !
— Mais nous sommes d’accord, soutint Herianne. Du moins, certains d’entre nous… Rafon et moi avons protégé les nôtres. J’entends d’ici grincer des dents les autres généraux, mais c’est un fait. Voilà pourquoi nous nous rassemblons avant qu’il ne soit trop tard, je présume ?
— Trop tard pour quoi ? contesta un vieux général couturé de balafres. On a conquis l’ouest et le centre du Ridilan. Une fois que nous nous serons emparés de la capitale, le reste de leur pays tombera !
— Vous n’êtes pas très d’accord, persiffla Theren. Comment une armée désunie pourrait-elle nous vaincre ? Nous vous le demandons poliment, armés de conciliation et de patience. Renoncez ! Un pacte de paix peut encore être ratifié.
— Remarquez notre indulgence, rajouta Cysele. Vous n’avez eu aucun scrupule à massacrer nos propres négociateurs. Nous vous rendrions la pareille si nous étions rancuniers, et si nous n’avions aucun sens de l’honneur. Mais nous pensons à l’avenir. Combien de morts vous faut-il encore ?
— Le moins possible ! plaida Rafon. Si ça ne tenait qu’à moi, nous jetterons les armes aussitôt et…
Une aura malsaine planait au-dessus de nos têtes. Il ne s’agissait pas de l’émanation d’obscure magie. Elle était plutôt issue de ma tante, laquelle s’avança d’une démarche aussi raide que sinistre. D’ici je percevais la gravité de son ton.
— Pour nous offrir la paix, assena-t-elle, il aurait fallu ne pas déclencher de guerre. Ne feignez pas l’innocence. Ne prétendez pas être des victimes. Votre ignominie s’est répandue à l’intérieur de nos frontières. Femmes, enfants, hommes, jeunes, vieillards, personne n’a été épargné !
— Cette critique est aussi valable pour vous ! répliqua Ismold. Je ne me suis pas aventuré en Carône ou en Niguire, mais je m’informe assez quant à la situation de ces deux pays. Ont-ils été saccagés ? Est-ce que la moitié des villages coulent de feu et de sang, invivables, tels des charniers ? Est-ce que vos habitants sont traumatisés, obligés de se réfugier dans d’autres pays pour être en sécurité ? Je ne pense pas.
— Votre faculté à vous faire passer pour des innocents me répugne. Tu es incapable d’appréhender cette réalité, tu n’es pas assez mûr pour cela ! Tu n’as jamais dû revenir du champ de bataille avec ton fils décédé dans tes bras. Crois-tu que cela me fait plaisir d’avoir privé tant de jeunes de leur carrière ? C’était la solution désespérée, l’ultime rempart contre votre menace ! Vous avez attaqué, nous nous sommes défendus. Nous ne vous avons pas envahi, nous sommes intervenus légitimement.
— Votre réputation vous disait bornée, rétorqua Theren. Elle vous sous-estime.
D’un haussement de sourcils, d’un sourire de mépris, Jalode ne réagit pas face à la provocation. Tout le contraire de Maedon, ce dès qu’il perçut les moqueries des mages… Il dégaina même son épée.
— Impossible de parlementer avec eux ! rugit-il. Ils veulent la paix, mais à quel prix ? Nous allons repartir sans avoir vengé les nôtres ? Sans avoir civilisé tous ces sauvages ?
— Votre chien aboie plus que d’habitude…, se gaussa Aldenia. Peut-être que nous aurions dû t’occire, ce jour-là, au lieu de cette courageuse épéiste. Et tu te prétends à son niveau ?
— Vous voyez ? Leur hypocrisie se trouve sous votre nez ! Aldenia N’Hyor, je me souviens du sadisme avec lequel tu as brûlé vif un de nos meilleurs mages ! Je me souviens de la destruction que tu as semé sur ton passage, tout ça au nom d’un amour impur ! Et toi, Fherini… Tu as exterminé les nôtres sans vergogne lorsque nous avons gagné ton trône ! Vous allez bien ensemble, quand j’y pense… Vous vous unissez pour mieux détruire.
— Et qui nous juge ? riposta Fherini. Celui qui a mené ces mêmes assauts… Nous ne vous aurions pas laissé vous enfuir si nous tuions sans cœur. Notre principal but consistait à protéger les survivants. D’ailleurs, depuis cette bataille, nous ne sommes plus jamais retournées au combat. Nous soutenons le Conseil Dirigeant dans un rôle politique, et en parallèle, nous subvenons aux besoins des réfugiés, surtout des enfants. Pouvez-vous en dire autant ?
— Vous allez payer pour tous vos affronts !
Plus aucun sang-froid ne réprimait Maedon ! Il écumait tant de rage qu’il renverserait quiconque se dresserait sur son passage ! Épée brandie, volonté affermie, mon commandant ne fit pas trois foulées que Jalode claqua des doigts, bien avant Ryntia. Deux soldats plaquèrent Maedon au sol à ce signal. Et il se débattit encore des secondes durant…
— Vous ne comprenez pas…, geignit-il, raclant la terre de ses phalanges. Hissé sur votre piédestal, vous parlez de la perte de votre peuple avec distance… Mais moi, j’y assiste jour après jour. Comme si j’étais condamné de voir tous mes proches mourir avant de sombrer dans le néant éternel…
— Assez de tes complaintes ! interrompit Jalode. Ton discours ne nourrit que la haine… En quoi l’amour entre Fherini et Aldenia rentre-t-il dans tes accusations ? Un peu de tolérance, voyons ! Les relations entre personnes de même sexe sont tout à fait acceptables tant qu’elles restent entre femmes.
— Pardon ? s’écria Ismold. Savez-vous au moins que je suis marié à un homme ? Il était mage de guerre, maintenant invalide : il a perdu une jambe en essayant de protéger des prêtres de Deibomon ! Il doit désormais se contenter d’un rôle de scribe !
— Quelle manière peu subtile de le dévoiler… Ressentez-vous un quelconque besoin de reconnaissance ? De dévoiler votre vie privée dont nous n’avons cure ? Puisqu’un homme est incapable de ressentir des sentiments, deux hommes le seront encore moins.
Par-delà le conseiller au visage enflammé et au bord des nerfs, Cysele et Theren se dressèrent en voie de réconciliation.
— Des cheveux grisonnants n’apportent pas toujours de la sagesse, constata la femme. Mais vous imposez une certaine autorité pour dominer la parole, bien au-delà de vos autres généraux.
— Un bien grand défaut…, marmonnèrent Rafon et Herianne.
— Je me fiche de vos compliments, lâcha la vétérane, ignorant le couple. Vous êtes dignes de véritables politiciens, à force de tourner en rond sans jamais proposer de solutions. Votre offre de paix est camouflée derrière un amoncellement d’orgueil. Je ne vous ai pas entendus une seule fois prononcer vos termes.
— Nous n’avons pas de terme, justifia Theren. Nous vous accordons une dernière chance de retirer vos troupes du Ridilan. Partez et ne revenez jamais, ainsi pourrons-nous éventuellement repartir sur des bonnes bases. Même s’il faudra des années pour tout reconstruire…
Un rire seul, lugubre, s’opposa au mutisme. Un éclat au centre de la fresque, portée par l’effigie même ! Nous nous crispâmes face à la moquerie de notre générale.
— Vous considérez votre victoire acquise ? railla Jalode. Nous contrôlons près de la moitié de votre territoire !
— Contrôler est un bien grand mot, objecta Aldenia. Des insurrections se déroulent un peu partout dans vos lieux conquis. Et nous avons eu vent de votre rébellion, lors de votre dernière avancée.
— Nous l’avons écrasée en un rien de temps !
— Nos renseignements prétendent le contraire. Vos rebelles ont sauvé des milliers de compatriotes en tuant des centaines des vôtres. Et certains agissent encore aujourd’hui, bien qu’ils se terrent encore.
Je crus que le sourire de Jalode s’effaçait… Une belle erreur. Au lieu de cela, invisible jusqu’alors, je devenais la cible de son regard. Pas à pas elle se rapprocha tandis que ma gorge se nouait et mes battements s’intensifiaient ! Alors je m’affaissai sous le poids de ses mains sur mes épaulières.
— Ceci est le visage de cette révolte, exposa-t-elle. Denna Vilagui, soldate dévouée, attachée à sa famille comme à sa patrie. Rien ne la prédestinait à nous trahir, et pourtant… Remarquez que, dans ma bonté, elle est épargnée. Elle arbore même encore le blason et le bracelet prouvant son adhérence à notre armée. Qu’est-ce que cela signifie, selon vous ? La réponse est simple : si l’insurrection a bien eu lieu, elle n’existe plus !
— Vous vous servez de moi… pour illustrer vos propos ? m’offusquai-je.
D’une baffe bien placée, ma tante me renversa à terre, m’abaissant à ma propre décrépitude !
— Denna le symbolise parfaitement, reprit-elle. Elle est jeune, sa loyauté vacille, et parfois, des envies douteuses naissent dans son esprit malléable. Mais un peu de maturité et quelques corrections suffisent à la ramener sur le droit chemin. C’est aussi simple que cela.
— Qu’il en soit ainsi, trancha Theren. Vous ne nous écoutez pas, vous le regretterez.
— Quelle menace peu crédible ! se gaussa Jalode. Certes, au début, vous nous avez surpris par l’utilisation excessive de votre magie et vos habiles stratégies militaires, mais cette époque est révolue !
— Ne soyez pas si confiante, contesta Cysele. Si votre conquête était aussi simple, ce conflit serait terminé depuis longtemps.
— Il va s’achever très prochainement ! Nous avons le soutien de toutes les civilisations occidentales ! Niguire, Ertinie, Nillie, Chevik, même des pays lointains comme le Pulosia et le Tordwala sont de notre côté ! Alors que vous… Si vous étiez les victimes dans cette histoire, vous auriez reçu des soutiens, non ?
— Pas dans ce contexte. Pas dans un amas de propagandes et de mensonges. Dans peu de temps, la vérité sera révélée et vous regretterez. Tentez donc d’assiéger notre capitale… Cela signera votre fin. Nous n’avons plus rien à nous dire. Nous partons.
Dans ce geste s’annihila toute tentative de paix ! À la cornée de mes yeux naissaient des larmes, en regret de la paix impossible, en réponse d’une négociation encore avortée ! Bientôt partirent les Ridilanais dans notre dernière rencontre pacifique.
— N’écoutez pas Jalode ! supplia Rafon. Ce conflit ne doit pas se prolonger !
— Nous terminerons ce que nous avons commencé ! déclara Berthold. Vous rejoindrez ceux que vous n’avez pas su protéger !
— Non…, déplora Herianne. Qu’avons-nous fait ? Des années de carrière et de batailles pour en arriver là…
Aucun hurlement ne fut apte à les atteindre. C’était un échec supplémentaire, tel que l’avait présagé Jalode. Un rassemblement aussi conséquent rendait l’échec d’autant plus rude. Quand les mots ne suffisaient plus, quand les voix de la raison s’étaient tues, l’appel aux armes retentissait encore plus fort.
De l’horizon jaillissait le vent annonciateur de la dernière bataille.
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